La « souveraineté européenne », une réalité en marche ?

Le Rubicon en code morse
Jan 25

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Si la guerre en Ukraine a confirmé la place centrale de l’OTAN dans le paysage de la sécurité européenne, elle a également mis en avant la capacité d’agir de l’Union européenne. Les paquets des sanctions, le soutien économique et militaire pour l’Ukraine, et finalement le lancement du processus d’intégration européenne de l’Ukraine ont démontré que l’Union est capable de se servir de ses outils à des fins géopolitiques. De ce fait, depuis environ un an le débat concernant la « souveraineté européenne » s’est de nouveau intensifié.

Ce débat est inséparablement lié à celle des relations transatlantiques, et s’est avéré d’autant plus important après les élections de mi-mandat en novembre. Malgré l’absence d’une « vague rouge », la victoire écrasante du gouverneur DeSantis en Floride, considérée par de nombreux experts comme l’éventuel candidat républicain à la présidentielle 2024, a rappelé aux Européens que le scénario d’une nouvelle administration « trumpiste » en cas de victoire des républicains en 2024 est bel et bien réel, et qu’il fallait anticiper les risques d’éventuels désaccords transatlantiques. D’ailleurs, ces désaccords, à l’instar de l’approche envers la Chine ou du commerce, se manifestent d’ores et déjà également avec l’administration Biden. Dans ce contexte, il parait de plus en plus important que l’Union définisse ses intérêts et les moyens pour les atteindre – avec des partenaires lorsque cela est possible, et seule si nécessaire. Certes, la dépendance des Européens à l’égard des États-Unis dans le domaine militaire ne peut pas être niée, ainsi que la guerre de la Russie contre l’Ukraine l’a démontrée. Néanmoins, ces derniers mois ont également illustré la capacité de l’UE à jouer un rôle important dans le cadre de la sécurité du continent. Ce développement se reflète également dans l’opinion publique, et constitue ainsi l’occasion de repenser la souveraineté européenne dans un nouveau contexte géopolitique.

 

L’UE, un pilier important pour la sécurité nationale aux yeux des Européens

Si l’Europe a souvent été critiquée pour ses actions insuffisantes dans la gestion des crises internationales, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a suscité un véritable réveil géopolitique de l’Union. En mobilisant tous les instruments à sa disposition pour soutenir l’Ukraine, y compris la livraison d’armes létales, l’UE est sortie de sa position de spectateur sur l’échiquier géopolitique. Si le retard de la livraison d’armes et les désaccords entre Européens, tout particulièrement entre la France et l’Allemagne, remettent en question la pérennité de ces efforts, la capacité d’agir dont l’Union a fait preuve surtout pendant la première phase du conflit reste remarquable. En effet, il semble que cette réaction se soit imprégnée dans l’opinion publique des Européens, et que l’action européenne soit perçue comme plutôt positive : selon l’Eurobaromètre réalisé en avril 2022, une nette majorité des Européens estimait que l’UE a fait preuve de solidarité (79%) et d’unité européenne (63%), et l’action de l’UE était également perçue comme rapide (58%). Certes, les études d’opinion publique ne reflètent que des perceptions momentanées, et les résultats sont fortement influencés par l’actualité. Néanmoins, ces résultats apportent un éclairage concernant la perception des enjeux structurels par le public.  Cela se manifeste dans l’étude Transatlantic Trends, qui interroge le public également au sujet des questions institutionnelles de la défense : selon celle-ci, 81 % des personnes interrogées dans 10 États membres de l’UE considèrent l’Union européenne comme importante pour la sécurité de leur pays. 73% des Français sont convaincus de l’importance de l’Union pour la sécurité de la France, et nous retrouvons des statistiques similaires en Allemagne (75%), en Italie (75%), aux Pays-Bas (77%) et en Suède (76%). En Pologne, souvent considéré comme l’État membre le plus « otanien » et hésitant vis-à-vis de l’approfondissement de la coopération européenne en matière de sécurité et de défense, 86% des personnes interrogées voient l’UE comme importante pour la sécurité de leur pays, tout comme d’amples majorités en Lituanie (87%) et Roumanie (87%), pays les plus exposés à la menace russe de par leur géographie. Même au-delà de ses frontières, les populations confirment la place cruciale de l’Union européenne pour la sécurité de leur pays : six ans après le referendum sur le Brexit, une majorité nette des Britanniques (67%) croit en effet également à l’importance de l’UE pour la sécurité du Royaume-Uni.

