Quelle paix pour l’Ukraine ? Comprendre les causes de la guerre pour y mettre fin

Le Rubicon en code morse
Nov 16

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Les perspectives de paix en Ukraine font actuellement l’objet de vives discussions. Trois positions principales structurent le débat. D’un côté, certains affirment que la meilleure façon de parvenir à la paix est d’offrir une porte de sortie à la Russie par le biais de négociations et de concessions mutuelles. Ce point de vue est notamment partagé par John Mearsheimer, selon qui la guerre en Ukraine est la faute des États-Unis et que ces derniers devraient renoncer à leur soutien aux Ukrainiens. D’autres voix, autant progressistes que conservatrices, estiment que les États-Unis devraient entrer en négociation directe avec la Russie afin de trouver un règlement de paix, lequel passerait nécessairement par une compromission de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Cette idée semble avoir l’ascendant moral puisqu’elle se réclame en faveur de la paix dès aujourd’hui. Elle est d’autant plus attractive que le risque d’une escalade incontrôlée du conflit pourrait mener à une confrontation directe, voire nucléaire, entre les États-Unis et la Russie. Dans les mots de deux experts : “Forcing a cornered nuclear-armed state led by a man who sees his misguided war as an existential struggle into a complete and humiliating retreat poses far greater risks than the benefits of trying to recapture every square mile of Ukrainian territory occupied by Russian forces. A negotiated cease-fire, with strong enforcement, is the best option.”

D’autres affirment au contraire qu’il ne peut y avoir la moindre négociation avec le président Poutine, compte tenu de ses objectifs de guerre néocoloniaux en Ukraine. La seule fin possible à la guerre, de ce point de vue, est une défaite militaire totale de la Russie et un changement de régime à Moscou. Le président Zelensky a exprimé cette position maximaliste en déclarant que son gouvernement était prêt à dialoguer avec la Russie, « mais avec un autre président russe », et que ses objectifs de guerre comprenaient la libération de l’entièreté du territoire ukrainien, y compris la Crimée. Le président Biden a momentanément soutenu ce point de vue en déclarant que Poutine « ne peut pas rester au pouvoir », avant que ses collaborateurs ne précisent plus tard que Washington ne cherchait pas un changement de régime en Russie. La vice-première ministre du Canada a également fait écho aux appels à un changement de régime.

Une troisième voie se trouve dans la position commune des Occidentaux : la paix sera éventuellement négociée, lorsque la Russie acceptera de mettre fin à son agression, et respectera l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Les États membres du G7 se sont ainsi mis d’accord pour exiger que la Russie cesse « immédiatement et sans conditions toutes les hostilités » et qu’elle se retire de l’entièreté du territoire ukrainien, « délimité par ses frontières internationalement reconnues » de 1991. Si certains remettent en question la nécessité de libérer la Crimée et une partie du Donbass, l’Allemagne qualifie cette position de naïve. La président Macron soutient cette position, affirmant que « Vladimir Poutine doit cesser cette guerre, respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine et revenir autour de la table des discussions ». La stratégie occidentale est donc de fournir les moyens à l’Ukraine, par ses succès sur le champ de bataille, d’imposer les meilleurs termes que possibles lors d’éventuelles négociations de paix.

Qui a raison? Quel est le meilleur espoir de paix en Ukraine ? La meilleure façon de répondre à cette question est de comprendre les origines du conflit et de s’appuyer sur les théories de la fin de la guerre. Sur cette base, la meilleure chance d’une paix durable en Ukraine passe par une révision en profondeur des ambitions impériales russes, le développement d’une force de dissuasion ukrainienne crédible, ou encore par l’imposition extérieure d’une telle force dissuasive. Autrement, le conflit a toutes les chances de se prolonger à un niveau plus ou moins élevé d’intensité.

