Les « libérateurs » : comment la « galaxie Prigojine » raconte la chevauchée du groupe Wagner au Sahel

Le Rubicon en code morse
Fév 15

Abonnez-vous

 

L’ancrage du groupe Wagner et de ses filiales en Afrique subsaharienne apparaît ces dernières années comme la manifestation la plus marquante du réengagement de la Russie sur le continent africain. Le modèle d’implantation de Wagner, que reflète en partie le concept d’ « entrepreneuriat d’influence », s’inscrit dans un écosystème plus large à trois dimensions : la prestation de sécurité (garde prétorienne, protection de sites miniers), l’instruction militaire et le mercenariat ; l’extraction de matières premières, en particulier dans le domaine de la prospection minière ; un soutien informationnel mis en place pour façonner des représentations favorables au groupe paramilitaire, justifier par des moyens médiatiques et culturels son implantation et, par extension, légitimer la présence croissante de la Russie dans la région.

C’est cette dernière dimension que nous explorons dans cet article, dans la continuité de travaux antérieurs et en nous concentrant sur l’arrivée récente de Wagner au Mali, qui fait suite aux négociations entamées avec le gouvernement de transition à l’été 2021. Ce déploiement de quelques centaines de combattants russes intervient sur fond de dégradation sans précédent de la relation franco-malienne et de remise en question profonde de l’opération Barkhane. Il s’accompagne ces dernières semaines d’une nouvelle prolifération de contenus de désinformation en ligne. Ces derniers affichent le plus souvent une hostilité sans équivoque à la présence française, mais restent dans la plupart des cas difficiles, si ce n’est impossible à attribuer à des acteurs endogènes ou exogènes.

Certains canaux de diffusion ou personnalités russes en Afrique sont toutefois déjà connus pour leurs liens étroits ou leur appartenance à la « galaxie Prigojine », du nom du désormais célèbre homme d’affaires et sponsor du groupe Wagner Evgueni Prigojine. Figure centrale de l’influence russe, Prigojine est aussi connu pour sa proximité avec le président russe, sans toutefois appartenir à son premier cercle, et ses sociétés ont remporté plusieurs contrats publics émis par le ministère de la Défense. Les acteurs de sa « galaxie » produisent quotidiennement des dizaines de contenus, non seulement sur les actualités africaines et l’agenda des puissances étrangères, mais aussi sur l’évolution des « instructeurs russes » et sur leur environnement de projection. Nous en restituons les principaux discours, qui témoignent d’un récit sélectif, mais cohérent sur le rôle joué par la Russie en Afrique subsaharienne. Précisions enfin que ces acteurs s’insèrent dans un dispositif d’influence informationnelle russe plus large en Afrique subsaharienne, qui fera l’objet de publications postérieures.

Accompagner et légitimer le déploiement des acteurs russes au Sahel : le cas de RIA FAN

Le processus de légitimation des « instructeurs russes » et combattants du groupe Wagner est assuré par un vaste écosystème d’acteurs d’influence. Liés à plusieurs entités du réseau Prigojine, ces acteurs sont non seulement actifs sur le web et les réseaux sociaux (notamment Facebook, Telegram, VK et Twitter), mais aussi sur le terrain « physique », à travers l’infiltration de paysages médiatiques fragiles, d’actions sur l’environnement, de production et projection de dessins animés et de films de guerre, ou de la cooptation de figures militantes locales. Cet écosystème a vu le jour à partir de 2012 dans la clandestinité et avec une finalité intérieure, dans le contexte des manifestations de masse de l’hiver 2011-2012 en Russie contre les résultats des élections législatives. Le dispositif  est monté en puissance tout au long de la dernière décennie et a progressivement cessé de dissimuler ses liens avec Prigojine. Son volet médiatique se matérialise aujourd’hui dans le groupe média Patriot, fondé au mois d’octobre 2019, et dont le conseil d’administration est formellement dirigé par l’homme d’affaires pétersbourgeois. Formé de onze médias créés par des sociétés affiliées à Prigojine (initialement dissimulée, la relation entre ces médias a été établie par l’utilisation d’un même identifiant Google Analytics) et de 130 médias partenaires, Patriot s’est donné pour mission « la diffusion maximale d’informations sur les événements se déroulant en Russie afin de créer un espace informationnel favorable au développement du pays ». Ces informations répondent à une exigence de patriotisme, défini comme « l’amour de son pays, le respect de sa culture et de ses traditions ».

