Que reste-t-il des médias d’influence russe en France ?

Le Rubicon en code morse
Sep 30

Abonnez-vous

 

Le 27 juillet dernier, la justice européenne déboutait le média d’État russe RT France et confirmait son interdiction de diffusion dans le territoire de l’Union européenne (UE). En effet, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en mars 2022, l’UE avait sanctionné les médias Sputnik et RT, financés par Moscou, en suspendant tous leurs moyens de diffusion, notamment via les plateformes, sites web et applications. En réaction à la décision de la Cour européenne, le porte-parole du Kremlin a rapidement promis des représailles contre « les médias occidentaux qui travaillent [en Russie]  ». La chaine RT France a quant à elle immédiatement annoncé qu’elle ferait appel de la décision. Tout ceci vient rappeler que, malgré le coup d’arrêt que les sanctions européennes ont mis à l’opération des médias d’État du Kremlin en France, la propagande russe, notamment grâce à ses relais diplomatiques et étrangers, conserve un grand potentiel de nuisance, en France et dans le monde.

Le succès de RT et Sputnik

Quand, en mai 2017, Emmanuel Macron recadre publiquement RT et Sputnik, qu’il qualifie alors « d’organes d’influence et de propagande mensongère » devant son homologue russe, les deux médias d’État du Kremlin sont encore relativement peu connus du grand public. Si, à cette occasion, le président russe reste impassible, quelques mois plus tard RT France se voit dotée d’un budget de 20 millions d’euros et inaugure son nouveau siège à Paris. Au cours des années qui suivent, la chaine va, avec sa comparse Sputnik France, capturer l’attention d’une part toujours croissante du public français.

Ainsi, quand mon équipe de chercheurs à la « Alliance for Securing Democracy » démarre en novembre 2021 un projet d’observation des médias d’État étrangers en France à l’aune du scrutin présidentiel d’avril 2022, tout porte à croire que les chaines russes vont jouer un rôle significatif dans le débat public menant à l’élection. Nous avions déjà constaté l’importance des médias d’État russes lors des élections fédérales allemandes de 2021 et nos premières observations en France révèlent que l’antenne francophone de RT est de loin le média d’État étranger qui intéresse le plus les Français.

En février 2022, RT France a environ autant d’abonnés sur son compte Facebook que CNEWS ou France Inter. Sur cette même plateforme, au cours de l’année qui a précédé, la chaine russe figure systématiquement parmi les 20 pages médias qui génèrent le plus de likes et de commentaires en France. Même constat sur YouTube et Twitter où RT et, dans une moindre mesure, Sputnik réalisent de bien meilleurs chiffres que les médias d’État chinois qui émettent en français. Par exemple, en février 2022, RT France publiait 599 tweets, récoltant en moyenne 105 interactions (retweets et likes) par tweet. Sur la même période, Sputnik France publiait presque 2,200 tweets, récoltant en moyenne 23 interactions par tweet. Pendant ce temps, CGTN Français, le plus grand média d’État chinois en langue française, publiait 835 tweets, mais chacune de ces publications n’attirait que 5,5 interactions en moyenne.

Le succès des chaines russes est entre autres dû à leur capacité à se fondre dans le paysage audiovisuel du pays. La plupart des journalistes qui y travaillent sont français et certains présentateurs comme Frédéric Taddéi étaient déjà connus du grand public avant de rejoindre RT. De plus, les thématiques sur lesquelles se concentrent les chaines russes répondent aux préoccupations d’une partie de la population. Par exemple, entre novembre 2021 et février 2022, RT France et Sputnik France réalisent d’excellents chiffres en termes de vues, de partages, etc. grâce à des contenus qui critiquent la politique sanitaire du gouvernement, ou encore qui font écho aux discours antivaccins.

Le temps des sanctions

Si les articles et vidéos liés à la pandémie et à sa gestion continuent d’être les contenus les plus vus pour RT France et Sputnik France jusqu’à la suspension des deux chaines, un changement de priorité éditoriale est déjà observable à partir de décembre 2021. Au cours des premiers mois de 2022, les deux médias d’État russes vont dédier une part toujours croissante de leurs contenus à l’Ukraine. D’ailleurs, certains hommes politiques français se font, dès janvier 2022, le relais des discours russes, dénonçant par exemple un supposé va-t-en-guerre occidental. Toutefois, le public de RT et Sputnik reste bien plus intéressé par les questions sanitaires que par l’Ukraine.