Le revanchisme néocolonial russe

Les origines de la guerre en Ukraine font l’objet de débats, mais deux causes principales se démarquent. La première est la vision néocoloniale du Kremlin, qui considère l’Ukraine comme un État factice et illégitime. Comme l’a déclaré le Président Poutine en juillet 2021 : « la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie […] Ensemble, nous avons toujours été et serons bien plus forts et plus performants. Car nous sommes un seul peuple ». Cette vision est bien ancrée dans la pensée du président russe ; il l’a affirmée au Conseil OTAN-Russie lors du Sommet de Bucarest en avril 2008 ; il l’a invoquée dans son discours fleuve avant l’invasion ; et il l’a répétée au huitième mois de la guerre, affirmant que la « Russie, qui a créé l’Ukraine moderne, peut être le seul véritable garant sérieux de l’État, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ». Ce dénigrement de l’Ukraine s’inscrit dans une vision néo-impériale de la Russie qui déplore l’éclatement de l’Union soviétique et veut redonner à la Russie un statut de grande puissance en soumettant son voisin à sa domination et en s’imposant militairement pour mieux redéfinir l’architecture de sécurité de l’Europe.

Ce néo-impérialisme revanchiste se nourrit d’un profond sentiment d’humiliation. Comme l’a fait valoir Joslyn Barnhart dans The Consequences of Humiliation, les grandes puissances qui ont le sentiment d’avoir été injustement traitées par des tiers mal intentionnés sont susceptibles de recourir à la force militaire pour tenter de rétablir leur statut, par exemple en cherchant à restaurer leurs sphères d’influence sur des États plus faibles. Il ne fait aucun doute que les dirigeants russes ont le sentiment d’avoir été bafoués et de mériter une sphère d’influence sur l’Ukraine. Poutine a accusé à plusieurs reprises l’Occident de maltraiter la Russie, se plaignant qu’une Russie « humiliée » avait été contrainte d’accepter les volontés de l’Occident contre ses propres intérêts. Comme il l’a affirmé en 2014 : « It is impossible to keep humiliating one’s partners forever in such a way. That kind of relationship eventually breaks down ». L’invasion de l’Ukraine est donc avant tout le résultat d’un sentiment revanchiste qui est profondément ancré dans le nationalisme impérial russe.

Ce revanchisme est au cœur de la réaction livide de Poutine à la politique de la porte ouverte de l’OTAN et au soulèvement de Maidan en 2014. Contrairement à ce qu’affirme Mearsheimer, ces évènements représentent des catalyseurs plutôt que des causes de l’agression russe. Les candidatures éventuelles de l’Ukraine et de la Géorgie au plan d’action pour l’adhésion (MAP) de l’OTAN lors du Sommet de Bucarest en 2008 ont nourri le revanchisme russe. De même, les opérations militaires de l’OTAN ainsi que l’invasion anglo-américaine de l’Irak ont également alimenté le ressentiment russe et la dénonciation d’un universalisme juridique à géométrie variable. Le Kremlin a justifié la guerre en Géorgie puis la sécession conséquente de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ainsi l’annexion illégale de la Crimée sur les précédents du Kosovo, du Timor-Oriental et du Soudan du Sud, et fait de nombreux parallèles entre son invasion de l’Ukraine avec celle de l’Irak. Il ne faut toutefois pas confondre ces catalyseurs comme des causes du néo-impérialisme russe, qui était manifeste bien avant ces évènements en Ukraine.

De plus, les objectifs de guerre de l’invasion russe dépassent l’adhésion potentielle de l’Ukraine à l’OTAN. Plutôt que de chercher à imposer son droit de veto, le Kremlin aurait pu se contenter de l’opposition de la France et de l’Allemagne à une adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, arguant que les « deux pays ne sont pas mûrs », une position réitérée à mots couverts par le président Macron à la veille de l’invasion. En annexant la Crimée et en soutenant la sécession des régions du Louhansk et du Donestk, Poutine avait déjà écarté toute possibilité d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN compte tenu du fait que l’obtention du MAP est conditionnée au règlement pacifique de tout différend territorial international. Ainsi, lorsque le président Zelensky s’est engagé à la neutralité dans sa proposition d’accord de paix de mars dernier, le président russe l’a rejeté, tout comme une autre proposition en ce sens au début de l’invasion. Car son objectif est d’absorber l’Ukraine au sein de l’empire russe, et non pas seulement de l’empêcher de joindre l’OTAN. Les cinq conditions posées par le président Zelensky pour négocier la paix n’incluent d’ailleurs aucune référence à l’OTAN.

