La guerre d’Ukraine et le renseignement : entre problèmes récurrents et usages émergents

Le Rubicon en code morse
Avr 22

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La guerre d’Ukraine a offert au monde secret du renseignement une visibilité sans précédent. De l’humiliation publique du patron du renseignement extérieur russe par Vladimir Poutine à l’usage massif d’informations déclassifiées par les États-Unis et la Grande-Bretagne, en passant par le départ précipité du directeur du renseignement militaire français, les questions liées au renseignement ont fait les gros titres et demeurent un aspect central de la couverture médiatique du conflit. Cette omniprésence nous permet de tirer de premiers enseignements concernant le rôle et les activités des services de renseignement, à la fois sur des problématiques bien connues relevant de l’analyse, mais aussi sur des usages émergents dans le domaine de la guerre de l’information.

Chronique d’une invasion annoncée

Le 24 février 2022, le monde se trouve saisi d’effroi par le retour de la guerre en Europe alors que Vladimir Poutine vient d’annoncer le lancement d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine. Pourtant, rarement les préparatifs d’une invasion auront-ils été scrutés et divulgués avec autant de détails. Dès le mois de novembre 2021, la menace d’une offensive russe est évoquée par la presse américaine. Le 3 décembre, le Washington Post cite des sources de la communauté du renseignement et révèle, images satellite à l’appui, que la Russie est engagée dans la préparation d’une offensive militaire contre l’Ukraine qui pourrait impliquer 175 000 soldats et intervenir dès le début de l’année 2022. Les déclassifications se sont ensuite multipliées à un rythme inédit.

Mi-janvier, la Maison-Blanche annonce disposer d’informations selon lesquelles la Russie aurait envoyé des opérateurs en Ukraine pour fabriquer un prétexte, comme une action de sabotage, susceptible de justifier une intervention militaire. Quelques jours plus tard, le président Joe Biden affirme lors d’une conférence de presse qu’au vu des moyens engagés, son homologue russe n’a pas d’autre choix que d’intervenir en Ukraine. L’analyse américaine est étayée le 22 janvier par le gouvernement britannique dans un communiqué inhabituel faisant état de renseignements selon lesquels le Kremlin se préparerait à installer au pouvoir à Kiev un leader prorusse, en l’occurrence un parlementaire ukrainien nommément identifié.

Début février, l’administration Biden annonce que la Russie pourrait diffuser une vidéo de propagande mettant en scène les dégâts, y compris humains, provoqués par une prétendue attaque ukrainienne sur le sol russe afin de justifier une riposte militaire. Quelques jours plus tôt, le secrétaire à la Défense Lloyd Austin avait indiqué que la Russie disposait de plus de 100 000 soldats à la frontière ainsi que des équipements nécessaires pour procéder à une invasion. Enfin, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan déclare le 11 février que l’offensive peut désormais intervenir à tout moment. Une semaine plus tard, Joe Biden se dit « convaincu » que la décision de recourir à la force armée a été prise par Vladimir Poutine et que Kiev sera visée. Invité à expliciter les raisons de sa confiance, le président invoque sobrement les « capacités de renseignement substantielles » des États-Unis.

Un succès technique et humain de l’administration Biden

L’invasion russe du 24 février a confirmé le bienfondé des analyses de la communauté du renseignement (CR). À son corps défendant, Vladimir Poutine a donc offert à la CR un succès lui permettant de redorer son image après des déconvenues comme le 11-septembre ou les armes de destruction massive irakiennes, qui ont largement été perçues comme des échecs du renseignement.

