La sécurité climatique dans la réflexion stratégique en France

Le Rubicon en code morse
Sep 27

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Le 13 décembre 2021, à l’initiative du Niger et de l’Irlande, le Conseil de sécurité des Nations Unies met au vote un projet de résolution visant à intégrer les risques sécuritaires liés au changement climatique dans les stratégies de prévention des conflits. L’objectif est d’anticiper de possibles reprises des tensions dans des zones fragilisées par des affrontements récents. Si le Conseil a déjà organisé sept débats dits ouverts sur les liens entre dérèglement climatique et sécurité depuis 2007, complétés par cinq débats informels selon la formule « Arria », moins exigeante d’un point de vue procédural que les débats ouverts, ce vote témoigne du caractère encore controversé du lien entre dérèglement climatique et sécurité. En effet, avec un veto (Russie), un vote contre (Inde) et une abstention (Chine), il révèle un clivage entre les États qui reconnaissent clairement la question de la sécurité climatique comme légitime et ceux qui contestent sa pertinence même, tout comme la légitimité du Conseil à débattre de la question. Pour sa part, la France figure, et ce depuis le premier débat organisé sur le sujet en 2007, parmi les promoteurs de la question aux côtés de ses partenaires européens, et en particulier de l’Allemagne qui a soutenu la mise en place d’un « Group of Friends on Climate and Security » en août 2018 et du « Climate Security Mechanism » auprès du secrétariat de l’ONU, aux côtés de la Suède, de la Norvège, et du Royaume-Uni. Le 23 février 2021, lors d’une réunion du Conseil, le Président Macron a ainsi soutenu la création d’un poste d’envoyé spécial des Nations Unies pour la sécurité climatique afin de renforcer la prise en compte du sujet dans les efforts de consolidation de la paix.

Cette diplomatie française de la sécurité climatique se double, depuis plusieurs années, d’une reconnaissance des liens entre climat et sécurité au sein du secteur de la défense. Elle fait écho, dans  un contexte de mise en place du « Climate Change and Security Action Plan »  de l’OTAN publié le 14 juin 2021, aux déclarations de plusieurs responsables de la défense des membres de l’Alliance, notamment aux Etats-Unis, au Canada, ou encore au Royaume-Uni. Le 12 novembre 2021, soit un mois avant le vote avorté de la résolution au Conseil de sécurité, la ministre française des Armées, Florence Parly, déclare également que « les forces armées doivent être engagées dans la lutte contre le changement climatique », et lance l’initiative internationale « Changement climatique et forces armées »  au Forum de Paris sur la paix. Cette initiative est complétée, en avril 2022, par la publication de la stratégie « Climat et défense » du ministère des Armées, qui organise la réflexion sur le sujet autour de quatre piliers : « connaissance et anticipation », « adaptation », « atténuation et transition énergétique », et « coopération ministérielle, interalliée, et internationale ». Six ans après la conférence des Nations Unies sur le changement climatique (COP21) de 2015 à Paris, et l’organisation d’une première conférence « Défense et climat » en amont de l’événement, le dérèglement climatique continue ainsi d’alimenter la réflexion doctrinale et stratégique. S’il y a eu une reconnaissance de ses implications sécuritaires dès le Livre blanc de 2008, il s’agit, dans cette contribution, de montrer que la COP21 a représenté un tournant du point de vue de la « climatisation » des problèmes sécuritaires dans le secteur de la défense.

« Climatiser » la sécurité : le rôle de l’expertise

Dans la littérature en relations internationales, le concept de « climatisation » désigne le processus par lequel les acteurs reformulent leurs priorités selon un prisme climatique. Il témoigne ainsi de la force mobilisatrice de la thématique dans la politique internationale, qui se manifeste également par l’implication d’un nombre croissant d’acteurs (entreprises, fondations philanthropiques, organisations de la société civile) dans les arènes climatiques internationales comme les conférences des Parties (COPs) de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). À mesure que les rapports du GIEC se font plus inquiétants sur les efforts à fournir pour atténuer le dérèglement climatique, mais aussi pour nous adapter à ses impacts délétères, ces acteurs apportent leur propre perspective et leur propre compréhension de la question. Des études montrent par exemple comment les fondations philanthropiques montent en puissance dans les débats internationaux, au point de changer les règles de fonctionnement du régime de gouvernance international du climat. La très diffusée et controversée initiative « The Climate Pledge », cofondée par Amazon, témoigne quant à elle de l’activité croissante du secteur privé sur le sujet. Dans le cas des forces armées françaises, le processus de climatisation s’est aussi manifesté par une reformulation de problèmes sécuritaires traditionnels en termes climatiques. L’étude de ces nouveaux récits et de leur utilisation dans la doctrine et les réflexions stratégiques contemporaines de la France permet de montrer comment le secteur de la défense peut se présenter comme légitime dans la gestion des crises climatiques présentes et à venir.

