Éthiopie : un si fragile vernis de paix

Le Rubicon en code morse
Jan 26

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Le gouvernement fédéral éthiopien et les dirigeants de la région du Tigré, engagés dans la guerre la plus meurtrière au monde actuellement, ont signé un accord de cessation des hostilités (Pretoria Cessation of Hostilities (CoH) Agreement) le 2 novembre 2022, suivi d’un accord de mise en œuvre dix jours plus tard à Nairobi. L’accord, négocié par l’Union africaine (UA) dans la capitale sud-africaine, a été présenté comme une victoire pour le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. Les dirigeants du Tigré ont accepté de désarmer leurs forces, de rétablir l’autorité fédérale dans la région, de reconnaitre la Constitution alors que les troupes gouvernementales réalisaient de grandes avancées sur le théâtre d’opérations. Pourtant les fondements de ce processus de paix apparaissent plus que fragiles. Les causes du conflit sont loin d’être résolues.

 

Les causes du conflit demeurent : la forme de l’État et son contrôle

Les racines de la crise éthiopienne actuelle sont multiples : la question des nationalités, la forme que doit prendre l’État éthiopien, le partage des pouvoirs entre les régions et le pouvoir central. On assiste à une crise du modèle de « fédéralisme ethnique » tel qu’il est mis en œuvre actuellement et au retour de la question historique de la politique éthiopienne qui est celle des modalités du vivre ensemble.

La guerre entre le Tigré et le gouvernement fédéral a éclaté en novembre 2020 alors que le régime était engagé dans une transition politique fragile. Arrivé au pouvoir en 2018, après quatre années de contestation du pouvoir autoritaire précédent, le Premier ministre Abiy Ahmed s’est engagé dans un programme de libéralisation politique et économique et de rapprochement avec le Président érythréen Isaias Afwerki. Finalement cependant, l’ouverture ne l’était qu’en apparence et à grand coups de communication, il s’agissait d’une reconfiguration des élites dirigeantes. Aucun dialogue national n’est à ce moment-là lancé pour jeter les bases d’une réconciliation nationale, après des années de contestations menées par les populations des États Oromya et Amhara du pays. Ces réformes sont allées de paires avec l’exclusion du Front populaire de libération du Tigré (TPLF), principal parti de la coalition au pouvoir pendant presque trente ans. Pire, un narratif dangereux voit le jour : les dirigeants et les membres du TPLF sont parfois qualifiés de « charognards ».

De plus, alors que le monde entier se réjouissait en 2018 du rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée, peu d’observateurs se sont inquiétés de voir les Tigréens écartés du processus, alors même que le conflit entre les deux pays s’était justement déroulé à leur frontière, et avec leurs propres gouvernants, à la fin des années 1990. Le rapprochement avec l’Érythrée a été particulièrement mal vécu par une partie des Tigréens dont il représentait l’ennemi historique, en particulier depuis la guerre 1998-2000. Ce rapprochement semblait mettre fin à la période de « ni guerre ni paix » qui caractérisait les relations entre les deux pays depuis le début des années 2000 et le refus éthiopien d’appliquer l’accord de paix signé à Alger le 18 juin 2000[1]. Une alliance tripartite entre les chefs d’États éthiopien, érythréen et somalien semble alors avoir été forgée. Un geste qui a pourtant été salué par le comité Nobel en 2018, récompensant Abiy Ahmed du prix Nobel de la paix.

Dans une tentative de dresser un panorama simplifié du paysage politique, on pourrait avancer qu’en Éthiopie s’opposent les unionistes, les ethnofédéralistes et les fédéralistes, chacun ayant une lecture différente de la Constitution de 1994. Le Premier ministre défend une lecture unioniste du système. Sa philosophie « Medemer » (un mot amharique qui se traduit littéralement par « addition » ou « rassemblement ») renvoie à une telle lecture. Cette velléité d’unification a conduit à la création du Parti de la prospérité (PP), que les élites du Tigré n’ont pas intégré. Une partie de l’élite politique – essentiellement amhara – s’y rattache et souhaite abolir le système fédéral au profit d’un système unitaire. Cette lecture unitaire s’oppose à celle des ethnofédéralistes dont les Tigréens sont les initiateurs. Ils tiennent des discours nationalistes et prêchent pour une autonomie régionale forte, voire la sécession pour les plus radicaux. Ils ont une vision d’une « politique à somme nulle ». Enfin, les fédéralistes développent une vision d’un fédéralisme multinational qui soit respectueux de la diversité ethnique du pays. Aux facteurs identitaires et économiques s’ajoutent ainsi des facteurs idéologiques. Dans ce cadre, chaque acteur a contesté la légitimité de l’autre partie de manière instrumentale pour justifier ses actions.

