Le contexte international est marqué par une double dynamique : le retour de la force comme mode « normal » de règlement des différends et l’érosion ou l’affaiblissement du droit international, l’un produisant invariablement des effets sur l’autre.
S’agissant du retour de la force et dans le bas du spectre de la conflictualité, les enseignements des engagements contemporains mettent en évidence une augmentation de la contestation du monopole de la violence des États par une multitude d’acteurs. Cette augmentation résulte, entre autres, de l’accès « libre » à des technologies duales dites « nivelantes » – drones, explosifs improvisés, images satellite, système de géolocalisation – mais également de la « professionnalisation » des armées ou groupes armés non étatiques. La combinaison de ces deux leviers tend à réduire le fossé technologique et opérationnel qui sépare traditionnellement les armées officielles des bandes armées ; fossé censé, en toute logique, procurer un avantage significatif aux États au détriment de leurs adversaires.
En parallèle se manifeste une sorte d’affaiblissement, voire un affaissement du rôle normatif et régulateur du droit international comme des droits nationaux dans le règlement des conflits et de la gestion des crises, y compris intérieurs. Ce droit dans sa dimension internationale est contesté par une part croissante des États qui estiment se l’être vu imposer après les deux guerres mondiales en contradiction avec leurs cultures, leurs histoires, leurs valeurs et leurs niveaux de développement ; il est ignoré par les proto-États (c’est-à-dire par les groupes insurgés et/ou organisations suffisamment puissants pour chercher à s’arroger les fonctions régaliennes d’un État classique) qui en refusent même les principes ; il est contourné par un certain nombre d’acteurs internationaux lorsqu’il ne correspond pas à leurs intérêts directs ; par ailleurs il ne couvre pas ou couvre mal les champs nouveaux de la conflictualité ; enfin il est souvent inopérant en raison de la faiblesse des acteurs ou des États qui ont la responsabilité de sa mise en œuvre.
La conflictualité s’est, en outre, étendue à des champs immatériels où ces nouveaux acteurs jouissent d’une grande liberté d’action. Ces nouveaux champs leur offrent une ubiquité stratégique en leur permettant d’atteindre à moindre coût, les « zones arrière » et les centres de gravité de leurs adversaires que constituent généralement les opinions publiques, celles des pays agressés comme celles des pays ou des organisations « agressants ».
Sur les bases précédentes, cet article a l’ambition de partager des réflexions sur la situation et les perspectives d’évolution de la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest. La zone concernée par cette appréciation couvre 17 pays d’Afrique de l’Ouest (les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest – CEDEAO – ainsi que la Mauritanie et le Tchad) qui sont tous à des degrés divers concernés par les problématiques de sécurité quand ils n’en sont pas eux-mêmes à l’origine.
D’un point de vue strictement sécuritaire, la dynamique de montée en puissance des acteurs irréguliers ne semble pas pouvoir être endiguée à court terme en Afrique de l’Ouest. La préservation de l’ascendant opérationnel des armées régaliennes imposerait dès lors l’acquisition et la maîtrise de quelques capacités clés capables de produire des effets significatifs, durables et dissuasifs pour, à tout le moins, freiner la déstabilisation de la partie occidentale du continent africain. L’enjeu est bien de reprendre une forme d’ascendant technologique et doctrinal, en combattant les effets égalisateurs de l’asymétrie, tout en convenant que la seule option capacitaire militaire ne suffira pas à ramener la concorde, la stabilité et la prospérité dans cette région, mais c’est le biais qui a été choisi dans le cadre de cet article. La définition précise des menaces auxquelles ces pays sont / vont être confrontés est donc la base de toute réflexion stratégique et de tout raisonnement capacitaire.