Le revanchisme russe rend toutefois Moscou peu susceptible d’accepter des compromis sur ses objectifs de guerre néocoloniaux. Le président Poutine ne conçoit pas son invasion comme une agression mais plutôt comme une résistance à l’impérialisme occidental. C’est ainsi qu’il a bafoué le Mémorandum de Budapest de 1994 et le Traité d’amitié, de coopération et de partenariat de 1997 en violant la souveraineté ukrainienne et n’a cessé d’intensifier le conflit en Ukraine, allant jusqu’à annexer des territoires qu’il ne contrôle pas, frapper des cibles civiles, mener des opérations de sabotage et des cyberattaques en Europe et menacer d’utiliser l’arme nucléaire. Cette escalade fait avec raison craindre le pire, mais céder aux demandes russes de concessions territoriales et de changement de régime à Kyiv ne ferait qu’alimenter le revanchisme qui les sous-tend et perpétuer l’agression. Il faut donc plutôt agir sur la révision des objectifs néocoloniaux de Moscou afin de trouver une issue pacifique à la guerre.

L’échec de la dissuasion

La seconde cause la plus importante de la guerre en Ukraine est l’échec de la dissuasion. Lorsque Moscou a formulé ses demandes en décembre 2021, celles-ci concernaient à la fois l’Ukraine et d’autres États d’Europe orientale. Moscou a insisté pour que l’Ukraine n’adhère pas à l’OTAN, mais aussi pour que les troupes et les armes de l’OTAN soient retirées de Pologne, d’Estonie, de Lituanie, de Lettonie et des États des Balkans. Le 24 février, cependant, Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine, et non celle des membres de l’OTAN. La différence entre ces derniers pays et l’Ukraine, bien sûr, est qu’ils bénéficient des garanties de sécurité des États-Unis en cas d’agression extérieure. Si l’Ukraine avait possédé de telles garanties, il est difficile d’imaginer que le président Poutine aurait lancé une invasion contre elle.

Le président Biden a pratiquement donné son feu vert à l’invasion de l’Ukraine lorsqu’il a déclaré que les États-Unis ne défendraient pas Kyiv si elle était attaquée. En décembre, Biden a exclu le déploiement de troupes de combat américaines, préférant renforcer la présence militaire de l’OTAN sur le flanc oriental, armer les forces ukrainiennes et punir la Russie par des sanctions économiques. Le retrait chaotique d’Afghanistan et la primauté accordée à la menace stratégique que pose la Chine selon Washington peuvent expliquer cette réticence, mais elle était surtout due à l’absence d’obligations de défense envers l’Ukraine, à son importance géostratégique limitée pour les États-Unis, ainsi qu’à la crainte de déclencher une guerre ouverte avec une puissance nucléaire pour un intérêt national secondaire.

Il est impossible d’évaluer exactement ce qui aurait pu se passer si l’Ukraine avait reçu un MAP en 2008 ou si, au contraire, l’OTAN lui avait formellement refusé une adhésion éventuelle. Mais si Kyiv avait bénéficié d’une garantie de sécurité américaine, ou plus plausiblement d’une politique d’ambiguïté stratégique similaire à celle des États-Unis l’égard de Taïwan, la dissuasion contre une invasion russe aurait été plus grande. Au lieu de cela, le président Biden a retiré les troupes américaines qui formaient les forces armées ukrainiennes, signalant de ce fait que les États-Unis ne s’opposeraient pas militairement à une agression. Comme l’a fait valoir Kori Schake deux semaines avant l’invasion, « Russia knows it won’t confront U.S. forces if it invades Ukraine, and we have effectively conceded to Russia a sphere of influence to prey on countries beyond NATO’s boundary. »

Le président Biden aurait pu maintenir l’ambiguïté sur ses engagements de sécurité envers l’Ukraine. Il aurait également pu menacer de fournir à Kyiv les armes et la formation nécessaires pour stopper une invasion russe en amont de celle-ci. Ces instruments auraient renforcé la dissuasion américaine. Ils auraient également mieux préparé les capitales occidentales aux quantités massives d’armes et de munitions nécessaires pour mener une guerre d’usure prolongée contre une grande puissance.

