La bataille de la Somme dans le ciel : les leçons de la guerre aérienne russo-ukrainienne

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Mar 02

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Cet article est la traduction de « The Somme in the Sky: Lessons from the Russo-ukrainian Air War », publié sur War on the Rocks le 9 février 2023.

 

Le ciel de l’Ukraine ressemble à une version aérienne de la bataille de la Somme de la Première Guerre mondiale. Contrairement aux premiers jours de frénésie au-dessus de Kyiv, aucune des parties ne tente de pénétrer profondément dans l’espace aérien adverse. À l’instar des mitrailleuses des tranchées françaises et allemandes, la combinaison de défense sol-air et de chasseurs menant des missions défensives rendrait une telle tentative suicidaire. Cette situation engendre une sorte de no man’s land aérien. Certes les deux camps échangent des frappes isolées à l’aide de plates-formes consommables ainsi que de munitions rôdeuses, et continuent à utiliser des hélicoptères le long des lignes de front à très basse altitude. Toutefois, aucun des deux camps n’est capable de mobiliser une puissance de combat décisive dans les airs.

Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’essaient pas. L’« impasse » dans les airs est maintenue par des actions agressives continues de la part de la Russie et de l’Ukraine. Les forces ukrainiennes continuent de réclamer des équipements aériens et des avions de combats occidentaux. De son côté, la Russie utilise de plus en plus de drones iraniens. Les systèmes de défense aérienne figurent en bonne place dans les récents programmes d’aide à Kyiv, tandis que la Russie s’appuie sur ses importants stocks d’armes à longue portée. En d’autres termes, l’absence relative de mouvement démontre l’importance accordée à la lutte aérienne par les deux parties, chaque nouvel effort étant rapidement contré par l’autre.

Imaginez à présent une situation dans laquelle un camp soit capable de percer les défenses aériennes de l’autre. Le premier scenario est celui d’une Russie conquérante dans les airs : l’aviation russe couperait les axes logistiques ukrainiens et le soutien occidental arrivant par la route et par le rail depuis l’Europe de l’Est. Elle pourrait également interdire la liberté d’action des forces terrestres ukrainiennes, qui auraient alors du mal à tenir leurs lignes, et plus encore à mener des offensives. Dans cette hypothèse, la Russie utiliserait également sa réserve quasi infinie d’armes non guidées pour ravager les villes ukrainiennes comme les bombardiers russes l’ont fait à Alep. A contrario, les Ukrainiens pourraient chercher à transformer les lignes d’approvisionnement russes en autoroutes de la mort par le truchement de la puissance aérienne, afin de provoquer l’effondrement de l’artillerie et des forces blindées russes en les privant de  carburant et de munitions. Compte tenu du rapport de force en leur défaveur (à 1 contre 10), et de leur déclassement technologique par rapport à la Russie, ils seraient confrontés à des risques effrayants et insoutenables sur le long terme. Si aucun des deux camps ne peut gagner le combat aérien, ils ne peuvent pas non plus se permettre de le perdre.

Il serait, certes, imprudent de tirer des conclusions hâtives sur la base d’informations incomplètes dans un conflit inachevé. Toutefois après une année de combat, il en ressort plusieurs principes clés pouvant éclairer les concepts et les investissements occidentaux futurs. Premièrement, l’impasse dans laquelle se trouvent les puissances aériennes opposées en Ukraine s’accompagne de lourdes conséquences sur le déroulement de la manœuvre terrestre. Loin d’invalider le besoin de conquérir la supériorité aérienne (même localement et temporairement), l’enlisement actuel prouve au contraire sa pertinence. Deuxièmement, la recherche de la supériorité aérienne ne se limite pas à des actions issues du milieu aérien – elle concerne tous les milieux et tous les champs. Cela va de pair avec la recherche d’interopérabilité des techniques, des tactiques et des procédures, entre armées mais aussi entre alliés afin d’accroitre les synergies. Enfin, l’attaque n’est pas nécessairement l’essence de la puissance aérienne, dont il serait douteux d’éluder la dimension défensive. La puissance aérienne peut également servir une stratégie de déni d’accès et des plates-formes à plus courte portée, moins onéreuses et déployées en masse sont un bon moyen d’y parvenir.

Une « impasse » est un indicateur de l’importance stratégique

Dès le début du conflit, l’Ukraine a mis en œuvre un large éventail de moyens pour empêcher la Russie d’utiliser son espace aérien. La réduction du potentiel offensif de la puissance aérienne russe était une condition nécessaire pour contrer les avancements autour de Kyiv, le maintien du front à l’est, la percée de Kharkiv et l’offensive de Kherson. Cet effort a été coûteux. Il a à la fois exigé beaucoup de bravoure et de sacrifice de la part des forces ukrainiennes, tout comme il a nécessité d’énormes ressources de la part des alliés.