Pour la plupart de ces pays et en facteur commun de ces enjeux de sécurité, il y a bien sûr la progression inquiétante du djihadisme islamique qui prospère sur la misère, l’injustice, la mauvaise gouvernance locale et l’inefficacité des forces de défense et de sécurité. Pour autant, d’autres facteurs d’insécurité apparaissent, se structurent, se militarisent et prennent de l’ampleur. Il s’agit des trafics et notamment celui des ressources rares (minerais, ressources halieutiques, pétrole, otages). Ils ne feront l’objet que d’une brève description, considérant que les modes d’action et les équipements de ceux qui les mettent en œuvre diffèrent assez peu de ceux des groupes armés terroristes, lorsque ce ne sont pas les mêmes.
Au commencement était le Mali…
C’est évidemment le Mali qui est la « matrice » de cette propagation. Depuis maintenant un peu plus de quatre ans et malgré les succès militaires enregistrés par les forces françaises, les groupes armés terroristes (GAT) sahéliens centrés initialement au nord Mali ont considérablement agrandi leurs zones de prédation et d’évolution. Ces acteurs sont désormais présents (principalement en zone rurale, tout en réalisant des attaques d’emprises militaires ou de voies de communication) non seulement sur les deux tiers du Mali, mais également au Niger et au Burkina Faso. Ils réalisent des incursions dans plusieurs pays du golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin).
Aucun indice tangible ne permet d’envisager une amélioration de la situation à court ou moyen terme, que ce soit au Sahel, mais également sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Le G5 Sahel et son volet militaire – la force conjointe qui tardaient à être opérationnelle et à obtenir des résultats – vient de connaître un brutal coup d’arrêt, probablement définitif avec la récente décision du Mali de le quitter, même si certains pays souhaiteraient continuer. Ceci vaut également pour la force multinationale mixte qui lutte contre Boko Haram aux confins du Niger, du Tchad, du Cameroun et du Nigéria. Quant aux armées nationales des pays concernés, très sollicitées, mal organisées, mal équipées pour la plupart et insuffisamment soutenues et préparées à des menaces de type asymétrique, elles sont actuellement incapables de faire face à cette menace.
Aussi, bénéficiant d’un ascendant opérationnel et psychologique indéniable, trouvant aisément des relais au sein des populations selon différentes modalités visant généralement à remettre l’ordre social local préexistant, les groupes armés terroristes vont poursuivre leur expansion en suivant la ligne de la plus grande pente, c’est-à-dire en direction des pays du golfe de Guinée dont l’attrait conjugue : la richesse et des ressources importantes à capter, des pays stratégiques pour les occidentaux, des zones refuges accueillantes et des pouvoirs à la fois faibles et décrédibilisés aux yeux des populations dans ces zones septentrionales.
Les forces françaises ont concentré leurs efforts dans la zone carrefour des trois frontières Mali-Niger-Burkina. Des coups très durs ont été portés à l’EIGS (État Islamique au Grand Sahara affilié à Daesh) et au GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans affilié à Al Qaïda), mais l’évolution de la situation sécuritaire, ne permet objectivement pas d’espérer avoir une région stabilisée et apaisée sans des accords locaux et un sursaut africain dans le domaine sécuritaire comme dans celui des services élémentaires fournis aux populations. En revanche, la pression militaire mise sur cette zone a eu deux effets iatrogènes : la concentration des moyens français dans cette zone a de facto créé des espaces moins sécurisés « ailleurs » dans lesquels les GAT se sont engouffrés ; ensuite, cette pression a eu comme conséquences de voir les GAT abandonner cette zone pour en investir de nouvelles. Enfin, l’annonce du départ des forces françaises du Mali a probablement très directement permis les affrontements que l’on note dans la région de Ménaka – Anderaboukane entre groupes armés de la plateforme soutenus par la transition et l’EIGS.
S’agissant de ces GAT, on peut en retenir les caractéristiques principales suivantes :
- Les altérations ponctuelles des capacités opérationnelles des terroristes sont immédiatement compensées par des renforts en hommes et matériels leur permettant de régénérer leurs forces et ce, malgré les conflits internes GSIM/EIGS.