Puis démarre l’invasion russe. Le 2 mars, le Conseil de l’UE vote pour suspendre la diffusion des deux chaines « jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin ». Avant même que les mesures européennes soient pleinement finalisées, Facebook, YouTube et TikTok annoncent restreindre l’accès à ces chaines dans l’UE. La page Telegram de RT France cesse d’être accessible depuis la France. Twitter et Spotify rejoignent le mouvement dans la foulée. Apple et Google retirent les applications des chaines d’État russe de leurs boutiques respectives.

Les conséquences de ces décisions sont immédiates. Sur toutes ces plateformes, en quelques semaines, l’audience des deux médias d’État russes s’effondre. Sur Facebook, le nombre d’interactions des usagers avec le contenu de RT France est quasiment divisé par cinq entre le mois de février et le mois de mars. Pour Sputnik France, ce chiffre est divisé par sept au cours de la même période. Même constat, même si dans des proportions moindres, sur Twitter. Sur YouTube, où les chaines de RT France et Sputnik France sont particulièrement populaires, le blocage mondial des médias d’État russes met effectivement fin à leurs activités sur la plateforme.

L’effondrement des chiffres d’audience et d’engagement de RT France et Sputnik France sur les réseaux sociaux arrive au moment même où le Kremlin aurait le plus besoin de modeler l’opinion des Français. Privé de ses principales armes de communication, Moscou se rabat sur des moyens de substitution. Le compte Twitter de l’ambassade russe à Paris, jusque-là relativement anodin, adopte soudain un ton belliqueux et complotiste. Cela vaut à l’ambassadeur russe pas moins de deux convocations au Quai d’Orsay en moins d’un mois.

Enfin, le rôle de la Chine mérite d’être souligné. En effet, si Pékin refuse de soutenir l’agression russe en Ukraine militairement, il en va autrement dans le domaine de l’information. En France, l’Ambassade de Chine à Paris, qui s’est déjà illustrée pour avoir propagé de fausses informations lors de la pandémie, soutient ses homologues russes sur les réseaux sociaux. Ainsi, lorsque les images d’Ukrainiens exécutés sommairement à Boutcha scandalisent l’opinion internationale en avril 2022, l’Ambassade de Chine en France amplifie la thèse de l’Ambassade russe, selon laquelle le massacre aurait en réalité été orchestré par les services de renseignement occidentaux. Au-delà de l’ambassadeur, CGTN Français partage dès le début du conflit les menaces du Kremlin à destination de l’Europe, relaie mot pour mot les propos optimistes du président russe sur l’économie de son pays et s’appesantit sur les divisions au sein de l’UE.

État des lieux prospectif

Toutefois, ni le changement de ton de l’Ambassade russe sur les réseaux sociaux ni le soutien de la Chine ne compensent la perte d’influence causée par l’impact des sanctions européennes sur la diffusion des médias d’État russes en France. RT France continue tant bien que mal à produire du contenu, mais à un rythme bien moins soutenu et pour une audience considérablement réduite. Un rapport récent de l’« Institute of Strategic Dialogue » décrit les divers moyens, notamment via des sites miroirs ou grâce à la publication d’articles RT sur des sites tiers, par lesquels ces contenus parviennent encore à atteindre une petite partie du public européen. Sputnik France a pour sa part été placé en liquidation judiciaire en mai 2022.

Si l’influence des médias d’État russes semble avoir été temporairement enrayée en Europe, cela ne signifie pas pour autant que Moscou a jeté l’éponge. Le Monde expliquait déjà fin mars que RT France songeait à « accentuer son ancrage de l’autre côté de la Méditerranée ». De même, le rapport du Groupe de veille numérique à l’intégrité électorale publié suite à l’élection présidentielle en France prévoyait que le Mali pourrait devenir « la principale « base arrière » des opérations informationnelles russes à destination du monde francophone ». Fin août, Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), rapportait que, malgré les sanctions européennes, le site francophone de Sputnik était accessible en Europe sans VPN sous le nom de Sputnik Afrique. Cela est toujours le cas au moment où est publié cet article. On peut observer une dynamique comparable avec la version espagnole du média russe qui rencontre un grand succès en Amérique latine.

