Guerre en Ukraine : de quoi l’oubli yougoslave est-il le nom ?

Le Rubicon en code morse
Déc 01

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Depuis le 24 février dernier et le renouveau de l’agression russe contre l’Ukraine, de nombreux observateurs et responsables politiques de très haut niveau ont répété à l’envi que l’on n’avait pas vu de tels événements se produire en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En avril, pourtant, nous commémorions les 30 ans du début du siège de Sarajevo, un siège brutal de plus de 1000 jours, lui-même précédé d’innommables massacres commis par les milices paramilitaires serbes dans l’Est de la Bosnie-Herzégovine. Il n’empêche, le diplomate espagnol Javier Solana déclara le 1er juin dernier – en se référant de nouveau à 1939-1945 – qu’il n’aurait jamais pensé voir la guerre en Europe de son vivant. Une déclaration pour le moins curieuse de la part d’un homme qui était secrétaire général de l’OTAN pendant les bombardements de l’Alliance contre la Serbie de Milosevic en 1999. Peut-être Solana considère-t-il que l’intervention de 1999 n’était pas une guerre à proprement parler. Par-delà cette querelle académique et sémantique, on ne peut cependant pas passer à côté de l’éléphant dans la pièce : comment se fait-il qu’autant de gens en Europe, y compris ayant eu des responsabilités dans les années 1990, aient oublié les guerres yougoslaves – la Slovénie (été 1991) puis la Croatie (1991-1995) et la Bosnie (1992-1995) et enfin le Kosovo (1998-1999) ? À elle seule, la guerre en Bosnie a fait environ 100 000 morts, sans compter les blessés, traumatisés, victimes de violences sexuelles et réfugiés à travers le monde. La guerre au Kosovo a fait environ 10 000 victimes. Le tout « à deux heures d’avion de Paris » comme le veut la formule.

 

Le « retour » de la guerre en Europe

L’honnête oubli est bien sûr une hypothèse, mais elle n’est ni suffisante ni satisfaisante. D’autres explications peuvent être entendues au regard de la formule « jamais vu depuis 1945 ». Si l’on accorde le bénéfice du doute à cette formulation, aussi problématique soit-elle, il convient d’en dresser les contours. À quelles conditions peut-on dire que nous assistons au « retour » de la guerre en Europe ? Qu’est-ce qui est inédit depuis 1945 ? Assurément, ni des combats de haute intensité, ni des massacres de masse, ni des villes bombardées et réduites en cendres (que l’on pense à Vukovar). On peut cependant distinguer quatre points.

Le premier est que la Russie est un acteur d’envergure mondiale, qui a été en mesure de déployer tout autour de l’Ukraine environ 200 000 soldats, des milliers de véhicules, tout en ayant encore des stocks suffisants de missiles après huit mois de combat pour bombarder Kiyv et d’autres villes ukrainiennes loin du front. Une combinaison que nous n’avions en effet plus vue en Europe depuis 1945.

Le deuxième point est que cette guerre produit à la fois des discours, y compris pour dire qu’elle est une affaire européenne, mais aussi des effets, dans le monde entier. C’est le cas sur le plan géopolitique. On pense aux discours sur l’utilisation de l’arme nucléaire, aux positionnements et réajustements de l’Allemagne, de la Turquie, de la Chine, de l’Inde, de l’Arabie saoudite, des déclarations du président brésilien Lula, mais aussi des positions contrastées sur le continent africain, sans oublier les conséquences sur l’UE dont la cohésion sort renforcée, sur la relation transatlantique réaffirmée, et sur l’OTAN revigorée. Mais les effets de la guerre sont aussi d’ordre économique. On songe aux prix de l’énergie, du pétrole et du gaz, des denrées alimentaires de base, aux sanctions auxquelles se sont associées de très nombreuses entreprises multinationales et que la Chine regarde de près dans un contexte où la mondialisation va tendre à se régionaliser afin de limiter les expositions et risques géopolitiques.