- Parmi les 200 terroristes libérés il y a dix-huit mois (à l’occasion de la libération de Mme Pétronin et de Mr Soumaïlou Cissé), un grand nombre étaient des spécialistes en explosifs, instructeurs, logisticiens ou simples poseurs d’IED. Ils ont repris leurs activités profitant de la faiblesse, de la lenteur, de la vulnérabilité et de la prévisibilité des déplacements routiers dans cette zone. La mission des Nations Unies au Mali en fait hélas régulièrement les frais.
- Ces groupes maîtrisent leur « Stratcom » et ont très bien compris quels étaient les impacts de leurs actions terroristes (prises d’otages, assassinats de ressortissants occidentaux, attaque IED) et leurs retentissements dans les médias occidentaux. Ils maitrisent également le domaine de l’influence en propageant de fausses rumeurs ; la France en a fait et continue d’en faire les frais (les éléments publics de la doctrine militaire de lutte informatique d’influence adoptée par la France en 2021 mentionnent justement quelques exemples de ce type d’activités).
Ce sont bien la pauvreté et les frustrations des populations qui forment le terreau favorable à l’implantation des terroristes et facilitent leur recrutement. Tout l’enjeu se situe donc vis-à-vis de ces populations qui constituent en quelque sorte le « centre de gravité » de cette guerre. La faiblesse des États est donc directement responsable de ces frustrations entrainées par un déficit de maillage territorial et donc une défiance de la population envers leurs forces de sécurité incapables d’assurer leur sécurité et parfois aussi violentes que les GAT.
En Afrique sahélienne et parmi les pays directement confrontés à cette menace, seuls le Tchad et la Mauritanie semblent capables de résister voire de prendre l’ascendant face au terrorisme. Le Niger bien que n’étant pas dans la situation d’anomie du Mali ou du Burkina Faso n’est plus en mesure toutefois d’assurer de façon permanente sa souveraineté sur certaines parties de son territoire (frontière nigéro-libyenne, frontière du Sud-est et zone des trois frontières).
Des conséquences régionales imminentes…
S’agissant du reste de l’Afrique de l’Ouest, le schéma tendanciel qui se dessine est particulièrement inquiétant, car les armées locales ne sont pas encore autonomes et sont donc incapables d’opposer une force crédible et efficace à la poussée djihadiste. Les incidents récents recensés en Côte d’Ivoire, au Bénin et tout récemment au Togo pour ne citer qu’eux en témoignent.
Concernant l’extension de ce phénomène en « tache d’huile », on doit noter le grand « opportunisme économique » des GAT (prédation et trafics) qui se mêle à la stratégie d’élargissement de leur zone d’influence. L’ouverture du front dans le septentrion des pays du golfe de Guinée est en route tandis que la menace se rapproche via le Mali et la Guinée (dans une moindre mesure) des frontières du Sénégal.
Les terroristes sont tout simplement en train de répliquer dans les pays voisins de la zone sahélienne les mécanismes et les modes d’action qui ont fait leur succès en bande sahélo-saharienne. Ils s’installent en toute discrétion dans des zones lacunaires (zone de repli, zone d’observation et s’attaquent à tous les symboles de l’État (postes de douanes, de polices, gendarmerie, mairies, préfectures …), privilégiant dans un premier temps, les cibles dites « molles » (c’est-à-dire non aménagées et défendues à l’inverse à titre d’exemple des camps militaires ou des centres de commandement). Ils s’appuient sur des populations frustrées en conflit avec l’État et instrumentalisent et exacerbent les conflits interethniques/sociaux existants ; enfin, ils s’installent et supplantent l’État dans tous les domaines régaliens.
