Dans un entretien à la dépêche du Midi, le président Emmanuel Macron déclarait début juin : « Il ne faut pas humilier la Russie pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques. Je suis convaincu que c’est le rôle de la France, d’être une puissance médiatrice. […] Je pense, et je lui ai dit, que [Vladimir Poutine] a fait une erreur historique et fondamentale pour son peuple, pour lui-même et pour l’Histoire. La Russie n’en demeure pas moins un grand peuple ».
Ces passages sont intéressants, car ils contribuent à révéler partiellement les préférences du président, en particulier sa compréhension des enjeux stratégiques liés à la nouvelle agression russe contre l’Ukraine, sa vision du rôle international de la France et la relation à établir avec la Russie.
Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron souhaite éviter « d’humilier la Russie », ce qui a le don de fortement agacer de nombreux alliés de la France au sein de l’UE et de l’OTAN, ainsi que Kyiv, mais signale de ce fait une conviction forte de sa part, qu’il s’agit donc de prendre au sérieux. Alexander Lanoszka a déjà expliqué ici pourquoi les analogies historiques sont fallacieuses, et que l’image de la France en était fortement dégradée. Mais il reste une question : que veut dire « ne pas humilier la Russie » dans le contexte stratégique actuel ? Et comment comprendre l’origine de ce discours ?
Quelle humiliation ?
Le Président français identifie au fond une théorie de la sortie de crise. Habituellement, une telle théorie peut être reformulée selon le modèle suivant : si facteur X (hypothèse), alors Y va se produire (résultat) parce que Z opère (mécanisme causal reliant l’hypothèse au résultat). Dans le cas qui nous intéresse, on peut reformuler les propos de M. Macron de cette manière : s’il n’y a pas d’humiliation de la Russie, alors une solution diplomatique pourra être trouvée. On voit ainsi immédiatement que le mécanisme causal, le « parce que », est absent du raisonnement : on ne sait pas pourquoi le président associe aussi fortement absence d’humiliation et succès d’une solution diplomatique. En Roumanie, le président a redit qu’il faudrait bien négocier à un moment avec la Russie, mais encore une fois sans mentionner les conditions qui permettraient la survenue de ces négociations. L’argument serait plus crédible s’il explicitait son raisonnement car, en l’absence de mécanisme causal, il s’agit plus d’un acte de foi que d’une base réfléchie de politique publique.
Il faut peut-être étudier les travaux scientifiques sur le sujet pour tenter d’en savoir plus. Depuis une dizaine d’années, plusieurs spécialistes de Relations internationales développent les intuitions des réalistes classiques sur l’importance des émotions en général, et de l’honneur en particulier, dans la conduite des affaires diplomatiques, et insistent sur le rôle du statut. De manière simple, le statut peut être défini comme la position d’un acteur vis-à-vis d’un groupe de référence. Le statut est également intersubjectif : il n’existe qu’en fonction du regard des autres sur soi. Pour des raisons culturelles et historiques, certains États peuvent être très attachés à disposer d’un statut comparativement élevé, attendant honneur et reconnaissance de la part des autres États. Surtout, les États peuvent rentrer en guerre afin de maintenir ou augmenter leur statut. Richard Ned Lebow avance ainsi que la majorité des conflits depuis 1648 n’ont pas été initiés pour des raisons sécuritaires, mais pour des raisons de statut ou de vengeance, tandis que Jonathan Renshon illustre la manière dont l’écart entre le « statut ressenti » et le « statut souhaité » est un puissant moteur de conflit. Le problème est encore accru, pour William Wohlforth, dans les systèmes multipolaires ou les hiérarchies de puissance (et de statut associé) sont plus ambiguës, pouvant conduire des États à plus souvent chercher à s’affirmer au sein du système. Enfin, Joslyn Barnhart a montré que les États – et particulièrement les grandes puissances – avaient statistiquement beaucoup plus de chances de s’engager dans des actions visant à augmenter leur statut, comme une agression contre un État plus faible, lorsqu’ils avaient subi une expérience humiliante (comprise comme l’incapacité à se conformer à leur image internationale). Un bon exemple de ce mécanisme est l’invasion par la France de la Tunisie en 1881, faisant suite à la défaite contre la Prusse en 1870. Dans ce contexte, on pourrait avec un peu de malice avancer que, pour garantir la paix, il faudrait surtout ne pas humilier l’Ukraine…
La littérature a largement relevé que la Russie contemporaine correspond à un État obsédé par son statut, ayant des difficultés à accepter son déclin, ce qui la conduit à des comportements agressifs. Iver Neumann a par exemple montré comment, depuis 1991, le discours dominant des élites russes relève d’un complexe de supériorité face à une Europe présentée comme décadente et au bord de l’effondrement. Ce discours est lui-même articulé à une vision conspirationniste des relations internationales qui perçoit tout évènement négatif comme le résultat de l’action hostile d’un Occident acharné à détruire la Russie. Limités à certains cercles nationalistes dans les années 1990, ces discours ont été consciemment promus par le régime de Vladimir Poutine depuis le début des années 2000 afin de créer une unité nationale face à un ennemi occidental désigné, justifiant par la même occasion le tournant autoritaire du régime. Cette vision d’une Russie assiégée par un ennemi occidental à la fois décadent et hostile n’est pas seulement un discours à usage interne utilisé cyniquement par des élites russes trop heureuses de s’enrichir et acquérir des propriétés à Londres, New York et sur la Côte d’Azur : elle imprègne également profondément le discours de sécurité russe tel qu’il s’exprime dans les revues militaires et de relations internationales. Dans ce contexte idéologique, on comprend que la Russie puisse facilement se sentir « humiliée », les pays occidentaux ne lui reconnaissant pas le statut auquel elle estime avoir droit et qu’elle en vienne, comme mentionné précédemment, à utiliser la force pour se faire reconnaître.
