Pourquoi Erdogan pourrait choisir la guerre avec la Grèce

Le Rubicon en code morse
Oct 28

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Cet article est la traduction de « Why Erdogan might choose war with Greece » publié sur War on the Rocks le 5 octobre 2022.

« Votre occupation des îles [de la mer Egée proches de la Turquie] ne nous lie en rien. Le moment venu, nous ferons le nécessaire. Nous pouvons arriver subitement la nuit ». Des semaines se sont écoulées depuis que le président turc Recep Tayyip Erdogan a explicitement menacé d’envahir la Grèce, utilisant le même langage qu’il avait déployé avant les précédentes opérations militaires turques en Syrie. Une myriade de problèmes oppose Athènes et Ankara, mais Erdogan a désormais concentré sa colère sur la militarisation par la Grèce de ses îles de la mer Égée. Alors que la présence militaire grecque y est restée largement constante au cours des dernières décennies, Ankara insiste sur le fait que celle-ci violerait les traités de 1923 et de 1947, traités qui établissaient la souveraineté de la Grèce sur ces îles.

Comme je l’ai affirmé en juin, un conflit entre la Grèce et la Turquie semble non seulement possible, mais probable. Les récentes déclarations des responsables turcs, ainsi que la succession des événements de ces derniers mois tendent à accroître la probabilité de ce dernier. De graves conséquences attendent pourtant la Turquie et la Grèce si les deux États venaient à s’affronter. Toutefois, la rhétorique d’Erdogan, ses intérêts et son idéologie suggèrent qu’Ankara pourrait être prêt à braver ces répercussions.

Prélude à une menace

Au début de l’été, certains signes laissaient penser que les tensions entre la Grèce et la Turquie s’apaisaient. Avec la conclusion d’un accord permettant à la Suède et à la Finlande de demander leur adhésion à l’OTAN, Erdogan semblait bien plus décidé à porter un nouveau coup aux milices kurdes en Syrie – une opération qu’il a reportée sous la pression russe et américaine. Les craintes d’une reprise des hostilités gréco-turques ont été ravivées au début du mois d’août par le lancement d’un nouveau navire de forage turc censé se rendre dans les eaux contestées de la Méditerranée. Mais malgré les attentes élevées de la presse nationaliste turque, sa première utilisation s’est déroulée en toute sécurité dans des eaux situées dans les limites du littoral immédiat de la Turquie.

L’accalmie estivale a pris fin au cours de la dernière semaine d’août après que les médias turcs ont rapporté plusieurs incidents entre les armées turque et grecque. La première rencontre, selon le ministère turc de la Défense, a eu lieu lorsque des avions de guerre grecs ont « harcelé » des jets turcs participant à une mission de l’OTAN au-dessus de la Méditerranée. Quelques jours plus tard, des responsables turcs ont affirmé qu’un système anti-aérien grec S-300 s’était verrouillé sur des F-16 turcs près de la Crète. Les démentis anonymes de la Grèce concernant ces rencontres n’ont guère contribué à calmer l’indignation d’Ankara. Les deux incidents ayant eu lieu lors des cérémonies du centenaire de la fin de la guerre d’indépendance turque, Erdogan a dénoncé le déploiement par la Grèce du S-300 de fabrication russe comme une preuve de la malveillance de la Grèce et de sa déloyauté vis-à-vis de l’OTAN. C’est dans ce contexte que le président turc a menacé de s’en prendre sans avertissement aux îles grecques.

Les propos d’Erdogan ont rapidement suscité des critiques. Le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a qualifié son discours d’intentionnellement agressif, venant d’un dirigeant qui semble « faire une étrange fixation sur mon pays ». Le département d’État américain a ensuite réitéré le souhait de Washington que « toutes les parties évitent de se lancer dans une surenchère rhétorique et de prendre des mesures pouvant exacerber davantage les tensions », déclarant que la souveraineté des îles grecques de la mer Égée « n’est pas remise en question ». Certains observateurs à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie ont suggéré que la chute dans les sondages d’Erdogan a été la principale motivation à l’origine de son emportement. Confronté à une réélection en 2023, il pourrait tenter de « renverser la vapeur » en faisant appel aux électeurs nationalistes qu’il n’a pas réussi, jusqu’à maintenant, à rallier à sa base.