 

Une remise en cause du « réflexe transatlantique »

Ces résultats sont d’autant plus remarquables qu’ils situent la perception de l’importance de l’UE pour la sécurité européenne au même niveau que celle de l’OTAN : 81% des personnes interrogées dans les pays membres de l’UE, et 78% en moyenne de tous les pays interrogés considèrent l’alliance comme importante pour la sécurité de leur pays. Outre quelques exceptions, la perception de l’importance de l’OTAN pour la sécurité nationale ne diverge guère de celle de l’UE ; l’exemple des Français, qui considèrent majoritairement l’OTAN (72%) et l’UE (73%) sur un pied d’égalité, illustre que les deux institutions ont bel et bien leur place dans le cadre de la sécurité européenne. Cette tendance se confirme aussi dans les pays ayant une culture stratégique traditionnellement plus orientée vers l’OTAN, l’écart entre l’OTAN et l’UE ne s’élevant qu’à cinq points de pourcentage en Allemagne et en Pologne.

Prétendre que l’Union européenne possède le même poids que l’OTAN pour assurer la sécurité de l’Europe serait toutefois une illusion. Faute de capacités suffisantes, y compris des capacités de dissuasion nucléaire, l’UE n’est pas suffisante pour garantir la sécurité européenne, mais elle a démontré ses atouts pour compléter les tâches fondamentales de l’OTAN. En effet, l’UE est d’ores et déjà considérée comme l’outil préféré des citoyens des pays membres pour gérer les grands enjeux stratégiques. En ce qui concerne la gestion des relations bilatérales avec la Russie, l’option de coopération dans le cadre de l’UE (36%) prime sur la coopération au sein de l’OTAN (24%) et la coopération bilatérale avec les États-Unis (9%). De manière similaire, seuls 11% des Européens souhaitent travailler avec les États-Unis pour gérer les relations de leur pays avec la Chine, tandis que presque la moitié souhaite coopérer avec Pékin dans le cadre de l’UE (46%). Ceci démontre l’absence d’un « réflexe transatlantique » de la part du public européen, dans la mesure où celui-ci ne voit pas la coopération bilatérale avec les États-Unis comme méthode prioritaire pour gérer les enjeux stratégiques.

 

L’Europe « souveraine » n’est pas une utopie française – les Européens y sont prêts

En effet, cette idée d’une Europe géopolitique n’est pas nouvelle.  Si la perception publique s’avère bienveillante envers l’Union européenne dans le domaine de la sécurité et de la défense, elle exprime également une forte demande du public pour davantage d’actions de l’UE sur l’échiquier géopolitique. Or, aux vues des conséquences économiques et énergétiques de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, et des difficultés d’approvisionnement en énergie qui s’annoncent, il ne peut pas être exclu que ce soutien ne soit que de courte durée. La fenêtre d’opportunité risque ainsi de se refermer. Si les Européens souhaitent la saisir et profiter de cette opinion publique favorable, les décideurs politiques à Bruxelles, Paris, Berlin, Varsovie et Rome doivent maintenir le niveau d’ambition affiché dans le cadre de la boussole stratégique, publiée en mars 2022. Or, les prochains mois, qui verront sans doute une détérioration de la situation économique dans les pays membres, permettront de voir si Poutine réussira à diviser les Européens ou si ceux-ci seront capables de répondre de manière unie aux défis économiques et politiques qui se dressent devant eux pour le futur.

Au lendemain de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, et alors que la France fut à la tête de la Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF) de l’OTAN en 2022 – et ce pendant plus d’un an – ces perceptions de l’opinion publique seront surement bien reçues à l’Élysée, au ministère des Armées et au ministère des Affaires étrangères. Même si les sondages d’opinion reflètent toujours une perception temporelle, ces chiffres confirment que les efforts français pour promouvoir une Union européenne plus souveraine et des structures de défense commune compatibles avec l’OTAN, que ce soit dans le cadre de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune) ou de formats ad hoc, ont atteint leur objectif. Il semble ainsi que l’idée d’une Europe « souveraine » n’est pas une utopie française, mais peut devenir une réalité au niveau européen. Cela s’est également reflété dans une multitude d’autres domaines au cours des dernières années, qu’il s’agisse du plan de relance européen pour répondre à la pandémie, d’initiatives comme le fonds de souveraineté européenne, annoncé par la présidente de la Commission lors du discours sur l’état de l’Union, ou des politiques industrielles comme la loi sur les puces européennes (European Chips Act).

 

Repenser l’alliance transatlantique et le rôle de l’Europe dans un nouveau contexte stratégique

Les conséquences de cette volonté des Européens pour une Europe plus « souveraine » ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Union, et celle-ci pourrait être prise en compte par la Maison-Blanche. Si l’implication des États-Unis dans la sécurité de l’Europe est largement saluée des deux côtés de l’Atlantique (72%), cet engagement ne constituera pas la priorité de la politique étrangère des États-Unis à moyen et long terme. Dans le contexte de la compétition stratégique entre Washington et Pékin, les États-Unis ont assumé leur rôle de « gendarme de l’Europe » plutôt par nécessité que par choix. Un réengagement des États-Unis en Europe n’était pas prévu dans l’approche stratégique de l’administration américaine, et étant donné ses ressources limitées, Biden cherchera à réorienter celles-ci vers l’Indopacifique dès que possible. Ce « pivot vers l’Asie », c’est-à-dire la focalisation de la politique étrangère sur la compétition avec la Chine lancé sous Obama, se décline aujourd’hui dans tous les domaines de la politique américaine.