En résumé, le problème de fond n’est donc pas le terrorisme, mais l’absence ou la faiblesse de gouvernance dont il est une manifestation. Ce n’est pas non plus un simple problème de ressources budgétaires, mais plutôt la façon dont de trop nombreux États utilisent ces fonds ; ce qui renforce le sentiment d’injustice et de révolte contre les gouvernants. La stabilisation des pays en crise ou en devenir doit être traitée de façon globale ; le développement et la sécurité en sont les principales clés qui peinent à être mises en place. La crédibilité des États dans les domaines régaliens est une première étape.
Les espaces maritimes, futurs lieux de bataille ?
La problématique des espaces maritimes est également essentielle et ne doit pas être écartée de l’équation générale. 13 des 17 pays qui composent la zone étudiée sont des pays côtiers bordés par l’océan Atlantique et le golfe de Guinée.
80% des biens manufacturés importés en Afrique de l’Ouest arrivent par les principaux ports de la région que sont Dakar, Conakry, Abidjan, Lomé, Cotonou et Lagos. La quasi-totalité des matières premières du continent est exportée par voie maritime. Les économies des pays enclavés que sont le Mali, le Niger et le Burkina Faso dépendent, elles aussi, des ports du golfe de Guinée. Les eaux territoriales et les zones économiques exclusives des pays d’Afrique de l’Ouest regorgent de pétrole et de gaz. Quatre États de la région exploitent des gisements de pétrole et de gaz offshore : Le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et la Mauritanie. De nouveaux gisements de pétrole et de gaz ont été récemment découverts au large du Sénégal, de la Mauritanie et du Ghana. Les eaux ouest-africaines font partie des plus poissonneuses au monde. La production halieutique des pays de la CEDEAO est estimée à plus de deux millions de tonnes par an. Près de 7 millions de personnes dépendent directement de la pêche artisanale. 60% des protéines animales consommées par les 402 millions d’habitants de la zone étudiée viennent de la mer.
La sécurisation et la préservation de cet espace maritime stratégique sont donc essentielles pour la stabilité économique et politique des pays de l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, cet espace maritime est menacé. Le golfe de Guinée est devenu la zone de navigation la plus dangereuse au monde. 133 attaques de pirates y avaient été dénombrées pour l’année 2020. Plus de 150 marins avaient été pris en otage. Les vols et les agressions contre les navires à quai ou au mouillage dans les ports de la région sont de plus en plus fréquents.
Malgré la création louable d’une architecture régionale de sûreté maritime, les marines des pays de la région ne parviennent pas à lutter efficacement contre le phénomène de la piraterie maritime dans le golfe de Guinée. La menace liée à la piraterie devrait donc rester forte et continuer à impacter les flux maritimes commerciaux et l’exploitation pétrolière offshore cette année. Elle devrait également se durcir et se militariser à l’instar de ce qui a été observé au large du Nigéria.
Sur le long terme, cependant, c’est la pêche illicite, non déclarée et non règlementée (INN) qui représente la plus grande menace pour l’Afrique de l’Ouest. Les pays riverains sont incapables de surveiller et de contrôler leurs eaux efficacement. Nombre d’entre eux accordent des licences de pêche à des « chalutiers-usines » au détriment des pêcheurs artisanaux tout en étant incapables de mesurer la ressource halieutique sur laquelle ils accordent des droits de pêche. L’absence de contrôles, l’incapacité générale et la corruption conduisent au pillage des stocks de poissons par des chalutiers géants.
Si rien n’est fait pour lutter contre cette pêche illégale, la ressource sera vite épuisée. Déjà, de nombreux pêcheurs artisanaux, privés de leurs revenus, protestent, se révoltent parfois et pour certains se tournent vers des activités illégales comme le trafic de migrants, le trafic de drogue ou la piraterie. Dans une région où la population devrait doubler d’ici 2050 pour atteindre 800 millions d’habitants, la disparition progressive de la principale ressource en protéines est potentiellement explosive.
Sur terre, comme sur mer, l’Afrique de l’Ouest est confrontée à un gigantesque défi sécuritaire. Elle n’y apportera une solution qu’à la condition d’une forte intégration régionale et un soutien international puissant et adapté.
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