Les politiques de démilitarisation

Depuis le discours d’Erdogan au début du mois de septembre, les médias turcs, en coordination avec le ministère de la Communication du pays, ont produit, à un rythme régulier, de nombreux commentaires sur la mer Égée. Parmi les critiques les plus fréquentes exprimées figure la conviction que la Grèce a illégalement militarisé ses îles au large de la côte anatolienne. Cette affirmation se fonde sur les clauses de deux traités distincts qui traitent de la souveraineté de la Grèce sur ses îles. Selon le traité de Lausanne en 1923, « aucune base navale ou fortification » ne doit être construite sur les cinq îles principales de la mer Égée du Nord. Néanmoins, les termes du traité autorisent la Grèce à y maintenir un « contingent normal » de troupes régulières. À l’inverse, le traité de Paris de 1947 dispose sans équivoque que les îles grecques du Dodécanèse, au sud, « resteront démilitarisées ». La Grèce, cependant, soutient que ces dispositions étaient une promesse faite seulement à l’Italie, qui avait cédé les îles à Athènes après la Seconde Guerre mondiale (ces dernières ayant été prises à l’Empire ottoman par celle-ci en 1913). La Turquie ayant été exclue des négociations de 1947, pour Athènes la promesse faite ne concerne en rien Ankara.

Il est difficile de trouver aujourd’hui des commentateurs turcs prêts à analyser pleinement la nature contradictoire de ces accords. Les médias turcs ne manquent pas de parler des territoires égéens de la Grèce comme « d’îles sous statut démilitarisé (gayri askeri statüdeki adalar) ». Parallèlement ces derniers ne cessent de produire des reportages sur les installations en cours de troupes et d’équipements sur ces îles : de multiples sources en ligne ont publié des articles contenant des images de bases et d’aérodromes prétendument illicites dans toute la mer Égée grecque. Les commentateurs évoquent sans cesse l’existence de dizaines de milliers de soldats grecs en garnison sur les îles. La base de ces chiffres semble toutefois provenir d’études menées il y a plus de 30 ans. Récemment, les médias officiels turcs ont publié des photos prises par des drones montrant des navires grecs déchargeant des dizaines de véhicules blindés sur les îles grecques de Lesbos et Samos. Les commentateurs turcs ont immédiatement utilisé ces images comme une preuve de la volonté de la Grèce de « militariser » la mer Égée. Plus inquiétant encore, le ministère turc des Affaires étrangères a déclaré à plusieurs reprises qu’un échec de la démilitarisation des îles pourrait remettre officiellement en question leur souveraineté.

Erdogan lui-même a clairement indiqué que les actes de la Grèce en mer Égée ne sont pas la seule source de tension. Depuis la signature en 2019 d’un accord de coopération mutuelle en matière de défense entre Washington et Athènes, il a vilipendé le soutien américain à la Grèce, rejetant les affirmations selon lesquelles les efforts américains dans la région visaient à soutenir l’Ukraine contre la Russie. Ses partisans dans les médias turcs amplifient régulièrement ces allégations : l’objectif de Washington serait en l’occurrence d’assiéger la Turquie. La levée de l’embargo américain sur les armes à destination de la République de Chypre, ainsi que le soutien américain aux activités des militants kurdes en Syrie, sont souvent cités comme des preuves supplémentaires de ce complot. Il apparaît de plus en plus qu’Erdogan en est venu à croire aux pires intentions des Américains. Devant les Nations unies, il a ainsi déclaré que la livraison d’armes à la Grèce par Washington constituait « une occupation déguisée ». Parallèlement, s’adressant au gouvernement grec, il a averti ce dernier que le soutien américain et européen « ne [le] sauvera[it] pas ».

Que veut Erdogan ?

Il existe de nombreuses raisons de douter du sérieux des menaces d’Erdogan. Une légère majorité d’électeurs turcs, selon un sondage, reste convaincue que ses propos ne sont qu’une stratégie électorale destinée à dominer l’espace médiatique avant le vote de l’année prochaine. Une part encore plus importante, 64% selon le sondage, ne croit pas qu’il existe « une inimitié entre les peuples turc et grec ». Il y a encore moins de doute sur le fait qu’un conflit entre la Grèce et la Turquie aurait un effet dévastateur sur les économies fragiles des deux États. Les revenus du tourisme, notamment des stations balnéaires de la côte égéenne, représentent environ 15 % du produit intérieur brut de la Turquie (et environ 18 % de celui de la Grèce). Les deux États dépendent fortement du transport maritime pour leurs échanges commerciaux. Avant le COVID-19, 87 % du commerce turc transitait par ses ports. En plus des dommages économiques potentiels, les ramifications internationales d’un conflit ne seraient pas moins graves. Tant les États-Unis que l’Union européenne ont laissé entendre qu’ils ne toléreraient pas une attaque contre le territoire souverain de la Grèce. Parallèlement, ni Bruxelles ni Washington ne semblent donner de crédit aux accusations turques « d’agressions/violations grecques ».