Cet argument intuitif (on comprend bien que l’humiliation peut conduire à l’agressivité) est probablement correct pour expliquer, au moins partiellement, la décision russe d’entrer en guerre, c’est-à-dire la temporalité ad bellum. Mais ce n’est pas l’argument du président Macron puisque selon lui, éviter d’humilier la Russie permettrait d’obtenir une meilleure paix : la temporalité est donc celle du in bello. Le président, et certains de ses soutiens, ont tenté d’établir une distinction entre le « peuple russe » (qu’il ne faudrait pas humilier) et ses dirigeants, mais cette approche ressemble bien à un artifice rhétorique : outre que le discours de l’humiliation a été façonné par les cercles de pouvoir russe, comme nous le verrons ci-dessous, c’est bien Vladimir Poutine et pas le « peuple russe » qui décidera de ce qui est acceptable ou non pour la Russie. On en revient à l’absence de mécanisme causal dans le discours du président : en quoi l’absence d’humiliation du « peuple russe » (ce qui sous-entend que l’on pourrait humilier Vladimir Poutine ?) peut-elle conduire à un changement de la politique étrangère russe étant donné le fonctionnement du régime actuel ?
Or, si l’on ne voit pas les arguments qui permettent d’établir le lien logique tel que le fait le président, il y en a au moins deux qui plaident en sens inverse : rentrer dans le discours de « l’humiliation » est une reprise de la propagande russe et revient à de facto donner à Moscou un droit de regard sur les actions occidentales ; et ce discours fondé sur les émotions élude les conditions stratégiques nécessaires à l’établissement d’une paix plus durable.
Une reprise de la propagande russe
En premier lieu, le discours d’« humiliation » est une reprise terme à terme d’un récit stratégique russe centré sur une lecture à sens unique de la fin de la Guerre froide. Selon ce récit, les pays occidentaux n’auraient pas « respecté » la dignité de la Russie, ou ses intérêts. Cette distorsion de l’histoire est transparente dans les multiples déclarations de Vladimir Poutine qui annulerait la désintégration de l’URSS s’il le pouvait, considère que la fin de l’URSS a signifié la fin de la « Russie historique » ou qu’il s’inscrit dans la lignée de Pierre le Grand et conquérant des terres censément « russes ». Évidemment, cette lecture fondamentalement néo-impérialiste n’est pas partagée par les pays de l’ex-URSS, qui ne se considèrent pas comme faisant partie d’une « Russie historique » et comprennent l’effondrement comme une libération. L’historien ukrainien Mykola Riabchuk rappelle d’ailleurs que le discours des « peuples frères » ukrainiens et russes, parfois tenu dans les pays occidentaux, est également une vision russe de l’histoire qui nie la réalité de la construction de la nation ukrainienne.
