« Le fond qui remonte à la surface » ? Questionner la forme du soutien étatique aux organisations rebelles lors des guerres civiles

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Mai 17

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Une question se pose dès le début des combats en Ukraine le 24 février 2022 : si le gouvernement venait à tomber, les États occidentaux soutiendraient-ils une guerre irrégulière contre un éventuel régime pro-Kremlin ? Le conflit en Ukraine a commencé via une aide matérielle russe aux insurgés prorusses dans l’est du pays en 2014. La situation allait-elle s’inverser, avec, cette fois, une aide étatique américaine et européenne, à des rebelles pro-ukrainiens ?

La guerre par procuration (de l’anglais proxy war), notamment via le soutien à des forces irrégulières, demeure l’un des moyens les plus directs par lequel deux États peuvent s’affronter sans engager un combat entre leurs armées respectives. Cet article propose premièrement de revenir sur les avantages et les risques d’un soutien matériel à des groupes insurrectionnels pour des États, s’attardant non pas sur le contenu de l’assistance — le type de ressources fournies aux rebelles — mais sur sa forme — à savoir si le soutien est opéré clandestinement ou, au contraire, publiquement. L’article présente ensuite des données descriptives sur la prévalence de la clandestinité/publicité du soutien étatique à des groupes insurgés dans la période 1989-2018.

Les avantages de la clandestinité

Dans cet article, la notion d’États-soutiens englobe les pays qui fournissent des ressources matérielles — des armes, de l’argent, des ressources humanitaires, et/ou d’autres types d’aide logistique — à des organisations rebelles qui se battent, au cours de guerres civiles, contre des États cibles : les gouvernements des territoires sur lesquels ils opèrent. La définition du Uppsala Conflict Data Program (UCDP) est retenue pour qualifier un événement de guerre civile active : une opposition armée entraînant au moins vingt-cinq victimes sur une année calendaire.

L’aide apportée par les États-soutiens peut être soit clandestine — l’assistance n’est pas reconnue, et même souvent niée, dans l’espace public par les dirigeants politiques du pays qui aide les rebelles — ou publique — l’appui aux insurgés est revendiqué, et souvent justifié dans des discours officiels. Une analyse rapide de la recherche en relations internationales démontre que plusieurs avantages spécifiques peuvent premièrement pousser les États à opter pour la clandestinité lorsqu’ils soutiennent des groupes insurrectionnels sur le territoire d’un autre État.

Le premier avantage de la clandestinité quand il est question de soutien étatique à des rebelles est la possibilité d’un déni plausible (plausible deniability en anglais). Agir secrètement, sans revendications manifestes de la part de représentants politiques, permet aux États-soutiens de contrôler l’information. Par ce biais, ils peuvent en retour maximiser le contrôle sur une potentielle escalade militaire conventionnelle avec l’État cible. Soutenir des rebelles sur le territoire d’un autre État est de fait une action hautement belliqueuse menée contre un gouvernement rival. Face à cet affront, l’État cible peut décider de répondre par des moyens militaires conventionnels ou irréguliers envers le gouvernement qui appuie les insurgés. Les États-soutiens qui n’admettent pas publiquement soutenir les rebelles peuvent espérer ne pas voir leurs actions repérées par leurs rivaux, et ainsi limiter tous risques de représailles militaires de la part des États cibles. Contrôler les potentielles escalades militaires est particulièrement important quand il est question d’oppositions entre puissances étatiques nucléaires.

Le déni est parfois plus important que le caractère absolu du secret autour de l’existence d’une assistance aux insurgés. Même si l’État cible apprend l’existence d’un soutien militaire à des rebelles destiné à le combattre, il n’est pas rare, en effet, qu’il préfère conserver cette information secrète dans des cas où l’État-soutien agit clandestinement. Ce cas de figure, qui peut sembler contre-intuitif, a été étudié par l’auteur Austin Carson dans un livre récent. Le chercheur montre que, même en cas de détection, un État cible n’a souvent pas intérêt à révéler publiquement le soutien clandestin belliqueux d’un adversaire sur son territoire. Réagir publiquement nécessiterait de fait pour l’État cible de riposter militairement contre l’État-soutien, pour ne pas apparaître faible auprès de sa classe politique interne, notamment les partis d’opposition, et de l’opinion publique. Le risque d’escalade militaire entre les États-soutiens et États cibles deviendrait important, ce qui n’est pas forcément dans l’intérêt immédiat du gouvernement ciblé. Carson met en lumière l’occurrence de ce cas de figure durant la Guerre d’Espagne, du Vietnam, ou, plus récemment, durant la guerre en Irak. Dans ce dernier cas, les États-Unis — État cible — savaient que l’Iran — État-soutien — appuyait matériellement des organisations chiites se battant contre les forces américaines. Les dirigeants américains n’ont cependant pas révélé immédiatement l’information pour conserver un contrôle entier sur la réponse à apporter à l’affront iranien, sans que des logiques internes liées à l’opposition interne et l’opinion publique ne contraignent le pays à s’engager dans des représailles massives contre l’Iran. Ainsi, même un déni non plausible peut, en quelque sorte, avoir un intérêt pour des États-soutiens en matière de limitation du risque d’escalade militaire avec le gouvernement ciblé.

