Comment penser le temps dans les études stratégiques et militaires ? Au niveau tactique, le facteur temporel est souvent associé à deux phénomènes. Il peut renvoyer premièrement au Kairos grec, c’est-à-dire le temps de l’opportunité à saisir grâce au coup d’œil du chef militaire, et deuxièmement au tempo, à savoir la capacité de contrôler le rythme de l’action militaire et de l’imposer à l’adversaire. Le Général Yakovleff, dans son Tactique Théorique, rajoute deux autres phénomènes : la séquence et la durée (la première étant liée à l’opportunité et la seconde liée au tempo). Au niveau stratégique, les principales conceptualisations du temps sont le fait de l’Amiral Wylie, qui identifie deux types de stratégie : séquentielle et cumulative. La stratégie séquentielle (parfois confondue avec une stratégie d’annihilation) consiste en une série de différentes étapes, chacune dépendant de la précédente pour son exécution. La stratégie cumulative (parfois assimilée à une stratégie d’épuisement) consiste en une multitude d’actions indépendantes, mais dont les effets s’additionnent pour aboutir au résultat souhaité. Enfin, la réflexion opérative la plus célèbre est certainement celle de John Boyd et de sa boucle OODA (pour Observe – Orient – Decide – Act). Influencé par les théories à la mode dans les années 1960, Boyd perçoit l’adversaire comme un « système adaptatif complexe » qu’il s’agit de dégrader : ainsi, le belligérant qui s’adapte le plus rapidement et le mieux à la situation conflictuelle sera plus résilient, et finira donc par l’emporter.
Comme on le voit, peu d’auteurs ont finalement tenté de prendre le temps au sérieux dans leurs analyses stratégiques et militaires, même si des réflexions émergent sur les spécificités du cyberespace dans son rapport au temps. La stratégie est fondamentalement de l’action dans le temps et l’espace, et Colin Gray rappelle à raison que « le temps est le grand facilitateur de la stratégie ». Toutefois, la relation au temps est sous-théorisée dans le canon stratégique classique, notamment en comparaison avec d’autres facteurs comme la géographie ou la technologie. En particulier, les principaux auteurs ne prennent pas en considération le fait que la gestion du temps est fondamentalement de nature politique, ce qui la lie structurellement à la stratégie, et que la perception du temps est déterminée par les contextes socioculturels. Or, prendre au sérieux la dimension politique du temps et la relativité de sa perception enrichit la compréhension de certains enjeux stratégiques contemporains. Cet article propose ainsi quelques pistes, non exhaustives, pour mieux intégrer la dimension temporelle dans l’analyse stratégique.
Le temps et la politique
La signification accordée au temps est un enjeu fondamentalement politique. Le discours politique est, substantiellement, un récit (souvent mythifié) sur le passé d’une communauté politique, un récit sur son futur désirable, et sur le lien entre le passé et le futur à travers le temps. Les exemples de tentative de contrôle politique sur le temps afin d’asseoir le pouvoir et la légitimité d’un régime sont donc nombreux : pensons aux enjeux et affrontements lors du passage du calendrier julien au calendrier grégorien en Europe, au fantasme eschatologique nazi de bâtir un « Reich de mille ans » ou à la tentative jacobine de créer un « calendrier républicain » censé marquer la rupture avec l’ancien régime. Les décideurs politiques définissent parfois consciemment leur action en fonction de la manière dont ils se représentent et perçoivent l’impact du temps sur la société, ce que l’historien François Hartog nomme les « régimes d’historicité ». En s’appuyant sur ce concept de Hartog, l’historien Christopher Clark a ainsi montré que divers dirigeants allemands avaient une perception différente du rythme du temps, avec des conséquences sur leurs choix politiques.
Si le contrôle du temps est un enjeu fondamentalement politique, quelles en sont les conséquences stratégiques éventuelles ? On peut en citer au moins deux.
La première renvoie à la perception des trajectoires d’une communauté politique donnée. La stabilité stratégique n’est pas seulement affaire de rapport de forces à un instant T, elle dépend également de la manière dont les dirigeants imaginent le destin de leur pays. Par exemple, le discours politique chinois actuel est profondément marqué par l’idée selon laquelle la Chine a été une « superpuissance interrompue » par l’irruption brutale des États occidentaux comme puissances dominantes en Asie à la suite de la Révolution industrielle, mais dont la trajectoire « naturelle » est de revenir au sommet de la hiérarchie mondiale dont elle a été brièvement (et injustement) détrônée. Ce discours correspond d’ailleurs à une vision asiatique du temps comme cyclique, mais pourrait aussi être la source d’une trop grande confiance en sa trajectoire et être cause de conflit suite à une mauvaise estimation des rapports de force.