Tableau 1. Le récit stratégique russe (Source: Charles-Philippe David et Olivier Schmitt. La Guerre et la Paix. Approches et Enjeux de la Sécurité et de la Stratégie. Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 215)
On pourrait rappeler que l’Occident, représenté à l’époque par le Président américain George Bush, la Première ministre britannique Margaret Thatcher, et le Président français François Mitterrand était particulièrement attaché à la stabilité de l’URSS par crainte des violences et du risque de prolifération nucléaire liés à un effondrement brutal. Ensuite dans le cadre d’une approche très russo-centrée, la Russie eltsinienne obtenait des millions d’aide de la part des institutions occidentales, en premier lieu, de la Communauté européenne pour soutenir une jeune démocratie russe. Aucun autre pays de l’ex-URSS n’a bénéficié de telles largesses. L’UE a signé avec la Russie l’accord de partenariat et de coopération en 1994. Ensuite, en 2003-2005, sous la présidence de Poutine, la Russie et l’Union européenne se sont entendues sur les termes d’un partenariat stratégique, qui devait aboutir à la création de quatre « espaces communs » : un « espace économique commun » ; un « espace commun de liberté, de sécurité et de justice » ; un « espace de coopération dans le domaine de la sécurité extérieure » et un « espace commun de recherche et d’éducation incluant les aspects culturels ». A son tour, l’OTAN a proposé une coopération avec la Russie dans le cadre du programme Partenariat pour la Paix depuis 1994 et, ensuite, du Conseil OTAN-Russie à partir de 2002. Enfin, les pays occidentaux ont facilité l’entrée de la Russie dans des organismes multilatéraux comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou le Fonds monétaire international (FMI). L’intégralité de l’approche des États occidentaux a relevé de la tentative de « socialiser » la Russie au sein d’institutions multinationales, approche qui a échoué.
On voit bien que si les pays occidentaux avaient voulu « humilier » la Russie, ils auraient pu s’y prendre différemment. Mais c’est bien là l’enjeu principal : le problème du discours de « l’humiliation » est que ce sont les dirigeants russes eux-mêmes qui définissent ce qui les « humilie ». Et étant donné l’évolution idéologique du régime, il semble bien que tout ce qui ne correspond pas à l’assouvissement des désirs des dirigeants russes sera vécu et présenté comme une « humiliation » par Moscou. De ce fait, adopter un vocabulaire de « l’humiliation » revient de facto à donner rhétoriquement un droit de regard à la Russie sur les actions occidentales en faveur de l’Ukraine, qui seront toujours présentées comme humiliantes. Dans le contexte actuel, il faut d’ailleurs se demander ce qui serait réellement une « humiliation ». Que l’Ukraine revienne à la situation du 23 février 2022 en repoussant l’invasion ? Qu’elle récupère l’intégralité du Donbass occupé depuis 2014 (ce qui est l’objectif déclaré du Président Zelensky) ? Qu’elle souhaite même reprendre la Crimée annexée en 2014 ? Une défaite militaire peut être en effet vexante, mais la Russie a bien déclenché une invasion illégale sous des prétextes fallacieux : il n’y a aucune raison rhétorique ou stratégique d’adopter son vocabulaire, même s’il entre en résonnance avec certains mythes politiques nationaux.
En effet, penser que « l’humiliation » (autodéclarée) de la Russie est un obstacle à la paix méconnaît les préconditions stratégiques nécessaires à la fin des hostilités. Dans son ouvrage How Wars End, Dan Reiter identifie deux variables déterminantes dans la fin d’un conflit armé : la première est l’information des belligérants sur l’équilibre des forces et la volonté de l’adversaire, et la seconde est la confiance que les belligérants accordent au fait que l’adversaire respecterait un éventuel accord de paix. Si l’on applique ces deux variables à la situation, l’enjeu est double. En premier lieu, il faut convaincre Moscou qu’elle ne pourra pas remporter de gains territoriaux en Ukraine, qu’elle ne pourra pas établir de supériorité militaire dans le futur, et que l’Ukraine respectera un accord de paix. Du point de vue ukrainien, la perspective est inversée : elle doit être convaincue que l’équilibre des forces n’est pas dangereusement en sa défaveur, et que la Russie respectera un accord de paix. La Russie étant l’agresseur régional depuis au moins 2008 lors de l’invasion de la Géorgie, elle devra donner des gages importants de crédibilité et de bonne foi pour rassurer l’Ukraine. Ainsi, si l’enjeu est réellement d’aboutir une situation stabilisée, la priorité devrait être de permettre à l’Ukraine d’équilibrer le rapport de forces militaire face à la Russie, et de s’assurer que la Russie respecte un accord de paix éventuel. Avant de s’inquiéter des émotions russes, l’enjeu est bien de créer les conditions stratégiques qui permettront une stabilisation de la situation. Il est certainement important d’être vigilant aux risques d’escalade, mais la reprise du vocabulaire russe n’a pas de justification stratégique.