Par conséquent, les ambitions de Joe Biden en Indopacifique et au regard de la compétition de Washington avec Pékin nécessiteront une nouvelle méthode de coopération avec les Européens. Washington doit repenser la relation transatlantique sous un angle donnant davantage de place à l’Union européenne, y compris dans le domaine de la sécurité et de la défense. Les initiatives telles que la création du Conseil du commerce et des technologies (CCT) sont un début prometteur : divisé en plusieurs groupes de travail, ce format réunit des officiels des États membres de l’UE et des États-Unis pour aborder la coopération dans plusieurs domaines techniques, à l’instar des normes technologiques, des chaines d’approvisionnement ou du contrôle des exportations. Si ce format de coopération institutionnalise la coopération avec l’Union européenne au lieu de passer par les capitales nationales, il reste néanmoins limité aux questions technologiques, et n’aborde pas encore véritablement les questions stratégiques.

Étant donné les objectifs définis par la boussole stratégique de l’UE et le concept stratégique de l’OTAN, les États-Unis doivent élargir leur coopération au domaine de la défense, et activement inciter les Européens à investir davantage dans leurs propres systèmes de défense. Le développement de la « souveraineté européenne » dans ce domaine fera de l’Europe un meilleur partenaire pour les États-Unis : une augmentation des capacités permettra aux Européens d’assumer davantage de responsabilités dans le domaine de la sécurité, à l’instar de la gestion des crises dans le voisinage européen. En effet, la stratégie de sécurité nationale des États-Unis, parue en novembre, souligne la nécessité d’investissements dans la défense européenne. Toutefois, plusieurs pays européens, y compris l’Allemagne ou la Finlande, se sont davantage tournés vers les États-Unis pour leurs récentes acquisitions avec des commandes d’avion de combat F-35, ce qui remet en question l’ambition de développer des capacités européennes. Une tendance similaire se manifeste dans le domaine de la défense antimissile, car plusieurs pays membres de l’OTAN -dont l’Allemagne, mais pas la France – se sont mis d’accord pour développer le bouclier antimissile européen European Sky Shield. Quelles que soient les décisions prises dans les capitales européennes, il est très probable que les États-Unis continueront à pousser les Européens à maintenir cet effort dans le domaine de la défense, car de meilleures capacités européennes leur permettront de se focaliser davantage sur leurs priorités outre-Pacifique.

Néanmoins, c’est surtout le contexte des tensions géopolitiques en Indopacifique qui constitue un enjeu majeur pour l’autonomie stratégique européenne. Les priorités de l’UE restent encore vagues concernant certaines questions centrales, à l’instar de son approche générale envers la Chine, mais aussi du déploiement d’éventuelles missions dans le cadre de la PSDC afin de garantir la liberté de navigation (le concept de présences maritimes coordonnées devant encore faire ses preuves sur le long terme). La stratégie de sûreté maritime, actuellement en cours de révision à Bruxelles, et une véritable stratégie européenne sur la Chine constitueront des opportunités importantes pour avancer sur ce sujet. Dans les mois à venir, les développements à Berlin (en particulier ceux liés à sa future stratégie de sécurité et son approche vis-à-vis de la Chine) seront déterminants, car ils indiqueront le niveau d’ambition envisageable au niveau européen. Si Berlin continue à mettre l’OTAN au centre de sa politique de défense et considère l’Union européenne comme complémentaire, à l’instar de la gestion des crises, cela compliquera la coopération plus ambitieuse au sein de l’UE, qu’il s’agisse de l’armement ou du déploiement des missions. La volonté des pays membres de l’Europe de l’Est, des pays scandinaves et des pays baltes, de coopérer au sein de l’UE sera cependant tout autant décisive, car toute mesure concernant la politique de sécurité et de défense commune doit être prise à l’unanimité. Si l’autonomie stratégique semble alors, aujourd’hui, être une réalité partiellement en marche, son avenir dépendra clairement de la volonté des gouvernements des États membres de l’UE de poursuivre ce chemin.  Néanmoins, une opinion publique en faveur de ce projet constituera un cadre favorable pour les décisions nécessaires.

 

Crédits photo : FREDERICK FLorin / AFP

Auteurs en code morse

Gesine Weber

Gesine Weber (@gesine_weber) est chercheuse au sein du bureau parisien du German Marshall Fund of the United States (GMF) et doctorante au département d’études de défense du King’s College à Londres. Spécialisée sur les questions de sécurité et défense européenne, ses travaux de recherche portent sur les politiques de sécurité et défense de l’UE et de l’UE-3 (France, Allemagne, Grande-Bretagne), sur la coopération entre l’UE et le Royaume-Uni, ainsi que sur le rôle géopolitique de l’Europe.

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