 

Un insolvable conflit de légitimité

Le dialogue politique entre le pouvoir central et les élites tigréennes a été définitivement rompu fin 2020. Une grande partie des membres du TPLF ont été écartés du pouvoir central. Les élites du TPLF ont alors voulu mener leurs propres élections régionales en septembre 2020, au mépris du désaccord des autorités fédérales qui avaient elles-mêmes reporté les élections nationales prévues par le calendrier constitutionnel en raison de la crise sanitaire. La crise politique s’est aggravée lorsque le gouvernement fédéral et celui du Tigré se sont mutuellement qualifiés d’illégitimes pour leur interprétations divergentes de la Constitution.

La question de la légitimité est à nouveau au cœur des débats à l’issue du processus de paix engagé à Prétoria. En Afrique du Sud, chaque camp était tenu par ses propres alliés ou par des divisions. En effet, le TPLF a pratiquement signé une capitulation. Il a accepté un retour à l’ordre constitutionnel précédent, y compris la présence de l’autorité fédérale dans le Tigré, et s’est engagé à déposer les armes dans les 30 jours. Les signataires du Tigré reconnaissent de fait que l’ordre constitutionnel avait été violé par le TPLF et admettent l’illégitimité des élections régionales de 2020 qui avaient mené au conflit. Le TPLF étant toujours qualifié de groupe terroriste par le gouvernement fédéral, le groupe ne pourra négocier une administration régionale intérimaire « inclusive » qu’après que le Parlement aura levé la désignation de groupe terroriste datant de mai 2021 (ce que le texte prévoit).

De telles concessions sont dures à admettre pour une partie des Tigréens. La délégation tigréenne est arrivée à Prétoria en mauvaise posture. Les Tigréens semblent faire face à un épuisement général : militaire, économique, et même humain. C’était toute la stratégie adoptée par le pouvoir fédéral : un blocus de la région et un chantage à l’aide humanitaire. En deux ans, plus de 600 000 Tigréens ont trouvé la mort, des centaines de milliers sont déplacés ou réfugiés et les derniers habitants manquent de tout. Des millions de Tigréens souffrent de famine et de privations. Avant la signature de l’accord de paix, l’Éthiopie et l’Érythrée bombardaient continuellement les villes du Tigré, tuant sans discrimination des milliers de civils.

Les termes de l’accord suscitent des débats et des divisions. La légitimité des représentants du Tigré présents à Prétoria est remise en question. Certains soulignent la distinction entre le gouvernement du Tigré, le TPLF et les TDR. L’accord a été signé par Getachew Reda et Gebretensae Tsadkan qui ont signé pour le TPLF. Le chercheur René Lefort reprend les principales interrogations : « Pourquoi Getachew Reda et Gebretensae Tsadkan ont-ils signé au nom du TPLF ? Par ailleurs, est-il certain que Tsadkan en est membre ? Il demande des « corrections » dans l’accord. Mais comment pourrait-il les obtenir ? Le gouvernement n’est pas reconnu comme légitime par Addis, et cela est même affirmé dans l’accord ». Qui a signé l’accord si ce n’est pas le gouvernement et que le TPLF est en désaccord avec les concessions faites ?