Pourquoi reprendre le discours de l’humiliation ?
Comme on le voit, il n’y a pas de justification logique ou stratégique à l’adoption du vocabulaire d’une soi-disant « humiliation » de la Russie. Il s’agit donc de tenter d’expliquer sa rémanence dans les discours publics français.
La formule pose au fond la question de l’interprétation de la politique étrangère russe : la Russie cherche-t-elle principalement à se protéger (et dans ce cas engager le dialogue permet d’améliorer la compréhension mutuelle), ou est-elle une puissance principalement agressive cherchant à modifier le statu quo stratégique (et dans ce cas engager le dialogue est une invitation à l’agression) ? Les deux interprétations s’opposent depuis une vingtaine d’années, mais un certain nombre d’indices laissaient à penser que la seconde était plus plausible que la première : dans un article universitaire publié en 2020, nous avions ainsi montré que les pratiques diplomatiques russes dans les organisations multilatérales de sécurité révélaient une priorité politique accordée au rétablissement d’un statut néo-impérial, souvent au détriment de la sécurité collective. L’invasion de février 2022 confirme cette analyse, la soi-disant « dénazification » de l’Ukraine et la pseudo-inquiétude vis-à-vis de l’OTAN servant de mauvais prétexte pour justifier ce qui est fondamentalement « une guerre coloniale sous protection nucléaire ».
Or, certains tenants de la première interprétation refusent de tirer les conséquences des actions russes, et semblent toujours croire à la possibilité d’un accord de bonne foi avec Moscou. Le mantra « il ne faut pas humilier la Russie », qui n’est pas réservé au président, relève de cette logique : le sous-texte est bien de revenir à une coopération dès que possible, en dépit de l’absence de moindre élément empirique permettant, avec le régime actuel, de justifier cet espoir. Cette attitude s’explique au moins de deux manières. D’abord, la fin de la Guerre froide a conduit à la déconnexion entre les sources de la sécurité et les sources de la prospérité pour les pays européens : la sécurité est restée assurée dans le cadre de l’alliance transatlantique, mais la prospérité est devenue dépendante d’États potentiellement hostiles comme la Russie. Cette situation a permis à ce pays « d’arsenaliser l’interdépendance » en disposant d’opportunités de coercition économique, mais aussi en créant un réseau d’acteurs influents disposant d’un intérêt personnel (notamment financier) au maintien de liens forts avec Moscou. Outre ces intérêts sectoriels, la Russie dispose d’un soft power probablement sous-estimé, fondé sur l’attraction des franges conservatrices et autoritaires des pays occidentaux pour un pays fantasmé comme un modèle de nationalisme chrétien, tandis que certaines mouvances de gauche y voient un allié objectif de leur américanophobie. Des considérations de politique intérieure (en particulier dans le contexte électoral des élections législatives) ne sont donc pas à exclure pour le président : ses principaux adversaires politiques (Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon) affichant tous les deux des positions pro-russes, il ne peut afficher une position trop tranchée sur le sujet sous peine de se faire taxer « d’atlantisme ».
Le déni face à la politique russe actuelle empêche néanmoins d’établir une théorie de la victoire et l’identification d’intérêts communs avec nos alliés. Les États-Unis ont défini leur théorie de la victoire : actant l’impossibilité d’établir une relation stable avec le régime russe actuel, et souhaitant continuer à se concentrer sur l’endiguement de la Chine, ils en ont conclu que l’objectif était d’affaiblir autant que possible la Russie afin qu’elle ne soit plus un danger pour la sécurité européenne. Ce diagnostic est partagé par les Ukrainiens, en premier lieu, mais aussi par un nombre important d’alliés de la France. En revanche, Paris, Berlin et Rome (notamment), souhaitent « garder un canal de communication ouvert avec le président russe, afin de l’encourager à négocier un cessez-le-feu et un accord de paix, dans l’espoir – encore hypothétique – de stabiliser durablement l’Ukraine et de restaurer l’ordre de sécurité européen ». Comme mentionné, il n’y a à ce jour aucun indice de la moindre volonté russe de négocier (on assiste au contraire à une radicalisation complète du discours russe), et après la Tchétchénie, la Géorgie et les deux invasions de l’Ukraine, la charge de la preuve est particulièrement élevée pour ceux qui pensent qu’une possibilité de dialogue raisonnable existe encore. Mais le risque d’une fragmentation européenne sur le sujet – un objectif majeur de Moscou – est réel.