Le troisième point est que nous sommes en présence d’une guerre dont l’ampleur, le déroulement et l’épilogue, de l’aveu même des Russes, ont vocation à redessiner les rapports de force entre puissances et abattre l’ordre international issu de la fin de la Guerre froide, perçu à Moscou et à Pékin comme nettement trop favorable aux États-Unis. La déclaration sino-russe du 4 février 2022, signée en marge des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, ne fait pas mystère de cette ambition de long terme. Les Ukrainiens ne disent d’ailleurs pas autre chose en rappelant qu’ils ne se battent pas seulement pour leur survie, mais aussi pour celle d’un certain ordre international qui ne serait pas celui du plus fort. L’enjeu dépasse donc l’Ukraine.

Enfin, le quatrième et dernier point est que la guerre recouvre, depuis bientôt neuf mois, une très large portion de l’espace médiatique, et ce dans toute l’Europe. Nous vivons littéralement la guerre en direct, que ce soit à travers les récits de correspondants, les consultants en plateau, mais aussi désormais les individus eux-mêmes sur place et ailleurs qui, grâce aux réseaux sociaux, documentent en direct les manœuvres et partagent leurs recherches d’informations en source ouverte (OSINT). Ce n’est pas la moindre des réussites des Ukrainiens que d’avoir, au moins en Europe, gagné la bataille de l’information et de l’image, en parvenant à conserver l’attention et le soutien des Occidentaux.

Néanmoins, l’oubli des guerres yougoslaves dit des choses plus profondes à la fois sur la façon dont nous avons lu ces conflits en tant qu’Européens, mais aussi sur notre conception du monde post-Guerre froide. Or, cet oubli et cette lecture continuent de produire des effets.

 

Les trois erreurs de lecture des conflits yougoslaves

Une explication évidente de l’oubli yougoslave est que ces conflits étaient localisés et ne menaçaient pas de créer des effets de bord ailleurs en Europe, encore moins dans le monde, si ce n’est via la pression migratoire. C’était en quelque sorte, alors même que sa couverture dans la presse était massive puisque les journalistes pouvaient initialement se rendre assez facilement à Sarajevo, une guerre périphérique, une parmi d’autres dans une décennie 1990 marquée par une très forte poussée d’activité pour l’ONU, et qui accaparait même déjà trop de place médiatique et de ressources financières selon le Secrétaire général de l’ONU de l’époque Boutros Boutros Ghali. Une guerre qui était là, mais qu’on pouvait oublier de temps à autre, qui ne menaçait ni la sécurité de l’Europe, ni son approvisionnement en quoi que ce soit.

À côté de cela, l’oubli yougoslave vient probablement du fait que ne s’agissait pas de « notre guerre ». Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’importantes mobilisations politiques, intellectuelles, culturelles autour du conflit en Europe. D’ailleurs, étonnamment (ou pas), on observe une frappante symétrie entre les discours et les défenseurs de la Serbie de Milosevic et les discours et défenseurs de Vladimir Poutine et Bachar Al Assad à trente ans de distance, que ce soit par anti-impérialisme pavlovien, croisade identitaire ou réalisme dévoyé. Mais « notre guerre » est ici employé au sens d’une mise à distance induite par trois graves erreurs d’analyse de la guerre qui, aujourd’hui encore, continuent d’être commises.

 

Les haines ancestrales

La première est de regarder les conflits yougoslaves à travers une grille identitaire, ethno-religieuse, fondée sur un imaginaire empreint de folklore, et qui ont été résumés sous la forme de « haines ancestrales ». Les discours de propagande nationalistes serbes et croates n’ont eux-mêmes pas ménagé leurs efforts pour réactiver cette piste, à coup de reconstitutions et de documentaires télévisés portant sur la Seconde Guerre mondiale. Ailleurs, on s’empressa en 1991-1992 d’exhumer de vieilles publications relatives aux guerres balkaniques de 1912-1913 comme le rapport de la Commission Carnegie décrivant les atrocités commises au cours de ces guerres, non sans les rapprocher des crimes commis 80 ans plus tard, traçant ainsi un continuum dans la barbarie et l’arriération de populations que la civilisation n’aurait pas atteint. Au début de la guerre, un livre, « Balkan ghosts » de Robert Kaplan, joua aussi ce rôle de caisse de résonance à la théorie des haines ancestrales, d’autant plus qu’il fut, semble-t-il, beaucoup lu par de très hautes autorités politiques et militaires.

