L’éveil de la France au défi chinois

Le Rubicon en code morse
Jan 11

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Cet article est la traduction de « France’s shifting relations with China », publié sur War on the Rocks le 4 janvier 2021.

L’annonce, en septembre dernier, du partenariat de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (également connu sous le nom d’AUKUS), a semblé mettre en lumière de profondes divergences entre Paris et Washington à l’égard de la Chine. Le gouvernement français a vu dans AUKUS une preuve supplémentaire de la priorité accordée par les États-Unis à la compétition militaire avec Pékin. Comme l’a souligné le ministre Bruno Le Maire dans le New York Times, « les États-Unis veulent affronter la Chine. L’Union européenne veut engager la Chine ». Dans le sens inverse, certains analystes ont suggéré que l’ambiguïté voire la naïveté de la France à l’égard de la Chine aurait motivé, voire justifié, la décision de l’Australie de rechercher une alternative au programme de sous-marins conclu avec Paris. Au cours des mois suivants, Paris et Washington ont toutefois réussi à tourner la page de cette crise diplomatique et se sont mis d’accord sur une solide feuille de route pour renforcer leur partenariat. Des doutes subsistent néanmoins quant à savoir si les deux pays sont sur la même longueur d’onde concernant la Chine.

Malgré les tensions de ces derniers mois, les États-Unis et la France ont en réalité plus de points communs qu’il n’y paraît sur la question chinoise. La France, comme d’autres pays européens, a durci sa position sur la Chine ces dernières années. Ce changement de posture est la conséquence des violations des droits de l’homme commises par la Chine notamment au Xinjiang, de son approche antagoniste de la diplomatie et, pour la France en particulier, de la menace croissante qu’elle fait peser sur la sécurité maritime dans la région indopacifique. La France est désormais prête à se mobiliser pour contrebalancer la montée en puissance de la Chine, tout en veillant à préserver un équilibre entre concurrence et coopération avec Pékin. À cet égard, la différence d’approche avec Washington ne doit pas être surestimée. Le Président américain Joe Biden a également souligné la nécessité d’une relation multidimensionnelle avec Pékin, qui laisse place à la coopération lorsque cela est possible.

Alors que Washington s’efforce de mobiliser ses alliés européens dans sa compétition stratégique avec Pékin, une meilleure compréhension de l’approche française est nécessaire, en particulier compte tenu du rôle moteur que joue la France sur ces questions au sein de l’Union européenne. Alors que la France prend la présidence du Conseil de l’Union européenne pour les six prochains mois, il est essentiel que Paris et Washington harmonisent leurs stratégies vis-à-vis de la Chine afin de créer les conditions d’une coopération transatlantique efficace sur les multiples défis que pose Pékin en matière de droits de l’homme, de désinformation, de résilience des chaînes d’approvisionnement, de sécurité maritime ou de connectivité.

L’image de la Chine en perte de vitesse en France

En l’espace de quelques années seulement, la perception de la Chine a considérablement évolué en France. Dans son Livre blanc de 2013, la France espérait encore forger un « partenariat global » avec la Chine, à travers un « dialogue qui englobe tous les sujets ». Moins d’une décennie plus tard, la différence est nette en France, mais aussi en Europe. Dans un document sur les relations UE-Chine publié en 2019, l’Union européenne qualifie la Chine de « rival systémique ». Dans son Actualisation stratégique parue en 2021, la France décrit également Pékin comme un « rival systémique » puis comme un « compétiteur économique » et « parfois un partenaire diplomatique de premier plan ». Ce changement de perception est également perceptible au sein de la population française. Selon certains sondages, les opinions défavorables sur la Chine en France sont passées de 42 % en 2002 à 70 % en 2020, une hausse similaire à celle observée aux États-Unis (35 % à 73 %) sur la même période.

Cette détérioration de l’image de la Chine est notamment due à la prise de conscience croissante en France des violations des droits de l’homme commises par le régime chinois à Hong Kong et contre les Ouïghours au Xinjiang. En février 2021, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian dénonçait « des pratiques injustifiables à l’encontre des Ouïghours, et un système de surveillance de répression institutionnalisé à grande échelle ». En mars 2021, la France et ses partenaires de l’Union européenne ont joint le geste à la parole en adoptant des sanctions contre de hauts responsables chinois. Pékin a immédiatement répliqué en adoptant des sanctions contre des ressortissants européens, y compris des membres du Parlement européen, ce qui a finalement conduit cette institution à geler le projet d’accord d’investissement entre l’UE et la Chine.