Toutefois, rares sont ceux qui, en Grèce, semblent vouloir prendre les propos d’Erdogan à la légère. Ces dernières semaines, les discussions sur la Turquie, tant dans la presse écrite qu’à la télévision, ont été davantage axées sur l’éventualité d’une guerre. Alors que la Grèce se dirige vers ses propres élections en 2023, Mitsotakis a fermement déclaré que toute menace directe contre la souveraineté grecque constituait une « ligne rouge » pour le pays. Bien qu’il ait vivement critiqué la décision du gouvernement de signer un accord de défense avec les États-Unis, le leader de l’opposition Alexis Tsipris a réaffirmé son propre engagement à défendre le pays en cas de conflit, limitant en un sens ses critiques vis-à-vis du gouvernement actuel, et ce malgré son intention de remporter les prochaines élections. D’autres signes, moins subtils, montrent qu’Athènes se prépare au pire. Des informations parues en juillet suggèrent que l’armée grecque a commencé à déployer un « parapluie » anti-drone sur les îles de la mer Égée en utilisant la technologie israélienne. Plus récemment, des navires de guerre grecs et français ont effectué des exercices conjoints en mer Égée dans le cadre d’un pacte de défense mutuelle plus large signé en 2021.

Les risques de conflit ne semblent toutefois pas dissuader totalement Erdogan ou ses adversaires électoraux. Kemal Kilicdaroglu, chef du plus grand parti d’opposition en Turquie, a ainsi critiqué la phrase d’Erdogan selon laquelle les forces turques pourraient « venir soudainement en une nuit ». Un vrai leader, a-t-il affirmé, reproduirait l’invasion de Chypre par la Turquie en 1974 et s’emparerait simplement des îles « occupées » par la Grèce sans menaces ni avertissements. Un porte-parole du parti nationaliste IYI a fait écho à ces sentiments. Erdogan, a-t-il affirmé, a démontré son incapacité à diriger en ne faisant pas « payer un prix » à la Grèce pour l’envoi de véhicules blindés à Samos et Lesbos. Bien que ce dernier ne pense pas qu’une guerre entre la Grèce et la Turquie soit possible, il est certain selon lui que tout conflit conduirait la Grèce à perdre ses îles. La démonstration la plus éloquente du sentiment proguerre est peut-être venue de l’allié de coalition d’Erdogan, le leader nationaliste Devlet Bahceli. En juillet, il s’est laissé prendre fièrement en photo avec une carte décrivant la plupart des îles grecques de la mer Égée, y compris la Crète, comme des territoires turcs. Plus récemment, Bahceli a déclaré devant la Grande Assemblée nationale turque que « la souveraineté, les droits de propriété, la juridiction maritime et l’espace aérien » de plusieurs îles grecques appartiennent « sans aucun doute et légalement » à la Turquie.

Bien qu’elle ne soit pas nécessairement le signe d’un conflit imminent, cette confluence générale des opinions concernant la Grèce soulève une question évidente : qu’est-ce qu’Ankara espère obtenir avec une nouvelle escalade ? En l’absence de demandes plus claires de la part d’Erdogan, peu de médias turcs ont osé disserter sur le sujet. Plusieurs anciens officiers supérieurs ont suggéré de bloquer les îles grecques, voire de les attaquer, dans l’espoir de retirer les bases et les armes suspectes. Un plan d’action beaucoup plus complet et nuancé peut être trouvé dans les écrits de Hasan Basri Yalcin, un commentateur fréquent de l’actualité et ancien directeur de recherche du principal think tank de Turquie, la Fondation pour la recherche politique, économique et sociale (SETA). Selon lui, la menace d’Erdogan de « venir sans prévenir » était le début d’une opération à long terme visant à s’emparer des îles de la mer Égée. Juridiquement parlant, il soutient qu’Ankara devrait accuser la Grèce de violer les traités de Lausanne et de Paris, invalidant ainsi la souveraineté d’Athènes sur ses territoires. « Le meilleur exemple pour une telle stratégie », conclut Yalcin, « est Chypre ». Une invasion et une occupation du territoire insulaire de la Grèce, comme l’attaque de la Turquie contre Chypre en 1974, contribuerait à « redéterminer le statut des îles. »

