La relance de la défense européenne : par les États, pour les États

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Avr 29

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Coopération structurée permanente (CSP), Fonds européen de défense (FED), Initiative européenne d’intervention (IEI), Facilité européenne pour la paix (FEP), Boussole stratégique : la politique européenne de la défense a connu, ces dernières années, l’activation et la création de nouveaux instruments d’action. À écouter certains dirigeants européens dont le chef de l’État français, cette « Europe de la défense » qui n’existait pas en 2017 a, enfin, une réalité et est en capacité de produire des effets dont la constitution d’une « autonomie stratégique ». Cette idée selon laquelle il y aurait eu plus de réalisations politico-institutionnelles en deux ans qu’en vingt ans est discutée. Il s’agit également d’expliciter les raisons qui conduisent à penser que ce tournant politico-institutionnel est insuffisant pour dépasser les divergences nationales et renforcer une culture stratégique commune. Ce paradoxe apparent s’explique par l’ordre intergouvernemental qui continue de dominer cette politique : les États agissent davantage au sein de l’UE, mais sont, plus que jamais, les maîtres du jeu.

L’Union européenne, genèse et institutionnalisation d’un acteur stratégique

La politique européenne de la défense correspond aux instruments d’action publique partagés par plusieurs États européens au sein ou à l’extérieur de l’UE et qui visent à répondre aux problèmes publics liés à la guerre et aux conflits armés. Cette politique publique transnationale a émergé à la fin des années 1990 hors de l’UE par une initiative franco-britannique, puis s’est s’institutionnalisée au sein de l’UE à des vitesses variables et dans des contextes stratégiques différents. La « relance » de la défense européenne qui débute au milieu des années 2010, n’aurait pu advenir sans le travail politique réalisé depuis la fin des années 1990.

Le premier âge (1998-2008) : l’apparition de l’UE comme acteur stratégique

Le sommet franco-britannique qui se déroule à Saint-Malo en décembre 1998 et rassemble le Premier ministre britannique Tony Blair, le Président français Jacques Chirac et le Premier ministre français Lionel Jospin, représente la date de naissance de la politique européenne de défense. Ce sommet se déroule entre les deux grandes puissances militaires de l’Europe et hors de l’UE, dans le contexte des guerres qui se déroulent alors dans les Balkans, aux frontières de l’UE.

En 2001, le traité de Nice donne une existence institutionnelle à cette politique au sein de l’UE : la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) est mise en œuvre par le Comité politique et de sécurité (COPS), l’État-major de l’UE (EMUE) et le Comité militaire de l’UE (CMUE). Sous l’autorité du Conseil, les décisions sont prises à l’unanimité et chaque État membre dispose, de facto, d’un droit de veto. Les institutions supranationales – Commission, Parlement, Cour de Justice – n’ont pas de prérogatives : la PESD est l’instrument des États. L’ensemble des quinze États membres de l’UE d’alors y prennent part, à une exception près, le Danemark, qui utilise le mécanisme d’ « opt-out ».

L’objectif de la PESD n’est pas de défendre le territoire européen d’une attaque militaire. Les États-Unis sont contre un tel projet, cette position étant incarnée par les fameux « trois D » de Madeleine Albright, Secrétaire d’État au sein de l’administration Clinton (1997-2001) : non au découplage de la sécurité transatlantique, non au dédoublement des structures de l’OTAN, non à la discrimination à l’encontre des alliés non membres de l’UE comme la Norvège. Une majorité d’États européens partagent la position américaine : le parapluie otanien et américain est confortable, il coûte peu (budgétairement) et rapporte beaucoup (stratégiquement).

De fait, les États membres de l’UE se mettent d’accord sur une autre ambition stratégique pour la PESD, à savoir d’assurer la paix et de soutenir le « state building » à l’extérieur des frontières de l’UE, à la suite d’un conflit armé ou d’une guerre. En 2003, la première opération PESD dite « Concordia » est lancée dans l’Ancienne République yougoslave de Macédoine – aujourd’hui, Macédoine du nord. La même année, l’UE publie sa « Stratégie européenne de sécurité ». En cinq ans, 22 opérations militaires et missions civiles sont lancées sous le drapeau étoilé.

En 2004, le projet de « Groupements tactiques de l’UE » (GTUE) est confirmé et l’Agence européenne de défense (AED) est créée afin d’harmoniser les besoins capacitaires entre les États membres. Le monde industriel voit des évolutions structurelles avec, entre autres, la création de deux entreprises multidomestiques, EADS en 2000 – qui devient Airbus Group en 2014 et Airbus en 2017 – et MBDA en 2001, ainsi que le lancement du programme d’avions de transport militaire A400M en 2003.