Dans le cas de l’Ukraine, cette réussite repose avant tout sur la diversité des informations collectées par des moyens techniques, mais aussi via des sources humaines. Les capacités techniques des États-Unis, en matière d’imagerie ou d’interception des communications, sont bien connues, particulièrement depuis les révélations d’Edward Snowden. Elles apparaissent aussi, en creux, à travers les progrès technologiques du secteur privé qui, comme le démontre la politiste Amy Zegart dans son dernier livre, ont engendré une démocratisation d’activités relevant jadis exclusivement de l’État. De surcroît, le renseignement américain a pu bénéficier des déboires de la Russie en matière de sécurité des communications militaires. L’usage de systèmes radio non cryptés et de téléphones portables par les forces armées a mis en évidence une vulnérabilité substantielle du dispositif russe. Outre l’aspect technique, la qualité du renseignement humain concernant la Russie mérite d’être soulignée. Elle s’appuie sur des efforts de recrutement amorcés de longue date qui, avec le temps, ont permis à Washington de disposer de sources haut placées au Kremlin. Au sujet de l’élection présidentielle américaine de 2016, la CR avait ainsi pu conclure, « avec un haut degré de confiance », que Vladimir Poutine était personnellement impliqué dans la campagne de désinformation russe.

Au-delà des données brutes, il convient d’insister sur leur interprétation par les analystes de la CR ainsi que sur un aspect essentiel, mais souvent négligé : l’interaction entre le renseignement et les décideurs. Sur ce dernier point, les bons résultats de l’administration américaine témoignent de la grande expérience acquise en matière de renseignement par Joe Biden lui-même, d’abord au Sénat, notamment à la Commission des Affaires étrangères, puis en tant que vice-président de Barack Obama. Le successeur de Donald Trump est un consommateur attentif et assidu de renseignement, mais aussi un fin connaisseur du fonctionnement de la CR et de ses enjeux bureaucratiques. Aussi considère-t-il que la mission de la CR est avant tout de produire de la connaissance visant à éclairer ses choix en tant que chef de l’exécutif. Il est plus réservé sur l’action clandestine et, en particulier, sur le rôle paramilitaire endossé par la CIA dans la lutte contre le terrorisme. Lors des discussions de l’administration Obama sur la politique à mener en matière de contre-terrorisme, le vice-président s’est prononcé en faveur de l’approche la plus modeste. Joe Biden s’est aussi opposé à l’opération visant Oussama Ben Laden, ainsi que le rappelle l’ancien président dans ses mémoires, en liant cette frilosité au douloureux souvenir de l’échec du sauvetage des otages de Téhéran en 1980.

La primauté accordée par le président Biden à la production du renseignement stratégique transparaît, par exemple, dans sa décision de nommer à la tête de la CIA un diplomate – William Burns – qui avait été ambassadeur à Moscou entre 2005 et 2008. « Mon métier, notre métier, à la CIA est de soutenir et d’informer les décideurs afin de leur permettre de faire les meilleurs choix », a-t-il affirmé en juillet 2021. Dans les faits, William Burns a confirmé cette orientation. Il a immédiatement suspendu certaines opérations clandestines ciblant la Russie afin de donner à la nouvelle administration une chance de normaliser ses relations avec le Kremlin. Il a également procédé à une réorganisation de la CIA destinée à améliorer la qualité du renseignement produit sur la Chine, dont il a fait sa priorité.

Pivot vers les adversaires géopolitiques traditionnels

La clairvoyance américaine est d’autant plus notable que des précédents, comme la Corée en 1950, l’Afghanistan en 1979 ou l’Irak en 1990, avaient démontré qu’il ne suffisait pas d’identifier une concentration de troupes dans une zone frontalière pour conclure à l’imminence d’une invasion. D’autre part, on peut ajouter que des pays alliés comme la France ou l’Allemagne ont, sur la base d’informations similaires, produit des interprétations divergentes, qui ont été infirmées par l’invasion du 24 février.