Outre qu’elle est historiquement fausse sur le temps long, cette vision essentialiste de la région et de ses populations débouche sur une inévitable dépolitisation du conflit, et donc sur une déresponsabilisation de ceux qui en sont à l’origine. Si les peuples yougoslaves passent leur temps à se battre depuis des siècles pour des histoires de religion ou d’ethnie, alors les conflits des années 1990 ne sont qu’un épisode parmi d’autres, et tout le monde en serait coupable à égalité sans qu’il n’y ait, dans une sorte de ruse de l’Histoire, de véritable responsable. Il convient alors, non sans une certaine dose de condescendance, de s’efforcer de limiter les conséquences géopolitiques et de traiter la souffrance des civils. En somme, puisque l’on croit faire face à un conflit ethno-religieux auquel on nie sa dimension politique, alors il ne saurait y avoir de prise de position politique pour favoriser un camp plutôt qu’un autre, et la seule intervention possible ne peut être qu’humanitaire. C’est le si tristement fameux « il ne faut pas ajouter de la guerre à la guerre » du président Mitterrand qui déboucha aux Nations Unies sur un compromis « bâtard », c’est-à-dire l’envoi de la FORPRONU, des contingents de Casques bleus impuissants, censés garantir une paix qui n’existait pas sur le terrain.

De même, lire ces conflits à travers une grille identitaire a conduit les décideurs occidentaux à avaliser d’emblée les récits des nationalistes, à savoir que la seule solution pour mettre fin à la guerre en Bosnie résidait dans la séparation physique et territoriale de peuples eux-mêmes considérés comme un tout homogène alors que, au moins en ville, ils vivaient de façon totalement mélangée (Sarajevo, Mostar, Banja Luka, Tuzla, Prijedor etc.). Ce faisant, les propositions de plan de paix ont en réalité très vite admis ce postulat en proposant différents découpages ethno-territoriaux de la Bosnie-Herzégovine. Les grands perdants furent tous les citoyens opposés aux nationalismes, qui se sentaient yougoslaves puis bosniens et qui n’ont jamais eu droit de cité dans des négociations qui ont toujours concerné des « ethnocrates », c’est-à-dire des leaders politiques considérés comme représentants légitimes de leur « ethnie ». C’est ainsi que les Accords de Dayton sur la Bosnie-Herzégovine ont concerné, outre Alija Izetbegovic président de la Bosnie et vu comme le représentant des Bosniaques, deux présidents de deux pays voisins, Franjo Tudjman et Slobodan Milosevic, considérés comme les représentants légitimes des Croates et Serbes de Bosnie, ce qui fait encore considérer la Croatie et la Serbie, à tort, comme les garants des accords de Dayton, justifiant à leurs yeux leur ingérence permanente dans les affaires de la Bosnie par Croates et Serbes de Bosnie interposés.  Malgré des dispositions sur le retour des réfugiés qui n’ont que très partiellement été suivies d’effet pour diverses raisons, ces accords ont de fait entériné les campagnes de nettoyage ethnique conduites sur le terrain si bien qu’on peut a posteriori, avec l’effritement de la mémoire, facilement croire qu’il ne pouvait en être autrement dès le début. C’est oublier, pour reprendre la formule de l’historien Joseph Krulic, que « ce n’est pas la haine qui a créé la guerre, c’est la guerre qui a créé la haine ».

 