Parmi ces onze médias figure « l’Agence de presse fédérale » (RIA FAN). Lancée en avril 2014, RIA FAN a été dirigée jusqu’en 2016 par Aleksandra Krylova, également membre de la direction de Agentstvo Internet Issledovanij (Internet Research Agency, IRA), une des entreprises phare du projet Lakhta « d’usine à trolls » pendant les élections présidentielles américaines de 2016. Dotée d’un budget de 159,8 millions de roubles en 2018 (2,1 millions d’euros) et officiellement composée de 25 membres, RIA FAN emploierait en réalité plus de cent personnes. Elle agit comme une centrale de production de contenus pour le groupe Patriot. C’est ce que suggère le tableau n°1 : la vidéo d’un motard burkinabè brandissant un drapeau russe à Ouagadougou, apparue sur le site de VoA Afrique le 25 janvier 2022 en début d’après-midi, a été reprise à 18h36 (heure de Paris) par RIA FAN avant d’être répliquée neuf fois en trois heures par des médias du groupe Patriot.

Tableau n°1. Modèle de circulation de contenus entre les médias du groupe Patriot

Le site de RIA FAN est en russe (un projet arabophone sur la Syrie existe également) et la majorité de ses audiences (13,2 millions de visites totales en décembre 2021) provient de Russie (60 % du trafic web fin 2021) et du Bélarus (31 %). Toutefois, RIA FAN a cela d’intéressant qu’elle sert aussi, par sa couverture, de principale caisse de résonance des activités menées par les entités du réseau Prigojine à l’étranger et de révélateur des récits sélectifs véhiculés pour légitimer son expansion.

Le traitement que RIA FAN réserve aux actualités en Afrique subsaharienne constitue en cela un corpus privilégié. Le site relaie régulièrement des contenus de sources d’information locale prônant un rapprochement avec la Russie de plusieurs États africains, notamment ceux en proie à des situations de déstabilisation politique, économique et sécuritaire. C’est le cas depuis fin 2018 en République centrafricaine (RCA) avec Radio Lengo Songo, la « radio des Russes » à Bangui sponsorisée par la compagnie de prospection minière Lobaye Invest, une entité du réseau Prigojine. Plus de 150 articles publiés sur le site de Lengo Songo ont été à ce jour relayés par RIA FAN, de très loin son principal relai médiatique. Dans une moindre proportion, RIA FAN rapporte ces derniers temps les articles du site d’information malien Mali Actu, lorsque ces derniers légitiment la coopération russo-malienne encouragée par le gouvernement de transition. Toutefois, contrairement à Lengo Songo en RCA, il n’existe pas aujourd’hui au Mali, à notre connaissance, d’acteur médiatique sous-traité par la galaxie Prigojine pour perfectionner le ciblage des audiences locales. Mais si les acteurs russes s’y implantent durablement, le pays devrait à son tour être concerné par ce phénomène d’externalisation. Des travaux sur la RCA ont d’ailleurs fait état de la mise en place d’une campagne numérique en faveur du président Touadéra et de son mouvement « inspirée » (et sans doute en partie coordonnée) par les Russes présents dans le pays. En 2020, une excroissance de l’IRA avait aussi été incorporée au sein d’une ONG de la banlieue d’Accra au Ghana, afin de cibler les populations afro-américaines en amont des élections présidentielles de 2020.

Pour illustrer l’argument d’un accompagnement informationnel du réengagement russe en Afrique à travers l’écosystème Prigojine, nous comparons dans le graphique n°1 le traitement par RIA FAN des actualités centrafricaines, mozambicaines, maliennes et burkinabè. Ce choix procède du fait que ces quatre pays africains représentent chacun à leur manière un niveau d’engagement différent des paramilitaires russes dans la région : ancien et pérenne en RCA (depuis début 2018), ancien et avorté pour cause d’échec au Mozambique (de septembre à décembre 2019), récent au Mali (depuis fin 2021), potentiel au Burkina Faso.

Graphique n°1. Volume mensuel d’articles produits par RIA FAN à partir des tags « RCA », « Mozambique », « Mali » et « Burkina Faso » entre juillet 2017 et janvier 2022.

Plusieurs éléments sont à relever. Premièrement, la RCA fait l’objet d’une couverture par RIA FAN bien plus volumineuse et ancrée dans le temps que les trois autres États sélectionnés. Ce constat est lié à la pérennité de la présence de Wagner en Centrafrique depuis janvier 2018, qui voit RIA FAN publier ses premiers articles sur la situation politique du pays. Cette couverture s’est intensifiée à la suite de plusieurs événements marquants, qui se traduisent par des pics de publications. Le pic observé en août 2018 s’explique ainsi par l’émotion provoquée par l’assassinat de trois journalistes russes partis enquêter sur les activités de Wagner dans le pays. Une vague de publications intervient à partir de décembre 2020, date de la réélection du président sortant Faustin-Archange Touadéra et du début de la contre-offensive menée conjointement par les forces armées centrafricaines (FACA) et leurs « alliés russes » contre les rebelles de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC). Cette contre-offensive est d’ailleurs à l’origine d’un second pic de publications au printemps 2021, avec la sortie du film Touriste.