Le ton diplomatique de plus en plus agressif de la Chine, connu sous le nom de diplomatie du « loup guerrier » (ou « wolf warrior »), a également contribué au changement d’attitude de la France. Dans un imposant rapport publié récemment, l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) a mis en lumière le recours croissant de Pékin à des opérations d’influence. Si certains pays occidentaux – comme l’Australie, le Canada, la Suède et la Lituanie – ont récemment été les principales cibles du régime chinois, la France a également fait l’expérience de cette agressivité rhétorique croissante. L’ambassade de Chine à Paris s’est montrée particulièrement virulente, attaquant publiquement le gouvernement français, des chercheurs indépendants et des membres du parlement. Ces insultes répétées ont conduit le ministre français des Affaires étrangères à convoquer, en mars 2021, l’ambassadeur de Chine pour la deuxième fois en moins d’un an. L’ambassadeur s’est alors vu signifier que les « méthodes de l’ambassade, la tonalité de sa communication publique étaient parfaitement inacceptables et franchissaient toutes les limites communément admises pour une ambassade, où qu’elle se trouve ».

La Chine en Indopacifique, une réalité tangible pour Paris

Au-delà de sa posture diplomatique agressive, la montée en puissance de la Chine dans la région indopacifique est également un facteur de préoccupation pour Paris. À la différence de ses partenaires européens, la France dispose de territoires dans la région, dans lesquels vivent plus de 1,6 million de citoyens français. Ces territoires confèrent à la France la deuxième zone économique exclusive au monde. Pour assurer leur protection, près de 8 000 soldats français et des dizaines de navires sont déployés en permanence. La marine française envoie également régulièrement des navires de guerre dans la région, y compris en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taiwan.

Les autorités françaises ont noté avec inquiétude cette présence croissante de la Chine de l’océan Indien au Pacifique Sud. L’inauguration en 2017 d’une base militaire à Djibouti a été un signal d’alarme pour la France, anxieuse face à l’expansion de l’empreinte militaire de Pékin. Lors d’une visite en Nouvelle-Calédonie en 2018, le Président de la République Emmanuel Macron soulignait les risques d’une « hégémonie » chinoise dans le Pacifique Sud « qui réduira[it] nos libertés, nos opportunités et que nous subir[i]ons ». Les ressources minières de la Nouvelle-Calédonie intéressent tout particulièrement Pékin qui importe 55 % du nickel produit sur l’archipel. La marine française fait par ailleurs régulièrement l’expérience de la stratégie du fait accompli de la Chine, qui cherche à imposer ses revendications territoriales dans les mers de Chine méridionale et orientale. L’amiral Pierre Vandier, chef de la marine française, a récemment dénoncé la « logique d’étouffement » employée par Pékin, en expliquant que les « bateaux [français] sont systématiquement suivis, parfois contraints de manœuvrer face à des navires chinois pour éviter une collision, au mépris des règles de la liberté de navigation ».

La France n’est pas restée passive face à ces développements. En 2018, la France a été la première nation européenne à développer sa propre stratégie pour l’Indopacifique, complétée l’année suivante par une stratégie de défense dédiée. Dans le cadre de cette stratégie, la France a approfondi ses partenariats avec des pays de la région comme l’Inde, le Japon, l’Indonésie ou encore l’Australie. Des navires de guerre français, comme le porte-avions Charles de Gaulle et le groupe amphibie Jeanne d’Arc, sont régulièrement déployés dans la région pour s’entraîner avec ces partenaires et démontrer l’engagement de la France en faveur de la liberté de navigation. En juillet dernier, l’armée de l’air française a également projeté trois Rafales depuis la France métropolitaine jusqu’en Polynésie française en moins de 48 heures avant de s’entraîner avec des F-22 américains à Hawaï.

Entre coopération et concurrence, un équilibre nécessaire à trouver

Washington et Paris sont attachés à préserver leur partenariat. En février 2021, le Président français a rappelé l’histoire et les valeurs liant les deux pays tout en décrivant à nouveau la Chine comme un rival systémique. La « déclaration conjointe entre la France et les États-Unis » adoptée à Rome le 29 octobre dernier a souligné l’importance « de mener une solide collaboration dans la région indopacifique », tandis que les États-Unis saluent le « rôle ancien de la France » dans la région.