Discordance des temps

La deuxième erreur d’analyse, complémentaire de la première, est celle de la « discordance des temps ». Le monde est en train de sortir de la Guerre froide, le continent européen éprouve un grand soulagement en observant l’URSS disparaître pacifiquement, elle se tourne vers l’avenir avec confiance. Francis Fukuyama développe l’idée de « fin de l’Histoire », bref, le temps est au retour à une certaine forme d’insouciance dans un monde où le dialogue, le commerce, la démocratie libérale et le droit l’auraient emporté sur le nationalisme, la dictature et la conflictualité armée. Cette Europe, qui entend bénéficier des dividendes de la paix, éprouve alors toutes les peines du monde à concevoir ce qui est en train de se produire sous ses yeux. Ce décalage entre d’un côté la fin de la Guerre froide et le triomphe de la démocratie de marché, et de l’autre l’implosion, dans une guerre atroce, d’un pays qui était quelques années auparavant le plus avancé de tous les pays socialistes, est tout simplement inintelligible. D’où la grille de lecture identitaire évoquée plus haut, qui permet de marquer une distance claire entre un « nous » civilisé ayant renoncé à la violence, et un « eux » barbares arriérés tout droit sortis de Tintin en Syldavie. Les Yougoslaves cessent, par leurs actes, d’être des alter ego et la Yougoslavie, qui avait échappé à ce stigmate sous Tito grâce à sa diplomatie flamboyante et son développement fulgurant, est à nouveau « balkanisée » avec tout ce que ce terme emporte de stéréotypes dépréciatifs depuis plus d’un siècle, c’est-à-dire le morcellement, l’arriération culturelle, la violence intrinsèque etc., ce que Maria Todorova, en reprenant l’idée d’Orientalisme, nomme le balkanisme. Autrement dit, ces conflits étaient une anomalie spatiale et temporelle, ils ont été traités comme telle, et 30 ans plus tard, ils ont été oubliés, car telle.

Or, cette extériorité induit deux conséquences. D’une part, les solutions trouvées suivant la grille de lecture identitaire décrite plus haut nous sembleraient inacceptables si nous devions nous les appliquer à nous-mêmes. Certaines d’entre elles, au niveau électoral et institutionnel, ont d’ailleurs été jugées comme incompatibles avec la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. D’autre part, puisque ces conflits sont extérieurs à nous, puisque leurs causes nous sont étrangères, puisque nous ne sommes pas comme eux, alors il n’y a nulle leçon politique à tirer de tout cela pour nous.

En 2017, l’auteur de ces lignes écrivait que les conflits yougoslaves n’avaient peut-être pas 50 ans de retard, mais plutôt 30 ans d’avance. Derrière cette formule, le raisonnement était qu’il fallait prendre la Yougoslavie au sérieux pour ce qu’elle avait à nous dire d’une société relativement bien portante qui craque de toute part sous le poids des discours nationalistes qui opposent les gens entre eux, de la manipulation de l’Histoire, de la désinformation de masse, du désarroi économique, et d’un système politique à bout de souffle qui a perdu sa légitimité et qui ne parvient plus à créer du commun. Aucun de ces éléments n’est propre à la Yougoslavie, à tel point que des universitaires issus du pays, mais vivant désormais principalement dans le monde anglo-saxon, ont forgé le terme « yugosplaining » pour expliquer à une audience qui a toujours vécu dans un consensus démocratique en quoi l’expérience yougoslave peut s’avérer pertinente pour saisir l’ampleur de ce qui est en train de se produire aux États-Unis, au bord de la rupture sous l’action d’un parti républicain « trumpisé », et qui pourtant peine à mettre des mots sur cette réalité sans même parler de l’affronter. Ce n’est pas un hasard si ceux qui ont le mieux et le plus tôt compris ce qui se jouait et se joue toujours avec Trump et le GOP (parti républicain) sont les journalistes et universitaires spécialistes des régimes autoritaires comme Sarah Kendzior ou Brian Klass par exemple.

 

Des guerres d’agression

La troisième erreur d’analyse est de considérer que les conflits yougoslaves pouvaient être considérés comme une guerre civile en ce qu’ils concernaient un même pays en train de se désagréger. Néanmoins, si l’on considère que la Yougoslavie cesse d’exister sur le plan légal en janvier 1992 lorsque les indépendances de la Slovénie et de la Croatie (déclarées six mois plus tôt puis mises entre parenthèses) sont reconnues par la communauté internationale, suivies par celles de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine, cela signifie que tout ce qui se produit après met aux prises des États souverains et reconnus comme tels. De ce point de vue, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a démontré à plusieurs reprises, de façon totalement incontestable, que la Croatie et la République Fédérale Yougoslave (Serbie et Monténégro) étaient directement impliquées, politiquement, militairement, financièrement, dans la guerre en Bosnie-Herzégovine, en vue de dépecer et se partager le pays en laissant aux Bosniaques un petit État croupion autour de Sarajevo. Autrement dit, la guerre en Bosnie n’était pas une guerre civile de tous contre tous où les responsabilités seraient diluées. C’était une guerre d’agression de deux États contre un troisième, au cours de laquelle ces deux États se sont appuyés et ont appuyé des forces locales en vue d’atteindre cet objectif. C’est pourquoi d’ailleurs le nettoyage ethnique n’est pas tant la conséquence malheureuse de la guerre que son but premier.