L’administration Biden, comme les autres alliés, a gravement sous-estimé la capacité et la volonté des Ukrainiens de se battre, ainsi que surestimé celles des Russes. En conséquence, la Maison-Blanche a signalé sa volonté de négocier avec Moscou, a déclaré qu’elle n’enverrait pas de troupes pour évacuer les Américains bloqués en Ukraine et a réaffirmé qu’elle n’avait « aucune intention de combattre la Russie. » Cela a confirmé au Kremlin qu’il n’aurait pas à affronter l’armée américaine s’il envahissait l’Ukraine. Ce n’est qu’après les succès inespérés de l’armée ukrainienne et la sidération devant les faiblesses russes que les États-Unis et leurs alliés ont considérablement accru la fourniture d’armes et de formation à Kyiv. Pour que la dissuasion fonctionne, cela aurait dû être fait, ou menacé de l’être, avant l’agression russe. À défaut d’une révision des ambitions russes, la sécurité de l’Ukraine repose donc sur l’établissement de la dissuasion pour éviter toute agression future.

Comment se terminent les guerres

Les perspectives de paix en Ukraine dépendent non seulement des causes de la guerre, mais aussi des circonstances dans lesquelles les parties belligérantes peuvent parvenir à un accord de paix. Dans How Wars End, Dan Reiter propose un modèle de négociation pour évaluer comment, quand et pourquoi les belligérants acceptent de mettre fin aux guerres, permettant de mieux comprendre comment la guerre en Ukraine pourrait se conclure. Dit simplement, les guerres se terminent soit par une victoire lorsque l’une des parties est militairement forcée de céder, soit, plus fréquemment, par un règlement lorsqu’une tierce partie contraint les belligérants à respecter un accord de paix.

Il faut tout d’abord convenir qu’une victoire totale de l’une ou l’autre des parties est très improbable. D’une part, la guerre a exposé les faiblesses de l’armée russe, incapable de vaincre l’armée ukrainienne pour une multitude de raisons liées aux capacités, à la stratégie, aux effectifs, à la logistique, au renseignement, au leadership et au moral. Elle se rabat donc à faire croître les coûts du conflit, que ce soit par la mobilisation populaire, le recours à des frappes ciblant les infrastructures énergétiques ukrainiennes, ou encore la menace de recourir à l’arme nucléaire. Les deux premières options semblent peu susceptibles d’infléchir la résistance ukrainienne; elles accélèrent même son soutien militaire externe, avec la fourniture de systèmes de défense antiaérienne et l’aide aux infrastructures énergétiques, notamment. L’usage d’une arme nucléaire en Ukraine, même tactique, risquerait quant à lui d’entraîner l’engagement direct des États-Unis dans la guerre. L’administration Biden a averti Moscou qu’il y aurait une riposte « décisive » des États-Unis, sans préciser les détails, mais le chef de la diplomatie européenne et l’ancien directeur de la CIA ont tous deux évoqué que les alliés anéantiraient les forces russes en Ukraine. Une frappe nucléaire russe dans un espace inhabité, quant à elle, enverrait un signal que le conflit est existentiel aux yeux de la Russie et pourrait avoir un effet de division très fort sur les Occidentaux, mais isolerait encore davantage la Russie sur la scène internationale. Toutefois, cela ne permettrait pas plus aux Russes de vaincre les Ukrainiens sur le champ de bataille.