Cependant, pour être durable, cette coopération doit tenir compte de trois principes importants de l’approche française vis-à-vis de la Chine. Premièrement, la France a toujours veillé à ne pas antagoniser davantage la région. L’approche française « n’est pas fondée sur la confrontation avec la Chine », a souligné le ministre français des Affaires étrangères à Washington en juillet dernier. Au lieu d’alimenter la rivalité sino-américaine ou de cibler directement Pékin, la France tente de contrebalancer l’influence de la Chine en promouvant un modèle alternatif fondé sur l’État de droit et le multilatéralisme, une approche qui semble correspondre à la rhétorique de la nouvelle administration américaine. La France a ainsi été très active dans des forums régionaux comme l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) ou l’Association des États riverains de l’océan Indien afin de promouvoir des solutions coopératives dans des domaines tels que la sécurité maritime, la connectivité, le commerce et la protection de l’environnement.

Deuxièmement, l’Europe fait partie intégrante de l’approche française. Sous l’impulsion de la France, de l’Allemagne et des Pays-Bas, l’Union européenne a récemment élaboré sa propre stratégie pour l’Indopacifique, le lendemain de l’annonce d’AUKUS. L’Europe cherche notamment à tirer parti de son pouvoir financier et normatif pour faire contrepoids aux investissements et aux technologies de la Chine. La mise en œuvre de cette nouvelle stratégie sera une priorité de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, qui durera de janvier à juin 2022. Du point de vue français, une meilleure coopération transatlantique sur la Chine et l’Indopacifique passe donc nécessairement par un dialogue renforcé entre Washington et Bruxelles. Les derniers mois ont été prometteurs à cet égard avec le lancement du Conseil du commerce et des technologies UE-États-Unis et la création de dialogues UE- États-Unis dédiés à la Chine et à l’Indopacifique.

Troisièmement, la France, comme d’autres pays européens, est soucieuse de ne pas enfermer sa relation avec Pékin dans une seule dimension. Pour Paris, la Chine est à la fois un rival systémique, un concurrent et un partenaire. « Chacun de ces mots a son importance et aucun ne doit être oublié », a expliqué le ministre des Affaires étrangères Le Drian. La France est favorable à un dialogue avec Pékin pour relever les défis communs, notamment le changement climatique, l’érosion de la biodiversité et la santé mondiale. Même si AUKUS a envoyé des signaux contradictoires, l’administration Biden semble être sur la même longueur d’onde. « Notre relation avec la Chine sera compétitive lorsqu’elle devrait l’être, collaborative lorsqu’elle peut l’être et antagoniste lorsqu’elle doit l’être », a notamment souligné le Président Biden en mars 2021. Plus récemment, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a indiqué que Washington et Pékin devaient « se coordonner sur les questions d’importance mondiale où nos intérêts sont alignés », notamment la santé et le changement climatique.

Si la France n’est pas parfaitement alignée avec Washington, elle ne veut pas que des divergences stratégiques s’installent et empêchent un nécessaire travail commun face au défi partagé qu’est la Chine. La France est consciente de l’intérêt de coopérer avec Washington sur un large éventail de questions allant de la sécurité maritime aux droits de l’homme en passant par la protection de l’environnement. Si AUKUS a compliqué cette convergence, les deux pays semblent désireux d’aller de l’avant, surtout lorsqu’il s’agit de l’Indopacifique. Dissiper tous malentendus politiques ne fera que faciliter cette coopération. Cet effort de clarification est déterminant pour le succès des nouveaux formats de coopération transatlantique comme le Conseil du commerce et des technologies ou les dialogues entre l’UE et les États-Unis sur la Chine et l’Indopacifique. Ce travail est également essentiel pour que Washington et Paris puissent relancer la coopération opérationnelle entre leurs armées en Indopacifique, du partage de renseignements aux exercices conjoints en passant par l’anticipation stratégique.

 

Crédit : U.S. Navy (Kelsey J. Hockenberger)

Auteurs en code morse

Pierre Morcos

Pierre Morcos (@morcos_pierre) est un diplomate de carrière actuellement détaché auprès du Center for Strategic and International Studies (CSIS), à Washington, en tant que chercheur invité. Les opinions exprimées dans cet article sont strictement celles de l’auteur.

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