En France, si les soutiens de Poutine se sont faits plus discrets depuis le début de la guerre, certains  continuent de plaider en faveur de RT France. Par ailleurs, plusieurs des anciens invités de la chaine continuent d’apparaitre dans les médias français. À ce titre, l’émission d’André Bercoff sur Sud Radio mérite une mention spéciale. Depuis le début du conflit, l’animateur convie systématiquement les « experts » qui ont fait les belles heures du média d’État russe avant les sanctions. À titre d’exemple, sa dernière invitée avant les vacances d’été était Caroline Galactéros, ex-conseillère diplomatique d’Éric Zemmour et habituée des plateaux de RT France.

Enfin, au-delà des restes de RT et Sputnik, du soutien narratif que leur portent certains diplomates russes et chinois, ainsi que d’ex-chroniqueurs toujours présents dans certains médias français, l’alignement narratif de certains acteurs politiques sur les positions de Moscou permet à ces positions de continuer de circuler dans le débat public français. Ainsi, quand Ségolène Royal interroge, avant de se rétracter, la gravité du bombardement de la maternité de Marioupol, ou que Éric Ciotti appelle à la fin des sanctions contre la Russie, ils diffusent, consciemment ou non, ce que le chercheur Oliver Schmitt appelle les « récits stratégiques » portés par Moscou. La chercheuse Marie Peltier déplorait mi-septembre que les sanctions contre RT et Sputnik ne soient intervenues trop tard pour empêcher l’implantation durable de narratifs pro-russes en France.

L’eau qui dort

S’il est indéniable que les sanctions de l’UE ont mis un coup d’arrêt au succès de la propagande russe en France, la menace informationnelle émanant de Moscou persiste. Certes, l’embourbement en Ukraine limite vraisemblablement les ressources que la Russie a à sa disposition pour réanimer ses médias en Europe. La liquidation de Sputnik France et la mise en veille de RT France sembleraient confirmer cette hypothèse. Toutefois, l’amenuisement des chances d’un succès militaire russe en Ukraine tant que les Européens soutiennent Kyiv rend d’autant plus nécessaire, pour Moscou, d’éloigner l’Ukraine de ses partenaires occidentaux. Ainsi, la propagande russe œuvre déjà depuis plusieurs semaines pour expliquer que le soutien à l’Ukraine va priver les Européens de chauffage cet hiver. Dans ce contexte, le fait que les contenus de RT parviennent encore à atteindre certains Européens, notamment grâce au soutien de relais diplomatiques russes et chinois, ainsi que l’imprégnation de narratifs pro-russes dans le discours d’acteurs politiques et médiatiques bien implantés le paysage audiovisuel français montrent bien la menace que continue de constituer, malgré les sanctions, les manipulations de l’information en provenance du Kremlin. Enfin, la possibilité d’un redéploiement des médias d’État russes vers les pays du Sud est préoccupante. En effet, elle s’inscrit dans une stratégie plus large, également poursuivie par la Chine, qui vise à fédérer une coalition aussi large que possible, à l’exception toutefois des grands États démocratiques, pour refonder l’ordre international autour de paramètres plus propices aux régimes autoritaires à Moscou et à Pékin.

 

Auteurs en code morse

Etienne Soula

Etienne Soula (@EtienneSoula) est un analyste de recherche basé à Bruxelles à l’Alliance for Securing Democracy. Son travail se concentre sur les ingérences étrangères d’états autoritaires dans les démocraties. Il a récemment dirigé l’expansion d’une base de données en ligne répertoriant plus de 200 instances d’ingérence chinoise en Europe et en Amérique du Nord. Il contribue également à des rapports hebdomadaires qui observent l’activité des diplomates et médias d’état russes, chinois et iraniens sur les réseaux sociaux.

Suivez-nous en code morse