Ce point de comparaison permet de suggérer que la bonne interprétation des États-Unis a été facilitée par le regain d’attention de la CR envers les adversaires géopolitiques conventionnels comme la Russie ou la Chine. Alors accaparée par la guerre contre le terrorisme et ses conséquences, la CR avait été, par exemple, prise de court par la réaffirmation de la puissance militaire russe via son intervention en Géorgie à l’été 2008. Le secrétaire à la Défense et ancien directeur de la CIA Robert Gates avait alors fait part de son inquiétude à propos de l’évolution du rôle de la CIA et de ses effets néfastes sur la qualité du renseignement produit « aux niveaux politique et stratégique ». Les déconvenues de la Crimée, de la Syrie, puis de l’immixtion russe dans l’élection de 2016, qu’un ancien directeur de la CIA a présentées comme un « équivalent politique du 11-septembre », ont assurément contribué à rehausser l’importance accordée à la Russie au détriment des acteurs non-étatiques. D’ailleurs, à la suite de l’annexion de la Crimée, la CIA a mis en place un  programme de formation à destination des forces spéciales et des personnels du renseignement ukrainiens afin de les aider à résister à une éventuelle attaque russe.

Pour autant, le succès est loin d’être total. Les États-Unis ont surestimé l’efficacité des forces armées russes et sous-estimé la détermination des Ukrainiens, ce qui a conduit Washington à proposer l’exfiltration du président Volodymyr Zelensky dès le début des combats. Ce constat peut également s’appliquer à de nombreux observateurs extérieurs. Soulignons néanmoins qu’il est particulièrement délicat d’anticiper la réaction d’un peuple sujet à une agression militaire et sa propension à résister. La percée de l’État islamique dans le nord de l’Irak en 2014 comme l’effondrement du gouvernement afghan face à l’offensive des Talibans en août 2021 démontrent la persistance de difficultés pour les services de renseignement en matière d’anticipation, en dépit de progrès observés par ailleurs. L’évaluation des capacités militaires à la disposition de l’agresseur apparaît plus aisément quantifiable. Néanmoins, des impondérables relevant de la dimension humaine de la guerre, comme la combativité des soldats ou le degré de corruption de l’industrie de défense, affectent la façon dont les moyens militaires sont employés et, in fine, altèrent leur efficacité. Ces inconnues exposent les analystes à de nombreux écueils, en particulier les biais cognitifs, ce que reconnaît à demi-mot le Pentagone.

En outre, Vladimir Poutine lui-même semble avoir été pris de court par la tournure des opérations militaires. Ceci permet de rappeler que des travaux d’historiens, comme ceux de Christopher Andrew sur l’Union soviétique, ont démontré que les régimes dictatoriaux et autoritaires offraient un environnement politique peu favorable à la production de renseignement efficace. Le poids de l’arbitraire dans ces sociétés invite chacun à la plus grande prudence, y compris au sein des services qui constituent un élément constitutif du pouvoir de ces régimes. Ces particularités parasitent la relation entre les services et le décideur ; les premiers ont tendance à dire au second ce qu’il veut entendre, ce qui l’isole de tout point de vue divergent. De plus, ces régimes se caractérisent souvent par une dimension idéologique très forte. En découle une interprétation du monde toute faite qui conduit au rejet des éléments ne pouvant s’intégrer dans ces schémas interprétatifs.

Une arme émergente dans la guerre de l’information

La principale nouveauté de la guerre d’Ukraine en matière de renseignement concerne la diffusion d’informations déclassifiées dans des proportions et délais inédits. Le procédé n’est pourtant pas nouveau. En 1962, durant la crise des missiles de Cuba, l’administration Kennedy avait utilisé des photographies obtenues via les avions de reconnaissance U2 dans le but de contrer la propagande soviétique. L’administration Bush avait opéré de manière similaire pour persuader ses alliés et l’opinion internationale de la présence d’armes de destruction massive en Irak en 2002-2003. Dans ce cas, l’usage public du renseignement s’était avéré contreproductif. Insuffisant pour convaincre, il a, en plus, altéré de manière durable la crédibilité de la CR, y compris aux yeux de services alliés, dans la mesure où les armes en question n’ont jamais été découvertes. Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2016, la CR a également endossé un rôle particulièrement délicat en publiant, un mois avant le scrutin, un communiqué dénonçant la campagne de désinformation orchestrée par la Russie. La manœuvre a été répétée lors d’échéances électorales ultérieures.