Pourquoi Erdogan choisirait-il d’emprunter cette direction ? Il est possible (comme l’a fait valoir un commentateur) que sa frustration personnelle face à la force et à la visibilité accrues de la Grèce sur la scène internationale le pousserait à l’escalade. Le désir d’un coup de pouce électoral, ou même la possibilité constitutionnelle de reporter le vote sous la menace d’une guerre pourraient également jouer un rôle. Il semble également y avoir un sentiment général de confiance en Turquie quant au résultat de toute confrontation avec la Grèce. À cet égard, le climat politique ressemble fortement à celui des États-Unis avant l’invasion de l’Irak en 2003. De la même manière que de nombreux Américains considéraient l’Irak comme une menace immédiate pour la stabilité du Moyen-Orient, il existe un sentiment palpable similaire d’exaspération et d’impatience en Turquie lorsqu’il s’agit des questions grecques. Comme pour l’approche de Washington vis-à-vis de Saddam Hussein en 2002, il existe un fort sentiment d’optimisme à Ankara, qui pense que tout conflit avec la Grèce serait court, décisif et victorieux. Après tout, la Turquie a déjà humilié la Grèce plus d’une fois sur le champ de bataille. De la même manière que le Kosovo, la Bosnie et la guerre du Golfe ont semblé illustrer la supériorité militaire de l’Amérique, les commentateurs turcs partagent généralement la conviction personnelle d’Erdogan que les interventions du pays en Syrie, au Nagorny-Karabagh, en Irak et en Libye ont démontré les prouesses militaires de la Turquie. Et à l’instar de certains propos que l’on pouvait retrouver dans la couverture médiatique américaine de la guerre de 2003, d’éminents commentateurs turcs décrivent également leurs antagonistes grecs comme intrinsèquement faibles et efféminés. En bref, si Erdogan choisit la guerre, c’est peut-être parce que, comme beaucoup d’autres, il pense que le succès est assuré.

Bien sûr, une attaque turque contre la Grèce causerait un préjudice potentiellement irréparable aux relations d’Ankara avec les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN, notamment en raison du pacte défensif de la Grèce avec la France et de la présence robuste de personnel américain dans la mer Égée. Dans l’ombre de l’invasion de l’Ukraine, toute tentative d’occupation du territoire grec vaudrait sans aucun doute à Erdogan des comparaisons immédiates et peu enviables avec le président russe Vladimir Poutine. Dans ces circonstances, il semble presque impossible d’imaginer qu’Erdogan puisse ignorer les graves conséquences diplomatiques, politiques et économiques d’une telle action.

Pourtant, l’histoire indique qu’il pourrait être prêt et capable d’en supporter les retombées. En 1974, la Turquie a envahi Chypre malgré les dommages qu’elle a infligés à ses relations avec les États-Unis et l’OTAN. En Syrie, Erdogan a mis à exécution ses menaces d’invasion après avoir longtemps annoncé son intention d’établir une « zone de sécurité » dans le nord du pays. Les troupes turques continuent de menacer d’étendre leur occupation, malgré les avertissements répétés de Washington. Plutôt que d’éviter la confrontation, Erdogan a présenté ces avancées comme un effort pour vaincre une conspiration de l’OTAN et des États-Unis visant à détruire la Turquie. Si Erdogan croit, comme l’a dit un chroniqueur, que « l’Amérique est notre ennemi, et non la Grèce », il est possible qu’il considère les risques d’une rupture comme un prix regrettable, mais néanmoins essentiel à payer au nom de la sécurité nationale turque.

 

Crédits photo : Prime Minister GR  

Auteurs en code morse

Ryan Gingeras

Ryan Gingeras (@nords41) est professeur au département des affaires de sécurité nationale de la Naval Postgraduate School et un expert de l’histoire de la Turquie, des Balkans et du Moyen-Orient. Il est l’auteur de six livres, dont The Last Days of the Ottoman Empire (à paraître chez Penguin en octobre 2022). Son ouvrage Sorrowful Shores : Violence, Ethnicity, and the End of the Ottoman Empire a été sélectionné pour le Rothschild Book Prize in Nationalism and Ethnic Studies et le British-Kuwait Friendship Society Book Prize. Les opinions exprimées ici ne sont pas celles de la Naval Postgraduate School, de l’U.S. Navy, du ministère de la Défense ou de toute autre partie du gouvernement des États-Unis.

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