Pour revenir à la bataille de la Somme, aucune analyse sérieuse de la Première Guerre mondiale ne prétendrait que le réseau statique des lignes de tranchées n’a pas revêtu une importance stratégique dans ce conflit. La difficulté de percer les réseaux de défenses était peut-être la caractéristique centrale de cette guerre. C’est cette impasse qui a donné lieu à un nombre considérable d’innovations sur le champ de bataille, les Français et les Britanniques produisant des chars d’assaut et les Allemands développant les tactiques des Sturmtruppen (troupes d’assaut), qui ont toutes deux joué un rôle important lors de la Seconde Guerre mondiale. De même, l’Ukraine a mis au point des tactiques remarquablement astucieuses et a collaboré avec des partenaires internationaux pour mettre en œuvre sur le champ de bataille des combinaisons inédites de capacités telles que le tir à partir d’un MiG 29 de missiles anti-radar de fabrication américaine. La Russie lui a rendu la pareille en puisant plus profondément dans son stock national d’armes de pointe et en modifiant l’usage de ses armements plus anciens.

Une partie de l’art de la guerre dans le domaine de la conception opérationnelle consiste à savoir où vous devez gagner, et où vous devez simplement empêcher votre ennemi de le faire. À l’ère de la contestation toujours plus forte dans le domaine aérien, les États-Unis et leurs alliés ne peuvent plus compter sur la suprématie aérienne dont ils ont bénéficié au cours des dernières guerres. Par conséquent, les États-Unis doivent apprendre à agir selon les préceptes  de Corbett et de Mahan. Cela signifie qu’ils doivent apprendre à mettre en place des stratégies de déni d’accès au milieu aérien lorsqu’ils ne sont pas capables de le contrôler, tout en étant capable de créer temporairement des fenêtres d’opportunité décisives. Dans les conflits futurs, les forces aériennes alliées n’ont pas nécessairement besoin de maîtriser les airs, elles doivent simplement assurer une supériorité aérienne au bon moment et au bon endroit pour permettre une action décisive des forces interarmées.

La campagne aérienne ne se limite pas au milieu aérien

Au lendemain de leur victoire à Pearl Harbor, les stratèges japonais ont constaté que leurs forces étaient atteintes du syndrome de la « maladie de la victoire ». Le succès des premières phases du combat a entraîné un excès de confiance, qui a conduit les stratèges à mener les combats comme ils le voulaient plutôt que comme ils le devaient. De même, après des décennies de domination aérienne incontestée des alliés, il était tentant de considérer la supériorité aérienne  comme acquise définitivement. En effet, dans la mémoire institutionnelle de l’armée américaine, sa capacité à dominer le ciel a toujours été un facteur suffisant pour prévaloir dans les autres milieux. Mais il s’agit là de préconceptions dangereuses quand il s’agit d’affronter une force aérienne adverse qui jouit au moins de la parité, voire d’une supériorité numérique. Les forces aériennes alliées devraient ainsi redoubler d’efforts en matière de puissance aérienne car nos forces interarmées respectives sont construites sur l’hypothèse de notre capacité à bénéficier de la supériorité aérienne. Pour autant, cet effort doit s’inscrire dans une manœuvre intégrant tous les autres champs et milieux. L’armée de l’air israélienne en offre un excellent exemple, en lançant des missiles antiradar depuis des camions, ceci sur la base de données de ciblage provenant de drones et d’aviateurs déployés sur le champ de bataille.

L’essence même d’une campagne aérienne réussie est sa capacité à transcender les limites du combat de surface et à frapper au cœur de la puissance militaire de l’adversaire. Ainsi, les aviateurs considèrent l’adversaire comme un système, en identifient les nœuds clés et appliquent des effets contre ces nœuds pour neutraliser le système  (qu’il s’agisse de dépôts de carburant pendant la Seconde Guerre mondiale, de ponts au Vietnam ou de réseaux d’engins explosifs improvisés dans les conflits plus récents). Ces effets peuvent, et doivent, provenir de tous les milieux. Les forces ukrainiennes mènent une campagne aérienne magistrale en utilisant tous les milieux et les champs de manière combinée. Elles identifient les nœuds clés de l’adversaire, tels que les dépôts d’approvisionnement et les sites de missiles sol-air, à l’aide de moyens aériens, spatiaux et cyber, puis utilisent une combinaison de feux aériens et terrestres pour neutraliser ces nœuds. C’est grâce à une stratégie de ciblage centrée sur les systèmes, que l’Ukraine a réduit la létalité de l’artillerie russe dont le simple volume aurait considérablement diminué les chances des forces terrestres ukrainiennes. De la même manière, l’action conjointe de l’aviation et surtout de la défense sol-air a permis d’interdire une partie du ciel à l’aviation russe. En adoptant une approche globale de la campagne aérienne, l’Ukraine a compensé ses désavantages, parvenant à mettre en place une posture de déni d’accès à son espace aérien – un exploit majeur.