Le deuxième âge (2009-2013) : la politique européenne de la défense par le marché  

En comparaison avec ce premier âge considéré par de nombreux observateurs comme  « révolutionnaire », la période suivante allant de la fin des années 2000 au milieu des années 2010 est généralement présentée comme plus lente et moins fructueuse. L’UE – et donc ses États membres – se seraient endormis. Cette période correspond à un contexte stratégique différent où les menaces et les théâtres de guerre sont plus éloignés de l’UE : l’Irak et l’Afghanistan. L’instrument interétatique adapté pour y répondre n’est pas l’UE, mais bien l’OTAN. En outre, l’UE est embourbée dans une crise, d’une autre nature et qui affecte le cœur de son régime politique : la « Grande Récession » économique des années 2007-2009, mettant en péril l’existence même de la zone euro.

Il ne s’agirait, toutefois, pas de balayer d’un revers de la main – reprenant ainsi le narratif politique dominant – que « rien ne s’est passé » lors de ces années parce qu’il n’y a pas eu de « grands moments ». Une telle lecture surestime le rôle héroïque d’une poignée d’acteurs individuels et sous-estime le travail quotidien des acteurs institutionnels. En 2009, le traité de Lisbonne entre en vigueur, portant plusieurs innovations institutionnelles par rapport au traité de Nice tel que la « clause de défense mutuelle » (article 42.7 du traité sur l’UE), la coopération structurée permanente (CSP), et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE). La PESD devient la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : si l’acronyme change, l’ordre intergouvernemental qui la gouverne demeure.

Concomitamment, la Commission européenne a – comme souvent dans l’histoire de l’intégration européenne – un autre agenda politique que les États membres : accroître ses prérogatives dans un domaine d’action publique où elle n’est pas compétente. À la fin des années 2000, cela fait près de quinze ans que la Commission européenne travaille à bas bruit par des Communications et autres Livres verts (normes non contraignantes dites aussi « soft law »). Elle ambitionne ainsi de limiter les usages répétés par les États membres de l’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) leur permettant de ne pas suivre les règles du marché intérieur (non-discrimination et concurrence) si des intérêts nationaux sont en jeu.

En 2009, sur proposition de la Commission, le Parlement européen et le Conseil votent en faveur du « paquet défense » qui comprend deux directives dont le but est de participer à constituer un marché intérieur de l’armement et une Base industrielle technologique et de défense européenne (BITD-E). C’est la première fois de l’histoire de l’UE que des normes contraignantes (hard law) régulent le secteur de la défense. L’UE dirigée par ses États membres et agissant loin des frontières de l’UE n’est plus le seul acteur stratégique. La Commission en devient un autre et avec une logique inverse : travailler au cœur de l’UE et passer par le marché. Le point commun de ces deux logiques est de porter une vision « libérale du militarisme ».

L’Europe, une province du monde parmi d’autres

Pourtant, depuis plusieurs années, le tragique de l’histoire est venu réveiller les États européens dans ce consensus libéral et les a obligés à ne plus se penser seulement par rapport à eux-mêmes, mais également vis-à-vis des autres puissances et régions du monde. L’objectif est devenu d’accélérer les changements afin que l’Europe reste à la « table des grandes puissances » et ne passe pas « au menu », comme aime à le répéter Florence Parly, ministre française des Armées entre 2017 et 2022.

Le troisième âge (2014-2022) : éléments de contexte

Ainsi, la période 2014-2022 est souvent présentée comme une « relance » ou un « réveil » de la politique européenne de la défense par la multiplication des transformations à l’œuvre qu’incarne l’idée d’une « Commission géopolitique » défendue par la Présidente Ursula von der Leyen et celle d’ « Europe géopolitique » travaillée par certains chercheurs ici et – son prédécesseur, Jean-Claude Juncker (2014-2019) n’était pas moins allant sur cette question. C’est aussi la notion de « souveraineté européenne » forgée par le Président français, Emmanuel Macron, qui se décompose en souveraineté stratégique, industrielle, technologique, sanitaire, etc. C’est encore l’objectif d’une « autonomie stratégique » reprise dans nombre de discours par le Président du Conseil européen, Charles Michel, et le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell.

Sans négliger le caractère polysémique de ces termes et leurs usages politiques différenciés, tous renvoient à l’idée que l’UE doit apprendre à parler le « langage de la puissance ». La « norme sans la force », cette énigme de la puissance européenne, a montré ses limites dans un contexte marqué par l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les attaques terroristes djihadistes sur le sol européen des années 2015-2018, la sortie du Royaume-Uni de l’UE (Brexit) en 2020, les incertitudes stratégiques liées à l’administration américaine Trump (2017-2021), le repositionnement structurel des États-Unis en Asie pour faire face à la montée en puissance constante de la Chine amorcé par Barack Obama, ainsi que la guerre en Ukraine depuis février 2022.