Pour sa part, le gouvernement fédéral a accepté de mettre un terme à son offensive sur Mekele, tout en promettant de rétablir les services dans le Tigré et d’autoriser l’accès à l’aide internationale. En janvier 2023, la police fédérale éthiopienne s’est déployée dans le Tigré, Ethiopian Airlines a repris ses vols vers la région, les déplacés (plus de deux millions) et réfugiés commencent timidement à revenir, les communications téléphoniques à être rétablies et la banque principale a repris ses opérations dans les grandes villes. La situation alimentaire reste catastrophique et le Programme alimentaire mondial estime que plus de 20 millions de personnes ont besoin d’une aide d’urgence

Néanmoins, Abiy Ahmed n’est pas le vainqueur espéré bien qu’il ait déclaré que l’Éthiopie avait obtenu « 100 % » de ce qu’elle voulait. Les conditions de mise en œuvre ne sont pas encore toutes respectées, les forces érythréennes ne s’étant pas encore complètement retirées et le TPLF est toujours désigné comme un groupe terroriste. Il ne le sera plus, selon le gouvernement éthiopien, après le désarmement complet des TDF mais ces derniers attendent le retrait des forces érythréennes et amhara… Or, les négociateurs de l’UA et des États-Unis n’ont pas poussé pour inclure une garantie de sécurité internationale pour la population du Tigré contre les crimes commis contre les civils, la situation peut donc durer. Le rôle des partenaires traditionnels de l’Éthiopie dans ce conflit interroge.

 

Une « communauté internationale » apathique

Après avoir été le « donor darling » des institutions financières internationales, le Premier ministre Abiy Ahmed a perdu une partie de son crédit et sa légitimité internationale. Il s’est attiré l’opprobre de pays occidentaux (retrait d’un accord commercial liant les États-Unis à l’Afrique par exemple), et de l’ONU pour ses méthodes, notamment pour l’utilisation de la famine comme arme de guerre contre les civils du Tigré. Néanmoins les réactions et les sanctions restent mesurées voire timides. L’Union africaine (UA) et les organisations régionales comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) se sont montrées plutôt silencieuses ou paralysées. L’Union africaine, dont le silence a longtemps été critiqué, a aujourd’hui la charge de la mise en place d’une équipe de contrôle et de surveillance de l’accord de cessation des hostilités.

Un diplomate européen décrit la situation comme un échec total de la diplomatie américaine et européenne. En effet, les États-Unis, l’Union européenne et les autres acteurs internationaux hésitent à s’engager. Ainsi, lors de la reprise du conflit fin août 2022, les puissances internationales ne dénonçaient aucun belligérant et se contentaient de regretter la reprise des conflits. Tout laisse à penser que beaucoup s’étaient déjà résignés à ce que le Tigré soit sacrifié. Les étrangers sont d’ailleurs dénigrés par le pouvoir fédéral qui estime qu’ils ne comprennent rien. Des manifestations anti-occidentales ont été organisées par le gouvernement mais il est difficile de mesurer le soutien populaire à ces démonstrations. Ainsi, dans les rassemblements anti-occidentaux organisés par l’État à Addis le 23 octobre 2022, le drapeau de la Russie était bien en vue. Cette politique a pu être lue comme une tentative délibérée d’Abiy de faire chanter les pays occidentaux la veille de l’ouverture de pourparlers de paix en Afrique du Sud. Dans un contexte tendu entre la Russie et l’Union européenne/États-Unis et alors qu’un nouvel ordre international semble se dessiner où l’Afrique devient un terrain d’affrontement, cette stratégie semble fonctionner et rend les Occidentaux particulièrement nerveux.

 

Un accord de paix mort-né ?

Uhuru Kenyatta, l’un des médiateurs, a averti que « le diable sera dans la mise en œuvre ». Il semble que les difficultés soient présentes au-delà de la mise en œuvre. L’accord de cessation des hostilités pourrait ne pas être viable à long terme, car il ne traite pas les problèmes sous-jacents. L’armée du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed est soutenue par celle de l’Érythrée, les forces régionales Amharas et les milices nationalistes amhara appelées « Fano ». Les soldats érythréens et les Fano sont toujours présents dans la région et ne sont pas mentionnés dans l’accord de paix. Or, l’Érythrée semble l’une des clés du conflit. Isaias Afwerki ne se contentera pas d’une paix négociée. Il a établi des liens directs avec les dirigeants amhara et l’axe Asmara-Amhara pourrait s’en trouver renforcé. La paix n’est qu’un mirage tant que l’Érythrée sera partie au conflit.