Or, cette erreur n’a pas été sans conséquence sur la lecture que nous avons eue du début du conflit en Ukraine en 2013-2014. N’a-t-on pas parlé, en dépit des évidences de l’action directe de la Russie, de « guerre civile » en Ukraine comme si Moscou n’avait rien à y voir et n’était pas l’agresseur ? N’a-t-on pas repris dans le débat public une grille de lecture identitaire simpliste suivant laquelle l’Ukraine serait divisée en deux entre les russophones à l’Est et les Ukrainophones à l’Ouest ? N’a-t-on pas, à cet égard et de façon impropre, qualifié les combattants russes dans le Donbass de « pro-russes », induisant que ne se battaient là-bas que des citoyens ukrainiens ? En Bosnie comme en Ukraine, parler de guerre civile au lieu de parler d’agression permet de déplacer et de diluer la responsabilité politique de l’agresseur alors même qu’en 1992 comme en 2014, la disproportion des forces en présence et les indices d’implication directe respectivement de Belgrade et Zagreb et de Moscou étaient suffisamment évidents pour ne pas commettre cette erreur d’interprétation. Il a fallu que Vladimir Poutine décide de « faire tapis » contre l’Ukraine le 24 février 2022 pour que cette lecture soit définitivement abandonnée, preuve à l’appui sur le terrain dans des régions russophones qui auraient dû, selon une lecture identitaire et de guerre civile, accueillir les soldats russes avec des fleurs.

Que dire de la Crimée ? Le discours russe depuis une quinzaine d’années a consisté à répondre aux Occidentaux qu’ils étaient hypocrites, car ils l’avaient eux-mêmes fait en premier au Kosovo en 1999. Brandir la carte Kosovo pour justifier l’annexion de la Crimée (mais aussi d’une partie de la Géorgie depuis 2008) de la part de Moscou n’est d’ailleurs pas sans mettre dans l’embarras la Serbie. Le récit russe faisant du Kosovo un précédent a particulièrement bien infusé, y compris chez des très hauts gradés peu suspects de sympathie avec le Kremlin. L’oubli yougoslave serait ici une sorte d’oubli volontaire de celui qui admettrait avoir fauté en premier. Or, faut-il le rappeler, et en dépit de l’ensemble des erreurs et fautes commises pendant et après l’intervention de l’OTAN contre le régime de Milosevic, le Kosovo et la Crimée sont deux situations totalement incomparables, tant sur le plan politique que juridique. Pour ne citer que le plus évident, ni la politique de ségrégation ethnique de Belgrade vis-à-vis des Albanais dans toute la décennie 1990, ni sa tentative de déplacement massif et forcé des populations albanaises n’ont d’équivalent en Crimée.

Ces trois erreurs d’analyse peuvent expliquer pourquoi si peu de leçons politiques ont été tirées des conflits yougoslaves. Il est souhaitable de s’en souvenir en vue de la conduite, puis de la fin de la guerre en Ukraine qui arrivera un jour, afin de ne pas reproduire les erreurs commises, de se fixer un objectif, de s’en donner les moyens. Si l’on en vient à discuter de changer les frontières, en pensant à tort que c’est le nœud du problème et qu’un nouveau tracé le résoudra alors d’autres régions comme les Balkans, où les frontières sont disputées, en subiront les conséquences.

 

 

Crédit: BORDAS/SIPA

Auteurs en code morse

Loïc Trégourès

Loïc Trégourès (@LTregoures) est diplôme de l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, et docteur en science politique de l’Université Lille 2. Il est l’auteur de « Le football dans le chaos yougoslave » (Non Lieu, 2019), issu de sa thèse sur le sujet, et enseigne à l’Institut Catholique de Paris. Intervenant dans le débat public sur les questions relatives aux Balkans, il est actuellement responsable pédagogique au sein de la session nationale de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN).

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