Une victoire totale de l’Ukraine est similairement peu plausible. Pour Clausewitz, la victoire absolue signifie l’anéantissement des armées ennemies, forçant la reddition totale de l’adversaire. Kyiv n’a pas la capacité, et encore moins la volonté, d’écraser l’armée russe au-delà de ses frontières. L’objectif ultime se limite à la libération de son territoire aux frontières de 1991. Les Occidentaux refusent de fournir aux Ukrainiens les armes capables d’atteindre le territoire russe en profondeur (missiles de moyenne ou longue portée, avions de chasse, etc.). L’Ukraine n’a donc pas la capacité de vaincre totalement la Russie. Tout au plus Kyiv peut-elle espérer libérer l’entièreté de son territoire si le soutien externe dont elle bénéficie se maintient jusque-là – un scénario très incertain compte tenu de la lassitude possible des Occidentaux si la guerre se prolonge encore longtemps et de leurs divisions probables si les forces ukrainiennes sont en mesure de libérer la Crimée, ce qui soulèverait des craintes d’escalade du conflit. Qu’importe, même si l’ensemble du territoire ukrainien était libéré, la Russie préserverait la capacité de reconstituer ses forces et d’attaquer à nouveau.

En l’absence d’une victoire totale de l’un ou de l’autre des belligérants, une paix négociée est donc l’issue la plus plausible de la guerre. Toutefois, les conditions ne sont présentement pas mûres pour un règlement pacifique. Autant Kyiv que Moscou estime être en mesure de faire des gains sur le champ de bataille au cours de la prochaine année et les coûts d’une défaite pour l’un comme pour l’autre sont jugés exorbitants. Ceci explique leurs réticences actuelles à négocier. La prolongation de la guerre d’attrition pourrait éventuellement mener à une situation ou Kyiv ou Moscou percevrait davantage de coûts à poursuivre les combats qu’à concéder. Ceci pourrait être accéléré par l’effritement du soutien occidental, les craintes de survie du régime de Vladimir Poutine, ou encore par l’usage de l’arme nucléaire. Le Kremlin multiplie ainsi les menaces d’escalade, alimente la désinformation et soutient les partis politiques occidentaux qui lui sont favorables afin de diviser les Occidentaux. Kyiv, pour sa part, table sur les succès de sa contre-offensive pour réclamer la fourniture d’armes de plus en plus sophistiquées et mise sur la formation de ses troupes ailleurs en Europe pour poursuivre ses succès militaires. Les deux belligérants espèrent ainsi négocier une éventuelle paix en position de force.

Or, toute paix négociée serait hautement fragile compte tenu de l’absence d’engagements crédibles de part et d’autre pour assurer sa mise en œuvre. Ni Moscou, ni Kyiv ne peut avoir confiance dans la crédibilité de l’autre de respecter un cessez-le-feu scellant le conflit en deçà de leurs objectifs respectifs. Moscou n’est pas crédible de s’engager à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine vu son revanchisme néocolonial et ses nombreuses violations passées, alors que Kyiv n’est pas crédible de s’engager à éviter de se rapprocher de l’Occident. En fait, les deux parties ont jusqu’à présent promis exactement le contraire, l’un en annexant des territoires hors de son contrôle, l’autre en plaidant pour joindre l’UE et l’OTAN. Que le conflit se solde avec les frontières du 2 décembre 1991, du 23 février 2022 ou autrement, les Ukrainiens n’auront aucune certitude que les Russes ne l’agresseront pas de nouveau, et les Russes ne peuvent plus espérer que l’Ukraine ne bascule pas dans le camp occidental. L’Ukraine post-guerre cherchera sa prospérité dans l’UE et sa sécurité auprès des États-Unis.

Faute d’une victoire totale ou d’engagements crédibles, toute paix négociée nécessite donc l’intervention d’une tierce partie capable d’en garantir les termes. Cette tierce partie peut être neutre, à l’instar de l’ONU, ou partiale, à l’instar de l’OTAN. S’il est difficile d’imaginer le Kremlin accepter une opération de paix de l’ONU l’empêchant de toute agression future, il n’en demeure pas moins qu’une force internationale pourrait lui permettre de sauver la face en consolidant certains gains territoriaux – pourvu que Kyiv les accepte. Rien n’est moins sûr à cet égard, les forces ukrainiennes maintenant l’ascendance sur le terrain et le Kremlin se refusant à toute concession. Pour Lawrence Freedman, le président Poutine fait le calcul que seule la poursuite de la guerre assure la survie de son régime.