C’est dans la continuité de cette approche que s’inscrit la stratégie élaborée par l’administration Biden à l’automne 2021 et qui consiste à « déclassifier et partager ». La directrice du renseignement national Avril Haines et le directeur de la CIA William Burns ont soutenu la diffusion massive d’informations déclassifiées, se démarquant ainsi de la réticence traditionnelle de leurs prédécesseurs soucieux de protéger les « sources et méthodes ». Cette rupture prend en compte les évolutions liées à l’apparition de nouveaux outils de communication et de nouveaux acteurs non étatiques. L’émergence d’un nouvel environnement informationnel a favorisé l’essor des pratiques relevant de la désinformation. La Russie, qui comme l’a récemment exposé le politiste Thomas Rid s’appuie sur la tradition et le savoir-faire soviétiques, a su habilement tirer profit de cette situation. Un des objectifs de l’administration Biden est donc de contrer de manière préventive le récit russe en assumant un rôle plus actif dans la guerre de l’information. C’est le sens des révélations à propos des prétextes envisagés par la Russie pour justifier son intervention qui permettent d’établir a posteriori qu’il n’y a pas eu de provocation de l’Ukraine et que l’agression russe était préméditée. Si cette stratégie a contribué à souder l’OTAN face à la menace russe, force est de reconnaître que son impact au-delà de l’Occident a été faible. La Russie est en effet loin d’être isolée.

Le recours à des informations déclassifiées vise également à contraindre la cible à modifier son comportement ou ses plans en dévoilant ceux-ci avant qu’ils n’aient pu être mis en œuvre. Lorsque la Maison-Blanche évoque la possibilité de l’emploi d’armes chimiques par Moscou sur la base de renseignement approximatif, la finalité est clairement coercitive. De la même façon, la diffusion de renseignement sur l’avancement des préparatifs d’invasion a été utilisée comme un moyen de pression, souvent en amont d’échanges entre des responsables américains et leurs homologues russes. Si l’invasion n’a pu être dissuadée, les révélations successives ont vraisemblablement perturbé et retardé l’offensive, ce qui a permis à l’Ukraine de disposer d’informations et de temps pour se préparer. Ce mode opératoire ne se limite pas à la Russie puisque l’administration Biden l’a aussi employé vis-à-vis de la Chine en affirmant que Moscou avait sollicité Pékin pour une aide militaire et économique quelques jours avant des discussions entre les deux gouvernements et un échange téléphonique entre Joe Biden et Xi Jinping.

Cette stratégie a enfin une dimension offensive destinée à alimenter les dissensions et tensions pour déstabiliser le pouvoir russe. Cela transparaît lorsque des responsables américains s’appuient sur du renseignement pour affirmer que Vladimir Poutine n’est pas correctement informé, car ses chefs militaires lui cachent l’ampleur des difficultés rencontrées en Ukraine. En parallèle, le renseignement britannique a communiqué sur cette question ainsi que sur les difficultés des forces armées russes en matière de moral, de logistique et de commandement.

S’il est trop tôt pour mesurer l’efficacité de cette stratégie, celle-ci semble s’inscrire dans la durée. En cela, elle rappelle le tournant opéré par les États-Unis à l’aube de la Guerre froide, lorsque le diplomate George Kennan a plaidé pour le lancement d’une « guerre politique organisée » destinée à contrer la subversion soviétique. Cette approche justifiait le recours à des opérations clandestines, qui allaient devenir indissociables de la CIA et de la politique étrangère américaine pendant près d’un demi-siècle. Aujourd’hui, alors que les tensions internationales alimentent de multiples comparaisons avec cette période, le renseignement est à nouveau appelé à jouer un rôle de premier ordre, mais dans une position plus ostentatoire que par le passé.

 

Crédit : Sgt. Justin Geiger

Auteurs en code morse

Raphaël Ramos

Raphaël Ramos (@rphl_rms) est docteur en histoire et chercheur associé au laboratoire CRISES de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et ouvrages consacrés à l’histoire du renseignement et la politique de sécurité nationale des États-Unis. Son dernier livre s’intitule : Une chimère américaine. Genèse de la communauté du renseignement des États-Unis, de la CIA à la NSA.

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