De manière plus relative, un autre pic lié à la production cinématographique de l’écosystème Prigojine s’observe dans le cas mozambicain, avec la sortie au mois de décembre 2021 de Granit. Le film retrace l’action de Wagner contre des groupes terroristes au Cabo Delgado en 2019, malgré l’échec retentissant de l’opération. Cette débâcle est d’ailleurs une explication plausible de la très faible couverture dont le pays a fait l’objet depuis le déploiement des mercenaires russes en septembre 2019.

Le graphique illustre bien la progressive montée en puissance de l’écosystème Prigojine au Mali. On remarque une hausse substantielle du volume de publications de RIA FAN, qui intervient en deux vagues, à partir de l’automne 2020. La première est liée au coup d’État d’août 2020, qui entraîne une remise en question progressive par la France du prolongement de l’opération Barkhane. La deuxième vague intervient après le deuxième putsch mené par le colonel Assimi Goïta et les négociations engagées avec Wagner. La couverture par RIA FAN de la situation au Mali s’est depuis intensifiée, avec un pic de publication en janvier 2022, parallèlement à l’implantation des paramilitaires dans la région de Mopti et à l’intensification de la crise entre Paris et Bamako.

Enfin, si les données sont encore parcellaires s’agissant du Burkina Faso, une légère hausse s’amorce ces derniers jours depuis le coup d’État du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba du 24 janvier 2022. Cette séquence a fait l’objet de plusieurs articles violemment anti-français, laissant ouverte l’hypothèse d’une arrivée des acteurs russes au Burkina Faso.

Déclinaison malienne du récit russe : ensemble contre le « néocolonialisme »

Nous avons analysé dans un second temps la manière dont RIA FAN couvrait les actualités récentes au Mali, à partir d’une analyse de jugements des 129 articles classés dans le tag « Mali » du site au mois de janvier 2022. Sans surprise, RIA FAN a consacré près d’un quart de ses articles à l’implication de la Russie dans le pays (dont 17 % d’articles mélioratifs, voire élogieux). Les mercenaires de Wagner ne sont toutefois jamais qualifiés en tant que tels (sauf dans les propos rapportés de responsables occidentaux), mais sont systématiquement présentés sous l’appellation formelle d’» instructeurs » ou de « formateurs » russes. Viennent ensuite les articles centrés sur l’actualité politico-sécuritaire malienne (20,9 %), dont la majorité vante l’action du gouvernement de transition d’Assimi Goïta et des forces armées maliennes (FAMa). La France est le sujet dominant d’un cinquième des contenus publiés sur la période, avec 18 articles ostensiblement critiques de l’opération Barkhane ou de l’attitude du gouvernement français. La dénonciation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), « sous contrôle de la France », occupe enfin une place significative dans le corpus.

Tableau n°2. Analyse de jugements des 129 articles publiés sur RIA FAN à partir du tag « Mali » en janvier 2022

 Plus largement, l’analyse des contenus produits par l’écosystème informationnel du réseau Prigojine, et donc de la manière dont celui-ci communique sur ses propres actions, aboutit à la mise de lumière de trois types de « récits stratégiques ».

Le premier, dominant, consiste à souligner le rôle positif des acteurs russes au Sahel et les bénéfices d’une coopération accrue entre Moscou et Bamako. Le drapeau russe est érigé en « symbole du mouvement de libération » de l’Afrique, tandis que la coopération russo-malienne, présentée comme soutenue par le gouvernement et la population, est qualifiée d’» alternative au néocolonialisme occidental ». RIA FAN n’est pas le seul organe du réseau à diffuser ce récit. En septembre 2021, un sondage réalisé par la Fondation de défense des valeurs nationales (FZNTs), une entité sanctionnée en avril 2021 par le Trésor américain et dirigée par le « sociologue » Maksim Chougaleï, un fidèle de Prigojine, suggérait que 87,4 % des Maliens soutenaient l’appel d’Assimi Goïta aux « sociétés militaires privées de la Russie pour aider dans la lutte contre les terroristes ». Dans la même fibre narrative, les films Touriste et Granit, dont les droits d’exploitation sont détenus par une société du réseau Prigojine, ont cherché en 2021 à héroïser et glorifier le groupe Wagner aux yeux de leurs spectateurs. Il ne serait donc pas improbable qu’un nouvel épisode de cette série soit réalisé sur l’action du groupe au Mali. Les éléments préjudiciables pour Wagner, comme l’extraction minière ou les exactions (comme celles documentées en RCA), sont en revanche totalement éludés.