L’alternative à une mission de paix consentie par les deux belligérants réside dans une opération d’imposition de la paix par une force extérieure. La Russie n’ayant aucun allié formel capable d’une telle chose, seule Kyiv pourrait espérer une force internationale, sous l’égide de l’OTAN ou d’une coalition dirigée par les États-Unis, venant garantir l’inviolabilité de ses frontières. Cette force internationale devrait être de nature à dissuader contre toute nouvelle agression, nécessitant dès lors d’imposantes capacités militaires. Pour qu’une telle situation soit possible, il faudrait que le risque d’escalade vers un affrontement direct avec la Russie soit atténué considérablement, tel que par une défaite militaire locale de la Russie.

Si cette perspective peut sembler invraisemblable, elle n’en demeure pas moins possible au regard de la façon dont les guerres se concluent. Les alternatives ne sont pas moins incertaines : une révision substantielle et crédible des objectifs de guerre russe – autrement dit, un nouveau régime à Moscou qui délaisserait les visées néocoloniales sur l’Ukraine – ou encore le développement d’une capacité militaire ukrainienne capable à elle seule de dissuader contre toute nouvelle agression russe. En l’absence de garanties de sécurité extérieures, une telle force nécessiterait des armes non-conventionnelles ou des capacités asymétriques considérables, à l’instar du modèle israélien, rendant prohibitive toute attaque extérieure. À défaut de ces alternatives, les problèmes des coûts et de crédibilité inhérents à la résolution des conflits perdurera.

Conclusion

Il n’existe aucune voie facile vers la paix en Ukraine. Les trois scénarios évoqués – une révision spectaculaire des objectifs de guerre néocoloniaux de la Russie, le développement de capacités crédibles de dissuasion par l’Ukraine ou l’intervention d’une tierce partie capable de garantir l’inviolabilité des frontières ukrainiennes – paraissent tous autant invraisemblables les uns que les autres. Il n’en demeure pas moins que l’examen des causes profondes de la guerre et des conditions qui mènent à la paix ne permettent pas d’entrevoir des alternatives plus réalistes.

Dans ces circonstances, les Occidentaux doivent dès maintenant se préparer à l’après-guerre. Car la réalisation de l’un ou l’autre de ces trois scénarios aura des conséquences significatives pour l’architecture de sécurité européenne. Un changement de régime à Moscou pourrait entraîner une grande instabilité interne, ne mettrait pas nécessairement fin à la guerre, ni à l’impérialisme russe, et pourrait même amener les États-Unis à soutenir les forces en faveur de la démocratie en Russie. Le développement d’une force de dissuasion ukrainienne passerait quant à elle nécessairement par un soutien majeur de la part des alliés occidentaux, de même qu’une intervention militaire en Ukraine, qu’elle soit sous la force de maintien ou d’imposition de la paix. Le statu quo, quant à lui, continuera de drainer les capacités militaires occidentales à mesure que se poursuit la guerre d’attrition, alors que la réduction de ce soutien ouvrirait la voie à la continuation de l’agression russe et au cautionnement d’un ordre international bafouant les principes de l’auto-détermination des peuples et de l’intégrité territoriale des États. Ainsi, s’il est convenu de souligner le piège dans lequel le président Poutine a plongé la Russie, les conséquences de sa guerre d’agression exigeront un redoublement des efforts occidentaux afin d’atteindre une paix improbable.

 

Crédits photo : kremlin.ru

Auteurs en code morse

Justin Massie

Justin Massie est professeur titulaire de science politique à l’Université du Québec à Montréal et co-directeur du Réseau d’analyse stratégique. Il fut titulaire de la Chaire de recherche Fulbright sur les relations canado-américaines à Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS), Johns Hopkins University, en 2019. Ses recherches portent sur les interventions militaires multinationales, la transition mondiale de la puissance, la paradiplomatie et la politique étrangère et de défense du Canada.

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