L’approche interarmées multi-milieux / multi-champs de la puissance aérienne n’est pas nouvelle et est largement étayée au cours de l’histoire. Durant la campagne d’Afrique du Nord de la Seconde Guerre mondiale, la Royal Air Force se trouvait dans une position difficile face à la puissance technologique et numérique de la Luftwaffe. Afin de compenser la force de l’ennemi dans les airs, les ancêtres des Special Air Services ont mené des raids clandestins sur les bases aériennes ennemies autour de la Méditerranée. Qu’un avion soit détruit dans une confrontation aérienne directe ou dans un incendie au sol n’a que peu d’importance, le fait est qu’il n’est plus un facteur dans le combat. Alors que les radars terrestres allemands infligeaient de lourdes pertes aux forces de bombardement alliées, un commando britannique a saisi et exfiltré un radar Freya lors de l’audacieux raid de Bruneval en 1941. Leur succès a finalement conduit à la création de contre-mesures efficaces sous la forme de paillettes (ou ‘fenêtre’), sauvant ainsi la vie de nombreux équipages de bombardiers. Les mêmes principes étaient à l’œuvre six décennies plus tard lorsque les forces spéciales de la coalition ont fourni des données de ciblage aux équipages de B-52 pendant la campagne initiale contre les Talibans.

La principale leçon à tirer pour les planificateurs américains et alliés est que de lourds efforts sont nécessaires pour atteindre l’interopérabilité souhaitée, sur le plan conceptuel, technologique, et tactique – en particulier entre les différentes structures de  commandement et de contrôle. Comme l’a déclaré le général Brown, chef d’état-major de l’armée de l’air américaine, les forces américaines doivent être « intégrées nativement »  –  à la fois avec les autres services mais également au sein des alliances.  En parallèle, les forces alliées doivent investir en matière de puissance aérienne, pour empêcher que l’adversaire soit capable de rassembler une force militaire importante, et ainsi faciliter la manœuvre alliée dans les autres milieux.

L’attaque n’est pas nécessairement l’essence de la puissance aérienne

Pendant la majeure partie de l’histoire américaine, la puissance aérienne s’est appliquée essentiellement sur le terrain adverse et non « à domicile », ce qui explique la citation emblématique du général ‘Hap’ Arnold pour qui : « l’attaque est l’essence de la puissance aérienne ». Cependant, les alliés et partenaires de l’Amérique ne peuvent pas considérer que cette hypothèse s’appliquera toujours. Sans la capacité à interdire le ciel et à mener des campagnes défensives, ces derniers prêtent le flanc à de grands dangers. L’Ukraine a adopté une approche largement défensive de sa campagne aérienne, par nécessité. Si elle avait tenté de mener des frappes massives sur les aérodromes russes et les nœuds du réseau central de défense aérienne adverse, elle aurait subi des pertes inacceptables. Au lieu de cela, elle a utilisé une « stratégie de corrosion », en provoquant des frictions et en freinant toute tentative russe de contrôler l’espace aérien. Ce faisant, les forces ukrainiennes ont empêché la Russie d’employer sa stratégie syrienne, brutale mais tragiquement efficace, consistant à bombarder massivement les infrastructures civiles avec des bombes non guidées. Les conséquences opérationnelles et humanitaires de ces tactiques auraient été dévastatrices. La Russie continue de commettre des violations flagrantes des lois de la guerre avec ses armes à distance, mais mieux vaut avoir à se défendre face à des missiles de croisière que des bombes à gravité utilisées massivement. La stratégie défensive de l’Ukraine doit donc être considérée comme un succès, surtout si l’on tient compte du rapport des forces.

Là aussi, il existe des précédents historiques éclairants. Lors de la bataille d’Angleterre, la Royal Air Force a fait preuve d’une formidable discipline pour éroder son adversaire et éviter les engagements décisifs. Avec l’aide du système radar Chain Home, les Spitfires et les Hurricanes du Royaume-Uni montaient en altitude et effectuaient un seul passage en piqué sur les formations allemandes d’invasion, puis se désengageaient. Bien que la bataille ait été serrée, elle a conduit l’Allemagne à se détourner de la destruction de la Royal Air Force pour s’attaquer aux populations civiles. Ce fut une erreur décisive qui permit à la Grande-Bretagne de poursuivre sa stratégie d’érosion. En répétant cette tactique jour après jour, semaine après semaine, la Royal Air Force a usé la Luftwaffe au point qu’elle ne pouvait plus poursuivre ses opérations.