La « climatisation » de la réflexion doctrinale et stratégique implique, dans un premier temps, la mise en place d’une expertise climatique axée sur les enjeux de sécurité, afin de mesurer les liens entre phénomènes sécuritaires et dérèglement climatique. Global et complexe, le changement climatique est en effet aussi un processus à long terme, et les forces armées demandent des indicateurs pour organiser leurs actions et prioriser certaines questions. Bien que l’anticipation de phénomènes extrêmes et les prévisions météorologiques aient toujours constitué une part substantielle du travail des planificateurs militaires, il n’existait jusqu’à récemment aucune autorité épistémique claire sur l’enjeu climatique. Dans le cas français qui nous intéresse dans cette contribution, nous pouvons mentionner une première initiative. Créé en 2016 à l’issue de la COP21, et piloté par l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) dans le cadre d’un contrat réalisé pour le compte de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées, l’Observatoire des impacts du changement climatique sur la défense et la sécurité remplit en effet cette mission, avec pour objectif de sensibiliser les composantes civiles et militaires du ministère aux conséquences du changement climatique sur la sécurité. Il a également informé la position des armées françaises sur la sécurité climatique à travers une série de publications abordant les nouveaux défis dans certaines régions du monde, comme le Sahel ou l’océan Indien.

Penser les liens entre climat et sécurité dans le contexte français

Afin de qualifier les implications sécuritaires du changement climatique, la doctrine stratégique de défense française se rapproche du terme de « multiplicateur de menaces » (threat multiplier) déjà popularisé aux États-Unis et à l’ONU. Le changement climatique ne constituerait en effet jamais la cause principale d’un conflit armé (contre l’idée de « guerre du climat »), mais nourrirait plutôt indirectement des tensions politiques, économiques et sociales préexistantes. Lorsqu’il y a « climatisation » de la sécurité dans la doctrine stratégique française, elle s’applique ainsi à des enjeux sécuritaires déjà précisément identifiés. Dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, un paragraphe présente les « régions les plus fragiles du monde » – avec un accent particulier sur le Sahel (Niger, Mauritanie, Mali et Tchad) et l’Asie du Sud (Bangladesh) – où les événements climatiques extrêmes sont susceptibles d’avoir un impact sur les « mouvements migratoires ». Cette « climatisation » du récit sur la migration présente une continuité depuis le Livre blanc de 2008, et a été renforcée par la climatisation accrue des migrations dans d’autres domaines de la gouvernance climatique mondiale. Un deuxième enjeu « climatisé » dans la doctrine stratégique française est le terrorisme. Dans le contexte de l’opération Barkhane, les implications sécuritaires du changement climatique dans la région ont suscité un intérêt croissant (migrations, terrorisme). À l’occasion d’un sommet extraordinaire du G5 Sahel en 2017, le quatrième bulletin de l’Observatoire mentionne la nécessité de multiplier les initiatives de développement pour prévenir la pauvreté induite par les modifications des conditions climatiques, qui pourraient à leur tour conduire à un renforcement des groupes terroristes.

Dans un contexte de multiplication des événements climatiques extrêmes dus au dérèglement global, une réflexion est également engagée sur la résilience des infrastructures civiles et militaires sur le territoire national, à la fois en métropole et dans les territoires ultramarins. L’ouragan Irma, qui a dévasté les îles de Saint Martin et Saint Barthélémy dans la nuit du 5 au 6 septembre 2017, a agi à ce titre comme un révélateur des vulnérabilités climatiques du territoire national et du rôle des forces armées dans le secours aux populations. Des moyens militaires sont en effet employés pour l’assistance aux populations, l’apport de ressources vitales et les évacuations, mais aussi la sécurisation contre les pillages ou les mouvements de foule. L’ampleur de la logistique et les arbitrages capacitaires qui ont dû être faits à l’époque témoignent des contraintes opérationnelles qui risquent de peser sur les forces armées à mesure que ces phénomènes se multiplieront, en particulier si ceux-ci ne sont pas suffisamment anticipés. À ceci s’ajoute le chantier de l’adaptation des infrastructures militaires à des risques comme les sécheresses ou la submersion marine, qui fait déjà l’objet d’études spécifiques inspirées des modèles anglo-saxons.

Si, comme nous le voyons, la question de l’adaptation aux effets du dérèglement climatique est dominante dans la réflexion stratégique sur le sujet, l’enjeu de l’atténuation, et plus spécifiquement de la réduction des émissions carbonées, demeure encore peu discuté. Alors que la France, à l’instar de plusieurs de ses partenaires européens, ambitionne d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, la défense sera pourtant amenée à prendre sa part, et à décarboner une partie de ses activités. Dans le contexte actuel de réflexion européenne et nationale sur les approvisionnements énergétiques, lié à l’invasion russe de l’Ukraine, et de la montée en puissance de l’atténuation à l’OTAN, il apparaît ainsi nécessaire de poursuivre le débat sur la transition énergétique lancé en 2020 par la Stratégie Energétique de Défense et de développer ses trois piliers (consommer sûr, consommer moins, consommer mieux).

 

Crédits photo : Kevin Auger/Marine Nationale/Défense

Auteurs en code morse

Adrien Estève

Adrien Estève (@adrienesteve) est postdoctorant CNRS au Centre de Recherches Internationales (CERI), résident à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Il vient de publier « Guerre et écologie. L’environnement et le climat dans les politiques de défense » aux Presses Universitaires de France.

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