La clandestinité du soutien à des organisations insurrectionnelles, peut, par ailleurs, être particulièrement intéressant pour les États-soutiens lorsqu’il est difficile pour ces derniers d’avoir un contrôle étroit sur les actions des insurgés soutenus, une fois les ressources transférées. Il n’est pas rare que des organisations rebelles aidées par des États étrangers commettent, à différents degrés, des violences envers les civils. Être associé publiquement à des groupes violents peut fortement entacher la réputation d’un État-soutien et, dans certains cas, l’exposer à des sanctions internationales contraignantes. Nier soutenir des groupes armés à l’étranger permet alors à un État de ne pas s’exposer à d’éventuelles conséquences négatives si le groupe soutenu emploie les ressources reçues pour commettre des abus sur le champ de bataille.

Les avantages de la publicité

Bien que la clandestinité du soutien à des groupes rebelles présente des avantages certains pour les États-soutiens, particulièrement en matière de maximisation du contrôle sur les potentielles conséquences négatives de l’assistance, certains avantages peuvent parfois convaincre les États à publiciser, via une reconnaissance formelle dans l’espace public, leur aide aux insurgés. Le premier avantage est certainement tactique. Opérer ouvertement signifie en effet agir plus librement. Alors que la clandestinité demande une logistique spécifique pour éviter la découverte de l’assistance apportée, le recours à la publicité permet à un gouvernement de s’astreindre de ce type de considérations pratiques. Un État intervenant publiquement peut alors transférer plus de ressources aux rebelles, naturellement des armes, mais aussi des ressources de meilleure qualité, notamment sur le plan technologique. De plus, agir ouvertement permet de faciliter le transfert d’expertise aux rebelles pour l’usage d’armes complexes, via des formations souvent menées au sein des États-soutiens ou dans des pays tiers. En retour, le transfert de plus de ressources, et de matériel plus efficace, maximise les chances de succès des insurgés soutenus. L’État-soutien agissant publiquement a plus de chance de remplir ses objectifs stratégiques dans un conflit donné. Un soutien public, et non plus clandestin, permit aux États-Unis de fournir des missiles Stingers, et des formations associées, aux rebelles afghans à la fin des années 1980, augmentant sensiblement l’efficacité militaire de l’insurrection. Un lien entre contenu et forme de l’assistance aux rebelles apparaît ici : la clandestinité pose des contraintes en termes de ce qui peut être transféré, tandis que la publicité offre une grande liberté d’action pour les États-soutiens.

En plus de présenter les avantages stratégiques présentés ci-dessus, agir ouvertement offre aux gouvernements soutiens d’indéniables avantages communicationnels. Il est parfois bénéfique pour un État, notamment en matière de politique intérieure, de soutenir publiquement une rébellion avec laquelle une grande partie de sa population nationale partage une identité sociale particulière, qu’elle soit ethnique ou religieuse. Le soutien public apporté par l’Iran au Hamas est un exemple parmi d’autres de ce processus communicationnel. Soutenir une rébellion engagée dans une lutte armée contre un État répressif permet également à un gouvernement soutien de communiquer sa position par rapport à ce régime. L’action publique est également porteuse d’un message politique.