Les menaces auxquelles Washington et ses alliés sont confrontés sur les théâtres de l’Atlantique et du Pacifique se prêtent bien à des postures défensives. Dans le cas de Taïwan et des pays baltes, ces petits pays alliés ou partenaires sont confrontés au risque d’une invasion par un voisin plus important. Si un agresseur comme la Chine ou la Russie prenait le contrôle de l’espace aérien au-dessus de l’un de ces pays, ce dernier pourrait toujours chercher à utiliser, contester ou contrôler l’espace aérien en dessous de 10 000 pieds avec un effet considérable. De petits drones comme l’Aerorozvidka ukrainien se sont avérés extrêmement efficaces pour orienter les feux et larguer des munitions par gravité, et ainsi ralentir ou distraire un assaillant. En outre, dans cette situation, les systèmes intégrés de défense aérienne, les forces  spéciales et les missiles traditionnels portables pourraient également être utilisés pour créer un environnement redoutable à basse altitude.

En conclusion, la « campagne aérienne » menée par les Ukrainiens a été l’un des éléments du succès de leurs forces sur le terrain. Les planificateurs et les stratèges militaires alliés ne doivent pas en tirer d’enseignements hâtifs, notamment en faisant l’amalgame entre un manque apparent de mouvement dans les airs et le manque d’importance de ce milieu. La réussite de l’armée de l’air et de la force de défense aérienne ukrainiennes à mener une campagne défensive est une riche source d’enseignements pour nombre d’armées de l’air occidentales, en particulier celles susceptibles de se retrouver un jour en position de désavantage à la fois quantitatif et qualitatif par rapport à un potentiel adversaire.

 

Crédits photo : Air Historical Branch-RAF/MOD

Auteurs en code morse

Michael Stefanovic, Robert "Chuck" Norris, Christophe Piubeni et Dave Blair

Le colonel Michael Stefanovic est un ingénieur civil et un technicien en neutralisation des explosifs et des munitions de l’U.S. Air Force. Diplômé du programme Blue Horizons, il a dirigé des équipes de neutralisation des explosifs et munitions en Irak et commande actuellement le groupe d’études stratégiques du chef d’état-major de l’U.S. Air Force (CSAF SSG).

Le colonel Robert « Chuck » Norris est un officier d’échange de la Royal Air Force auprès du CSAF SSG. Pilote d’hélicoptère et instructeur avec 4 500 heures de vol, il possède également une vaste expérience du commandement et de l’état-major interarmées. Il a également servi au ministère de la Défense du Royaume-Uni et au commandement de l’OTAN.

Le colonel Christophe Piubeni (@ChristophePbi) est officier d’échange de l’armée de l’air et de l’espace auprès du CSAF SSG. Pilote instructeur d’A400M totalisant plus de 4 000 heures de vol et 100 missions de combat, il possède une vaste expérience opérationnelle et de commandement, ainsi qu’une expérience d’état-major dans le domaine des plans et des programmes. Il est le responsable des travaux sur l’intelligence artificielle au sein du SSG et est diplômé de l’U.K. Joint Staff College et du Massachusetts Institute of Technology Sloan Institute. Il est également titulaire d’une maîtrise en études sur la guerre du King’s College.

Le lieutenant-colonel Dave Blair est le responsable de l’innovation pour le CSAF SSG. Il est un pilote évaluateur avec plus de 2 000 heures de vol sur MQ-1/9 et AC-130 Gunship. Diplômé de l’Académie de l’U.S. Air Force et de la Harvard Kennedy School, il est titulaire d’un doctorat en relations internationales de l’université de Georgetown, où il enseigne en tant que professeur adjoint sur les politiques d’innovation en matière de défense.

 

Les auteurs sont tous membres de l’Initiative Stratégique Trilatérale, qui a été créée il y a dix ans pour renforcer l’efficacité opérationnelle en encourageant une collaboration et des échanges continus entre la Royal Air Force, l’U.S. Air Force et l’Armée de l’air et de l’espace. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas les orientations ou la position officielles du gouvernement des États-Unis, du département de la Défense des États-Unis, de l’U.S. Air Force ou de l’U.S. Space Force. L’apparition d’hyperliens externes ne constitue pas une approbation par le département de la Défense des États-Unis du site internet lié pour les informations, les produits ou les services qui y sont contenus.

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