Dans ce contexte, le propos présidentiel voulant la France en « puissance médiatrice » est étrange. Un médiateur est normalement un tiers neutre, or la France n’est pas neutre : elle est membre de l’UE et de l’OTAN, deux organisations considérées par l’Ukraine comme des soutiens et par la Russie comme des ennemies. Les autres pays ayant fait des offres de médiation (malgré les chances très limitées de succès du fait des combats en cours) sont plus crédibles dans ce domaine : d’abord Israël, et dans une moindre mesure la Turquie qui, en dépit de son appartenance à l’OTAN et de ses livraisons d’armes à l’Ukraine, entretient aussi de bonnes relations avec Moscou. On pourrait également rajouter que la précédente médiation française (au nom de l’Union européenne) d’une guerre d’agression impliquant la Russie, à savoir l’intervention de Nicolas Sarkozy lors du conflit russo-géorgien de 2008, a été largement critiquée comme ayant beaucoup trop facilement cédé aux volontés russes, ce qui a laissé des traces et affecte la crédibilité française dans le processus actuel. On retrouve ici l’attitude française classique d’un « atlantisme réticent » (une forme de « en même temps » avant l’heure), qui n’a pourtant historiquement servi qu’à agacer nos alliés sans permettre de gains politiques avec nos adversaires. On pourrait objecter que ce positionnement s’adresse aussi à des audiences tierces, par exemple des pays africains, asiatiques ou moyen-orientaux qui seraient heureux de voir en la France un partenaire « alternatif ». Mais outre le fait que ce discours peut être utilisé par les élites de ces pays de manière stratégique afin de flatter des oreilles françaises trop heureuses de l’entendre sans forcément recouvrir de réelles intentions, il faudrait aussi faire un bilan honnête de cette attitude : le gain espéré auprès des audiences tierces vaut-il le coût de la baisse de crédibilité auprès de nos alliés et l’échec auprès de nos adversaires ?
Enfin, M. Macron a lui-même sa propre compréhension du sujet. La littérature scientifique a bien montré que les « croyances fondamentales », c’est-à-dire quelques idées fortes que possèdent les décideurs sur le fonctionnement des relations internationales, sont peu sensibles au changement et importent dans le processus de prise de décision. Brian Rathbun a distingué deux grands types de décideurs : les réalistes (comme Richelieu ou Bismarck) qui établissent une vision froide des rapports de force, et les romantiques (comme De Gaulle, Churchill ou Reagan) qui pensent que leur volonté et leur talent peuvent surmonter tous les obstacles structurels. M. Macron est certainement un romantique (il est d’ailleurs douteux que le mode d’élection de la Ve République puisse « produire » autre chose que des romantiques), ce qui explique son obsession d’établir une relation personnelle avec M. Poutine, dans l’espoir qu’elle débouche sur une stabilisation politique. Cette vision romantique de son propre talent s’accompagne d’une compréhension fondamentalement culturaliste et déterministe de ce qu’est la Russie, très clairement exposée dans son discours d’inauguration de l’exposition Morozov : le président parle sans ironie aucune « d’âme russe » et autres clichés romantico-psychologisants. Ses mots sur le « grand peuple » devraient d’ailleurs être explicités, notamment pour savoir quels sont selon lui les « petits peuples », qui mériteraient donc apparemment d’être humiliés.
La combinaison d’un contexte politique favorable et des convictions personnelles du président expliquent ainsi la prévalence du discours de « l’humiliation ».
Conclusion
Le souhait affiché de « ne pas humilier la Russie » est explicable dans le contexte politique français, et permet à certains acteurs de s’auto-flatter en se pensant « responsables » ou « raisonnables » face aux « émotions » d’autres pays, mais a un coût réputationnel et politique important. En effet, comme mentionné par Alexander Lanoszka, l’attitude de Paris a fortement réduit la bonne volonté qui pouvait exister envers l’idée « d’autonomie stratégique européenne » : la leçon tirée par de nombreux alliés est que la France ne prend pas au sérieux leurs préoccupations de sécurité et est facilement prête au compromis avec les agresseurs, tandis que les États-Unis et le Royaume-Uni sont des partenaires fiables. Cette situation force l’Élysée à des clarifications bienvenues, mais révélatrices du trouble généré par les propos du président, et masque le soutien réel apporté par la France à l’Ukraine, en termes financiers comme militaires. On voit ici le lien entre la politique intérieure et internationale : sacrifier au discours que l’on pense politiquement payant est parfois contradictoire avec les intérêts internationaux du pays. En politique, le choix des mots est important.
Crédit : Mikhail Klimentyev/AFP
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