Ainsi, si agir clandestinement permet à un État soutien de maximiser le contrôle sur de potentielles conséquences négatives de son assistance à des insurgés, et donc de limiter une potentielle escalade militaire, soutenir publiquement des rebelles à l’étranger permet souvent de maximiser l’efficacité de l’action — et l’attribution d’un éventuel succès de la rébellion au soutien apporté par le gouvernement externe. Tout État souhaitant intervenir indirectement dans un conflit armé, via un soutien matériel à des rebelles, semble alors toujours devoir prioriser le contrôle sur les effets potentiellement négatifs de son assistance ou l’affaiblissement, voir la défaite, de l’État cible. Des questions éthiques et juridiques connexes non-abordées ici se posent également certainement pour les États-soutiens.

La prévalence de la clandestinité/publicité dans la période post-Guerre froide

Dans un article publié dans le European Journal of International Relations, j’évalue la prévalence de la clandestinité ou la publicité en ce qui concerne le soutien étatique à des groupes rebelles dans le cadre de l’ensemble des guerres civiles allant de 1989 à 2018. Ces chiffres reposent sur les connaissances actuelles en ce qui concerne le soutien matériel à des groupes rebelles, notamment celles fournies par le Uppsala Conflict Data Program (UCDP). Il est très probable que, du fait d’une extrême clandestinité, certains cas de soutien matériel n’aient jamais été révélés. Les estimations sont donc nécessairement imparfaites, et ainsi amenées à évoluer au fur et à mesure que les études historiques révèlent de nouveaux cas de soutien étatique à des groupes rebelles.

Le premier résultat observable est que, sur la base des connaissances actuelles, la publicité du soutien demeure une exception au sein de la politique internationale. Comme illustré ci-dessous, la majorité des cas de soutien matériel à des groupes rebelles correspondent à des assistances fournies clandestinement.

La volonté de contrôler de potentielles conséquences négatives du soutien apporté semble, dans la majorité des cas, prendre le dessus sur les potentiels avantages tactiques et communicationnels offerts par la publicité du soutien. Le second graphique ci-dessous désagrège les données par années pour mettre en lumière d’éventuelles évolutions temporelles dans la clandestinité ou la publicité du soutien étatique à des groupes rebelles.

Trois temporalités distinctes peuvent être identifiées de 1989 à 2018. La période antérieure à 1992 semble particulièrement sujette à la publicité du soutien étatique aux rebelles. Une explication potentielle est que, dans le contexte de la fin de la Guerre froide, les États des deux principaux blocs utilisent à cette époque la publicité pour signaler la crédibilité de leurs systèmes politiques et technologiques. Les États-Unis soutiennent ouvertement les moudjahidin engagés contre les Soviétiques en Afghanistan par exemple.

La période 1993-2013 semble, au contraire, beaucoup moins sujette à la publicité du soutien aux groupes insurrectionnels dans le monde. La majorité des rebelles recevant un appui matériel externe le reçoivent de manière clandestine. Cela reflète probablement un système international émergent basé sur des normes de non-intervention, qui pousse de nombreux États à nier leur implication dans les affaires internes d’autres États.

Finalement, la période débutant en 2014 est marquée par un retour de la publicité comme moyen d’action privilégié dans la politique internationale. Cette tendance reflète potentiellement une reprise de la concurrence stratégique entre grandes puissances, notamment dans des conflits importants tels que la Syrie. Les États-Unis et nombre d’autres pays soutiennent, par exemple, ouvertement l’Armée syrienne libre engagée contre le régime de Bashar Al-Assad, lui ouvertement soutenu par la Russie à partir de 2012.

Conclusion – Une question à poser

À l’heure de l’écriture de cet article, l’armée russe a été défaite dans la région de Kyiv. Son retrait a laissé apparaître les massacres opérés envers les civils. La bataille pour le contrôle du Donbass est en cours, et son issue déterminera l’évolution de la guerre dans les prochains mois et années. Si la question doit se poser un jour de l’aide à une éventuelle rébellion contre un régime prorusse, notamment dans certaines régions ukrainiennes, celle des modalités de l’opération, et en particulier de son éventuelle publicité, devrait être réglée par les États-soutiens. Savoir s’il faut maximiser le contrôle sur une potentielle escalade versus l’efficacité de la lutte contre un éventuel gouvernement prorusse, et son parrain au Kremlin, se posera forcément. Le succès de l’insurrection en dépendra fortement.

 

Crédit : U.S. Army (Timothy R. Koster)

Auteurs en code morse

Arthur Stein

Arthur Stein (@STArthurFR) est actuellement candidat au doctorat à l’Université de Montréal. Ses recherches s’intéressent aux conséquences d’un soutien étatique à des groupes insurrectionnels lors de guerres civiles.

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