En revanche, la perception occidentale du temps est fondamentalement marquée par la compréhension chrétienne. Celle-ci voit le passé comme annonciateur du présent et non plus comme modèle à imiter : Jésus vient pour accomplir la loi ou les prophètes (Matt 5 :17), et non plus ériger la tradition comme modèle indépassable (ce qui est la conception du temps dans le monde antique, chez les Juifs, comme les Grecs ou les Romains). Simultanément, la conception chrétienne du temps conçoit le futur comme apocalyptique (au sens littéral), mais dont l’ombre portée s’étend au présent. La survenue de l’apocalypse est indéterminée, mais il faut s’y préparer et donc garder une vigilance constante aux signes: « prenez garde, chassez le sommeil, car vous ne savez pas quand c’est l’instant » (Marc 13, 33). Cette tension entre un passé annonciateur (et non plus modèle) et un futur profondément différent, mais dont on doit entrevoir les signes influence certainement l’obsession occidentale pour l’analyse de son déclin éventuel, qu’il s’agit de gérer avec plus ou moins de succès.
De même, la mode actuelle pour le discours de « l’innovation » est révélatrice des angoisses contemporaines face à un déclin de la place de l’Occident dans le système international. Le discours de « l’innovation » perçoit en effet le temps comme mécanisme corrupteur : innover, c’est ce qu’il faut faire pour que rien ne change face à une érosion progressive et une apocalypse finale dont les signes sont déjà présents. Dans ce contexte, l’analyse des trajectoires des adversaires peut être influencée par une conception du temps spécifique, conduisant parfois à des erreurs d’analyse. David Edelstein montre ainsi la tendance des États occidentaux à privilégier la coopération de court terme avec des puissances émergentes afin de bénéficier d’avantages immédiats (notamment mercantiles), quitte à regretter ces coopérations à moyen terme une fois la rivalité stratégique confirmée. Finalement, on voit ainsi que la perception des trajectoires, qui font le lien entre le passé, le présent et le futur d’une communauté politique, n’est pas seulement affaire de rapports de puissance, mais aussi de discours renvoyant à des conceptions du temps spécifiques.
La deuxième conséquence stratégique de la signification politique accordée au temps renvoie aux perceptions. En premier lieu, les adversaires peuvent parfois être rhétoriquement renvoyés à une époque passée, afin de signifier l’inadéquation temporelle de certains comportements. Par exemple, lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’ancien secrétaire d’État américain John Kerry avait déclaré « on ne se comporte pas au 21e siècle comme on se comportait au 19e siècle, en envahissant un autre pays sur la base d’un prétexte complètement fallacieux » (Kerry lui-même avait voté la guerre d’Irak en 2003 avant de regretter son vote un an plus tard et de faire campagne pour le retrait des troupes américaines). La rivalité stratégique est ici réduite à une divergence temporelle dans l’emploi de moyens légitimes sur la scène internationale, ce qui constitue un moyen commode d’occulter la nature profondément politique (et contemporaine) des désaccords. De même, les mouvements djihadistes sont régulièrement qualifiés de « barbares » dans le discours politicien, ce qui les renvoie évidemment à une temporalité archaïque (renvoi facilité par la manière dont les mouvements djihadistes eux-mêmes fantasment les premiers siècles de l’Islam), mais risque de sous-estimer la dimension fondamentalement politique et révolutionnaire de leurs actions. Les perceptions temporelles peuvent également être instrumentalisées afin de gagner en influence au sein du système international. Par exemple, le régime politique russe a depuis une petite dizaine d’années développé de manière stratégique un discours politique orienté autour de valeurs soi-disant « conservatrices » et ouvertement opposées au « progrès », qui lui permet de développer une attraction auprès d’une partie des audiences occidentales friandes de ce type de discours, voire de développer de réels réseaux d’influence.