Plus que jamais, l’UE ne se construit pas seulement pour répondre à des enjeux de politiques internes (inward narratives) tels que la préservation de la paix, la prospérité économique par la constitution du marché intérieur, la création de la monnaie unique, le programme d’échanges universitaires Erasmus, mais les interdépendances politiques qui associent et opposent l’UE aux grandes puissances étrangères (Chine, Russie, États-Unis, Inde), au GAFAM, à l’Afrique (outward narratives). Il en découle une série d’évolutions institutionnelles.

Le troisième âge (2014-2022) : évolutions institutionnelles  

Au sein de l’UE, la clause de défense mutuelle de l’UE est activée pour la première fois par la France en 2015 à la suite des attaques terroristes djihadistes perpétrées à Paris. En 2017, la CSP, instrument créé par le traité de Lisbonne et qui n’avait pas été utilisé jusque-là est mobilisé : 25 États membres y prennent part. Le Fonds européen de défense (FED) est créé en 2018 à la suite d’une proposition du président de la Commission, Jean-Claude Juncker. En 2019, les enjeux industriels de la défense sont intégrés dans le portefeuille d’un Commissaire, en l’occurrence le Français Thierry Breton qui dirige la DG DEFIS depuis 2019, ce qui est une première dans l’histoire de la Commission européenne.

En 2021, la Facilité européenne pour la paix (FEP), instrument financier extrabudgétaire, lancée et utilisée à l’hiver 2022, qui a permis d’acheminer à hauteur d’un milliard et demi d’euros des équipements destinés aux forces armées ukrainiennes, y compris, pour la première fois, des équipements létaux. En 2022, la « Boussole Stratégique » – Livre blanc de la défense et la sécurité pour l’UE – est publiée, actualisant et complétant la « Stratégie globale de l’UE » parue en 2016, et proposant, entre autres, la création d’une capacité de réaction rapide, renforçant les ressources dont disposaient les GTUE.

Dans le même temps, des initiatives sont prises par des États européens à l’extérieur de l’UE. C’est le cas de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), proposée par Emmanuel Macron lors de son discours de La Sorbonne en septembre 2017, lancée en 2018 et qui rassemble treize États dont certains non membres de l’UE comme le Royaume-Uni et la Norvège. Lancée en 2020, la Task Force Takuba est un dispositif ad hoc qui rassemble huit États européens dont la France. Elle a participé à accompagner l’opération militaire française Barkhane dans le Sahel qui elle-même a pour ambition de soutenir le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) luttant contre les groupes terroristes djihadistes.

Au-delà de ces initiatives multilatérales, d’autres ont pris une forme bilatérale comme le traité d’Aix-la-Chapelle signé entre la France et l’Allemagne en 2019 et le traité du Quirinal entre la France et l’Italie en 2021. Dans le domaine industriel, les grands programmes qui sont en cours de négociations associent la France, l’Allemagne et l’Espagne (SCAF) contre l’Italie, la Suède et le Royaume-Uni (Tempest) dans le secteur des avions de combat. La France et l’Allemagne travaillent au char d’assaut du futur (MGCS), et ils partagent la table des négociations avec l’Italie et l’Espagne pour construire l’Eurodrone (RPAS).

En somme, s’il est empiriquement erroné d’affirmer, que « la politique européenne de défense a plus avancé en deux ans – ou, pour les plus cavaliers, en deux semaines à la suite de l’attaque du territoire ukrainien par les forces armées russes, le 24 février 2022 – qu’en vingt ans », il est tout aussi faux de considérer que la politique européenne de défense est une chimère. Des instruments ont été créés à l’intérieur de l’UE et d’autres à l’extérieur de l’UE, certains dans un format bilatéral et d’autres dans des configurations minilatérales ou multilatérales, venant compléter ceux lancés lors des deux premiers âges. Ce faisant, la politique européenne de la défense incarne la dynamique d’ « intégration différenciée » c’est-à-dire le renforcement de l’Europe à géométrie variable, et les États font face au défi de devoir mettre en œuvre une politique  de défense « flexilatérale » articulant partenariats bilatéraux, minilatéraux et multilatéraux.

La domination de l’ordre intergouvernemental ne meurt jamais  

Malgré ce réveil européen, force est de constater que l’UE est limitée dans ses capacités d’action. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’UE concentre ses actions autour d’une succession de paquets de sanctions économiques, met en scène son unité politique et demeure dépendante militairement de l’Alliance atlantique : c’est la politique du « gentle reminder ».