Pour les nationalistes Amhara favorables à un État unifié et centralisé qui leur soit bénéfique, le statut des régions Wolkait et Raya dans le Tigré occidental n’est pas résolu. Les forces amhara sont déterminées à conserver les zones contestées de l’ouest du Tigré dont elles se sont emparées au début de la guerre. Un référendum pourrait être organisé pour régler la question du Wolkait après le retour des personnes déplacées mais les conditions de son organisation restent floues. Le conflit entre les nationalistes tigréens et amhara est donc explosif. Certains groupes amhara, également engagés dans le conflit, se sont montrés critiques et déçus de ne pas être inclus dans les pourparlers. La milice Fano a dénoncé un accord qui marginalise selon eux les intérêts des Amhara. Déjà fragilisés au sein du pouvoir central, ils ne peuvent que constater que les accords prévoient un accroissement du nombre de parlementaires du Tigré.

 

Conclusion

Si les armes se sont tues depuis l’accord, l’instauration de la paix progresse lentement. Toutes les parties au conflit s’accusent mutuellement de crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, notamment de violences sexuelles, de torture et de famine. Nombreux sont les observateurs comme le States Holocaust Memorial Museum à désormais évoquer la mise en œuvre d’un génocide dans la région du Tigré. La justice suivra-t-elle la paix dans le nord de l’Éthiopie ? L’accord signé à Prétoria en novembre prévoit des mesures de justice restaurative dont l’on ne voit rien venir pour l’instant. En Éthiopie, la tactique pour vaincre sur le champ politique a souvent été d’éliminer tout simplement les concurrents. Dans son ouvrage programmatique Medemer, le Premier ministre expliquait : « C’est notre culture de détruire notre adversaire de plein fouet et de le mettre hors-jeu. […] Nous créons la guerre pour devenir des héros. […] Nous avons vu à maintes reprises dans notre histoire que ce processus ne fera que provoquer la pauvreté et la douleur sur nous ». La guerre au Tigré est emblématique de cette approche sans équivoque. De plus, le conflit au Tigré n’est pas le seul et de nombreuses régions de l’Éthiopie sont instables depuis plusieurs années. Actuellement le conflit s’étend à l’Oromia, particulièrement dans sa partie occidentale. Avec l’accord de cessation des hostilités et le processus en cours au Tigré, le gouvernement éthiopien va pouvoir repositionner une partie des Forces de défense nationale éthiopiennes dans ces régions. Pourtant, ces nouveaux rapports de force ne résoudront pas la question politique du contrat social qui unit les Éthiopiens. Les modalités du vivre ensemble demeurent.

 

[1] Cet accord prévoyait la mise en place d’une commission frontalière, chargée de délimiter et démarquer la frontière, sur la base des traités coloniaux de 1900, 1902 et 1908. La décision avait été acceptée par avance par les deux parties, comme étant définitive et contraignante. En 2002, la commission arbitrale reconnaît la souveraineté de l’Érythrée sur Badme, ville au cœur du conflit frontalier. L’Éthiopie, qui avait militairement gagné la guerre, refusa finalement cette décision et décida de laisser ses troupes. Cette non-reconnaissance de la décision arbitrale explique la radicalisation du régime érythréen jusqu’à aujourd’hui. Le processus de paix est resté en panne près de vingt ans et l’Érythrée reproche à la « communauté internationale » de n’avoir rien fait à l’encontre de l’Éthiopie pour la forcer à appliquer la décision de l’instance arbitrale.

 

 

Créditis photo : FINBARR O’REILLY/NYT 

 

Auteurs en code morse

Sonia Le Gouriellec

Sonia Le Gouriellec (@MorningAfrika) est maîtresse de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille (Faculté de Droit /C3RD). Elle est l’autrice de « Géopolitique de  l’Afrique » (Que sais-je?, P.UF., 2021), « Pourquoi l’Afrique est entrée dans l’histoire (sans nous)? (Hikari, 2022) et co-éditrice de l’ouvrage collectif  » Paix et sécurité : une anthologie décentrée » (CNRS Editions, 2023).

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