Une autre dimension des perceptions temporelles renvoie aux conflits d’interprétation dans l’emploi de la force. Par exemple, le droit international prévoit une distinction nette, et donc binaire, entre le temps de paix et le temps de guerre (qualifié de « conflit armé » dans le langage juridique). Surtout, le passage du « seuil » du temps de guerre a des conséquences politiques et juridiques majeures, mais aussi stratégiques : il devient possible pour un État d’utiliser un certain nombre de moyens prohibés en temps de paix. La conception du droit international, elle-même héritière de la domination normative occidentale, tend à séparer deux « temps » : le temps de paix et le temps de guerre. Toute la difficulté des opérations « hybrides », « sous le seuil » ou « dans les zones grises » (quel que soit le nom que l’on veuille bien leur donner) est qu’elles subvertissent cette distinction binaire paix/guerre, et exploitent le malaise des pays occidentaux face à des actions hostiles qui ne franchissent néanmoins pas le seuil de la guerre. L’expression employée dans la nouvelle vision stratégique du chef d’état-major des armées françaises, « gagner la guerre avant la guerre » illustre la reconnaissance d’une temporalité spécifique des nouveaux modes de conflit (le « avant » est caractéristique), avec une gradation en trois étapes : compétition, contestation, et affrontement (qui correspond à la guerre). On voit ici que des catégories temporelles binaires établies juridiquement ne correspondent pas aux pratiques stratégiques, mais offrent à certains acteurs des possibilités de contournement. Il faut alors adapter nos propres conceptions des temporalités du conflit.
Le temps et les opérations militaires
Comme mentionné précédemment, la réflexion liée au temps dans la littérature militaire est principalement tactique, voire opérative, et renvoie au timing des actions et au tempo des opérations. On peut néanmoins déceler, en tous cas dans la littérature occidentale récente, une réduction de la réflexion sur le temps à la question de la vitesse.
Cette observation n’est en soi pas nouvelle : déjà en 1977, Paul Virilio observait que « l’histoire progresse à la vitesse de ses systèmes d’arme ». Il notait également dans le même ouvrage que « la vitesse est l’espoir de l’occident. C’est la vitesse qui soutient le moral des armées », affirmation qui a un écho contemporain évident. De fait, le rôle de la vitesse dans les opérations est au centre de la « guerre de manœuvre » qui est conceptualisée aux États-Unis à partir des années 1970 en réaction au Vietnam et suite à l’observation de la guerre du Kippour. Cette importance accordée à la vitesse est doctrinalement consacrée avec l’adoption du concept « Airland Battle » dans l’édition de 1982 du Field Manuel 100-5 : Operations. Le FM 100-5 insiste sur l’importance de « l’agilité », qui est définie comme la capacité à « agir plus rapidement que l’ennemi » et qui permettrait aux forces américaines de dominer leurs adversaires grâce à une meilleure synchronisation des moyens. La tendance en faveur de la vitesse continue après la fin de la Guerre froide, notamment à travers les débats sur la « révolution dans les affaires militaires », qui promettait une vision de la guerre fondée sur la supériorité informationnelle rendue possible par les nouvelles technologies de l’information, dans laquelle la capacité à collecter, traiter, distribuer et agir sur l’information était la clef de la victoire. Dans un témoignage au congrès en 2003, le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld vantait ainsi « la vitesse, la capacité à rentrer dans le cycle de décision ennemi et à frapper avant qu’il ne puisse établir une défense cohérente ». L’importance de la vitesse pénétra ainsi profondément la réflexion opérationnelle américaine : le Général du corps des Marines Jim Mattis, qui commanda la 1st Marine Division lors de l’invasion de l’Irak en 2003, témoignait ainsi : « nous savions que le centre de gravité était la vitesse […] La vitesse signifie le succès ». Cette théorie de la victoire militaire centrée sur la vitesse s’est pourtant heurtée dès le milieu des années 2000 à la réalité du contexte opérationnel des conflits en Irak et en Afghanistan, forçant les organisations militaires à des adaptations tactiques et doctrinales incomplètes et difficiles.