Les États, plus que jamais au centre du jeu 

Ce paradoxe apparent s’explique par le renforcement de l’ordre intergouvernemental qui continue de dominer la gouvernance de la politique européenne de la défense. Les États agissent davantage au sein de l’UE – correspondant au modèle de « l’État-membre » plutôt qu’à celui de « l’État-nation » –, mais sont, plus que jamais, les maîtres du jeu : c’est ce que Chris Bickerton, professeur à l’Université de Cambridge et ses collègues qualifient de « nouvel intergouvernementalisme ». En effet, depuis 2016, le nombre d’initiatives a été conséquent, mais toutes sont de nature intergouvernementale : ce sont les États qui élaborent et mettent en œuvre l’IEI, la CSP, la Task Force Takuba, le SCAF, le MGCS, etc.

L’observateur avisé identifiera une exception à cette règle : le FED est un instrument supranational dans la mesure où il est piloté par la Commission européenne. Pourtant, les effets que pourrait produire le FED ne doivent pas être surestimés. Il n’est pas réaliste de penser qu’une enveloppe de huit milliards d’euros sur sept ans (2021-2027) puisse transformer structurellement le capitalisme de la défense en Europe qui pèse des centaines de milliards d’euros sur la même période. On verra si les chefs d’État et de gouvernement reprendront, lors du Conseil européen des 30 et 31 mai 2022, l’idée d’un « fonds d’investissement » de 200 milliards d’euros qui circule depuis l’automne 2021 dans les cercles informés.

Le statu quo par l’architecture institutionnelle intergouvernementale   

Par ailleurs, on fera, dès à présent, remarquer la préférence des dirigeants politiques européens pour la « politique de l’exception », en l’occurrence budgétaire. S’il a été possible d’aboutir à un plan de relance de 750 milliards d’euros dans le cadre de la crise sanitaire liée à la Covid-19, le budget pluriannuel actuel de l’UE demeure à un niveau résiduel (1,25% du PIB des 27). Quant au FED, il a été diminué de 13 à 8 milliards d’euros, lors des négociations européennes, du fait de l’ « urgence sanitaire ». Cette politique qui ne favorise pas une institutionnalisation européenne et un rôle renforcé des institutions supranationales est favorable aux (grands) États.

De plus, il n’y a pas eu un changement structurel de l’architecture institutionnelle de la politique européenne de la défense depuis vingt ans. Le Conseil des ministres de la Défense est toujours informel (il ne fait pas partie des 10 formations existantes) et la prise de décision pour les actions de la PSDC se prend à l’unanimité, et non à la majorité qualifiée comme dans le cadre de l’AED et de la CSP.

Enfin, ces dernières années ont vu le déclin des opérations PSDC – en nombre et en ambitions – et n’ont pas vu la constitution de nouveaux « champions européens » dans l’industrie sur le modèle d’Airbus ou de MBDA. La joint-venture franco-allemande KNDS demeure à un niveau d’intégration primaire. Quant au programme SCAF, les divergences industrielles entre Dassault Aviation et Airbus ne sont pas toutes levées et le pouvoir politique franco-allemand devra s’employer pour « faire voler » l’avion de combat du futur européen. Enfin, les débats autour du renforcement de la politique européenne de la défense ont été exclusivement cadrés autour de l’exigence de souveraineté (et/ou d’autonomie) stratégique, éclipsant l’enjeu démocratique. On rappellera que le Parlement européen compte – seulement – une sous-commission « sécurité et défense ». Statu quo en la matière également.

Finalement, le réveil européen qui a débuté au milieu des années 2010 a produit des changements paramétriques qu’il ne s’agirait pas de sous-estimer, mais ne générera pas de transformations paradigmatiques. L’ordre intergouvernemental qui domine la politique européenne de la défense est une machine à créer du compromis politique, mais aussi à tendre vers le plus petit dénominateur stratégique commun et à reproduire les divergences interétatiques. Cela demeure l’horizon pour les années à venir.

 

Crédit : Dusan_Cvetanovic

Auteurs en code morse

Samuel B.H. Faure

Samuel B.H. Faure (@samuelbhfaure) est maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye où il dirige le Diplôme d’Analyste en Cybersécurité (DAC). Chercheur associé au centre de recherche CNRS Printemps de l’Université Paris-Saclay, il a, entre autres, publié Défense européenne. Émergence d’une culture stratégique commune (Athéna éditions, 2016) et Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française de l’armement (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020).

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