Le deuxième récit, tout aussi élogieux, porte sur les nouveaux dirigeants africains arrivés ces derniers temps au pouvoir en RCA, au Mali, en Guinée et au Burkina Faso (par un coup d’État dans ces trois derniers cas). Au lendemain du récent putsch à Ouagadougou, dans un post publié sur le compte VK du service de presse de Concord, sa principale société, Prigojine évoque avec ce « temps des colonels » une « nouvelle ère de décolonisation » de l’Afrique. Toujours en miroir du soutien soviétique à la lutte anticoloniale et aux mouvements de libération en Afrique, l’homme d’affaires affuble Assimi Goïta du surnom de « Che Guevara africain », attribué autrefois à Thomas Sankara. Ces éléments de langage ont été utilisés ou repris par la plupart de ses lieutenants, dont Chougaleï.

Image n°1. Montage publié le 25 janvier 2022 sur le compte VK du service de presse de la société Concord

Le troisième récit, plus négatif, concerne la France et, plus largement, « l’Occident collectif » « néocolonialiste » et interventionniste. Dans un post publié fin décembre 2021, Evgueni Prigojine opposait ainsi les « glorieux combattants russes [qui] sauvent le monde de la violence et de l’injustice » en Afrique aux « politiciens occidentaux corrompus et salivants [qui] lancent des accusations sans fondement ». Sur RIA FAN, « l’ex-métropole » et « ex-puissance coloniale » française est décrite sous l’angle de sa perte d’influence dans la région et de l’embourbement de l’opération Barkhane. Plus corrosifs, certains articles dénoncent la duplicité de l’armée française vis-à-vis des groupes djihadistes (et, en creux, son soutien au séparatisme touareg) ou font du « pillage » des ressources minières au Mali la cause principale de son intervention. Ces thèmes sont d’ailleurs récurrents dans les campagnes de désinformation anti-françaises observées ces derniers mois. Enfin, dans un autre sondage publié en janvier 2022, la FZNTs de Chougaleï jugeait que 83,3 % des Maliens évaluaient négativement la présence des troupes françaises dans le pays. Des résultats fort éloignés de la dernière enquête du très sérieux Mali-Mètre de la Friedrich Ebert Stiftung, qui aboutissait en mars 2021 à un tel sentiment d’insatisfaction pour 45,6 % des sondés.

Conclusion

Alors que les échanges économiques et culturels stagnent depuis le sommet de Sotchi d’octobre 2019, le réengagement de la Russie en Afrique subsaharienne connaît sa véritable concrétisation dans la progression soutenue du groupe Wagner dans la zone. Celle-ci est rendue possible par l’instabilité politique régionale et l’indétermination de la France quant à la pertinence de son engagement au Sahel : autant de brèches dans lesquelles les paramilitaires russes s’infiltrent. Depuis la fin de l’année 2021, le Mali d’Assimi Goïta en est la dernière étape.

Cette expansion non officielle de la Russie s’accompagne d’un appareil d’influence informationnelle hétérogène. Nous avons analysé ici l’une de ses dimensions les moins connues, et pourtant cardinales, celles des sources et des contenus créés par la galaxie Prigojine elle-même. Ce dispositif fabrique des récits offensifs et cohérents, parfois très éloignés de la réalité, mais prompts à légitimer l’agenda russe, soutenir ses alliés locaux de circonstance et discréditer ses compétiteurs stratégiques. La réactualisation de la mémoire du soutien soviétique aux mouvements d’indépendance africains contre l’impérialisme occidental, et son articulation aux discours panafricanistes, souverainistes et anti-néocoloniaux africains contemporains (comme ceux du Premier ministre Choguel Maïga au Mali), en sont les traits les plus significatifs. Il s’agit maintenant de suivre la couverture par ces acteurs russes de l’évolution de la situation politique et sécuritaire au Sahel, parallèlement à un désengagement français devenu plus probable.

 

Crédits photo : Michele Ursi

Auteurs en code morse

Maxime Audinet et Colin Gérard

Maxime Audinet (@maximeaudinet) est chercheur à l’IRSEM et docteur en études slaves de l’université Paris Nanterre. Il est l’auteur d’une étude récente de l’IRSEM sur l’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone (n°83, 2021) et a publié aux éditions de l’INA l’ouvrage Russia Today (RT) : Un média d’influence au service de l’Etat russe.

Colin Gérard (@_ColinGerard) est doctorant à l’Institut français de géopolitique et chercheur au centre GEODE. Il prépare une thèse sur les acteurs et pratiques de la stratégie d’influence informationnelle russe en France.

Suivez-nous en code morse