En outre, cette théorie de la victoire, centrée sur une approche particulière des opérations militaires, était fondamentalement en contradiction avec la manière dont la puissance militaire a été utilisée par les pays occidentaux depuis la fin de la Guerre froide. Dans le contexte d’unipolarité créé par la domination militaire des États-Unis et de leurs alliés et de souhait de diffusion normative d’un ordre international libéral (fondé sur la promotion de la démocratie, des droits humains et de l’économie de marché), les enjeux de sécurité ont graduellement été perçus non plus sous l’angle de la réduction des menaces (supposant une dialectique des volontés opposées dans le cadre d’une compétition stratégique), mais dans une logique assurantielle de gestion des risques. Les menaces, supposant des adversaires dotés d’une volonté, ont été remplacées par des « risques » généraux, tels que les « États faillis », les « conflits ethniques » ou le « terrorisme ». Ce changement de focale implique un changement de temporalité : si une menace peut éventuellement disparaître (par destruction de l’ennemi ou par négociation rendant caduque la rivalité), le risque est par définition permanent et suppose des actions constantes de prévention. En d’autres termes, des forces armées dont la théorie de la victoire était basée sur la vitesse des opérations ont été employées comme des forces de police internationale devant gérer des risques permanents, créant ainsi un conflit de temporalités, illustration de la crise de la stratégie de l’après-Guerre froide.
Cette « ivresse de la vitesse » est néanmoins toujours centrale comme théorie de la victoire, comme le montre par exemple le développement doctrinal autour des « opérations multidomaines ». Toutefois, on peut rapidement survoler quelques développements contemporains du champ de bataille qui risquent de remettre en cause ce primat de la vitesse. Au niveau stratégique, les opérations de guerre de l’information et, plus généralement, les opérations dites « hybrides », visent à ralentir voire paralyser les capacités de décision de différentes manières. Le premier objectif est évidemment de façonner le contexte sociopolitique des États-cibles, en cultivant des segments de la population favorables aux vues des assaillants, qui pèseraient ainsi sur leurs dirigeants. En outre, le but de ces opérations consiste à dissimuler des informations pertinentes dans une masse de bruit informationnel afin de ralentir l’analyse, et donc la décision.
Les efforts pour ralentir les opérations militaires ont également lieu au niveau opératif : les menaces contre les moyens spatiaux (notamment les capacités antisatellites) comme les stratégies de déni d’accès, par exemple grâce à des défenses antiaériennes ou des capacités de guerre électronique renforcées par l’intégration de moyens cyber, sont des outils pour ralentir les opérations militaires occidentales. Des affrontements dans des espaces tels que les méga-cités, qui sont un risque réel dans un contexte où 57% de la population mondiale vit désormais en ville, vont aussi structurellement ralentir le tempo des opérations.
Au niveau tactique, les enjeux sont différents. Des mobilisations rapides sont toujours utiles pour créer des faits accomplis, et la maturité et la diffusion des moyens de frappes de précision à longue portée contribuent certainement à l’accélération du tempo tactique, ce qui sera probablement renforcé par l’intégration future de décisions assistées par l’intelligence artificielle. Il y a donc un besoin de repenser structurellement la conduite des opérations, si le tempo accélère dans certains domaines, mais ralentit dans d’autres : l’enjeu est donc de refonder une réflexion opérative qui ne réduise pas la manœuvre à la vitesse, mais qui prenne en compte la diversité de l’accélération ou la décélération des opérations en fonction de leur nature et du niveau où elles se déploient.
Conclusion
Comme on le voit, prendre au sérieux la dimension temporelle dans les affaires stratégiques ouvre un ensemble de perspectives intéressantes. Ce texte ne prétend pas être exhaustif et couvrir tous les enjeux de la temporalité, mais vise à susciter des réflexions, qui mériteraient d’être approfondies, par exemple dans le domaine opératif évoqué ci-dessus, ou dans la synchronisation entre la prospective politico-stratégique conduite à un horizon d’une vingtaine d’années et la mise en œuvre de systèmes d’armes structurants (tels que des porte-avions), dont le cycle conception/construction/exploitation s’étend facilement sur une soixantaine d’années. Cette désynchronisation, connue des armées, reste acceptée comme un fait, notamment du fait des enjeux industriels et économiques associés à ces grands programmes, dont on espère qu’il n’aura pas de conséquences négatives majeures. En définitive, prendre le facteur temporel au sérieux, dans ses multiples dimensions, ne pourra qu’améliorer la pratique stratégique. Athéna a bien besoin de Chronos.
Crédit : Adeel Anwer
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