Boussole et concept : les deux documents stratégiques de l’Union et de l’OTAN voient-ils assez loin ?

Le Rubicon en code morse
Mar 23

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La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, depuis le 24 février 2022, a provoqué un sursaut louable et célébré en Occident. D’un côté, elle offre une justification à l’OTAN après les critiques d’obsolescence, voire de mort cérébrale, et le sentiment généralisé de fatigue opérationnelle suite à l’échec afghan. De l’autre, après des années de balbutiements dans le domaine de la défense, elle semble avoir provoqué un sursaut géopolitique européen. L’Union européenne et l’OTAN ont publié leur nouveau document de portée stratégique, la boussole pour les Européens, le concept pour les Otaniens. L’Union ne s’essaie à l’exercice que depuis 2003, et même si l’OTAN en publie depuis sa création, il était quand même grand temps que la réflexion stratégique ressurgisse en Occident. On peut cependant se poser la question de la réelle portée de ces documents : celui de l’OTAN est le fruit d’une réflexion lancée depuis les échelons militaires de l’organisation, et lui fournit un chapeau politique pour traiter la menace immédiate sans réellement élaborer sur la suite. Il nécessitera donc une révision à l’issue du conflit ; celui de l’Union se cantonne à des généralités et court le risque d’être éclipsé par la guerre en Ukraine, et avec lui l’idée d’autonomie stratégique européenne qui a besoin d’une une impulsion pertinente, crédible et audible dans le contexte actuel.

Le concept stratégique de l’OTAN, un document de transition

Le concept stratégique de l’OTAN a été engendré dans la douleur, après de nombreuses hésitations : on savait celui de 2010 dépassé, mais on estimait qu’il couvrait les missions principales, et surtout on craignait que les Alliés n’arriveraient jamais à produire un document consensuel compte tenu des tensions internes. Il aura fallu le constat de mort cérébrale prononcé par le président Macron, ainsi que les lourdes réserves émises par le président Trump quant à la validité de l’Article 5 et à la pérennité du soutien américain pour redémarrer une réflexion pilotée par le Secrétaire général, et qu’il voulait très ambitieuse en matière de prospective stratégique.

Mais c’est vraiment la montée progressive de la menace russe, avec l’annexion illégale de la Crimée, les déploiements de force, la mise en service de missiles de nouvelle génération, ou encore les attaques cyber ou les ingérences dans les processus électoraux, qui forcent l’Alliance à réfléchir à un nouveau concept, via le rapport NATO 2030, publié en 2020.  L’invasion russe du 24 février 2022 conforte l’OTAN dans son changement de posture et marque évidemment fortement le concept publié en juillet 2022. Celui-ci a le mérite de recentrer toute l’attention sur la menace immédiate qu’on avait fait semblant d’ignorer ou de minimiser : « …la raison d’être de l’OTAN est d’assurer notre défense collective ». Dans la droite ligne des communiqués des sommets de l’OTAN depuis 2019, il refocalise ainsi l’attention sur la menace existentielle pour les Alliés de l’Est européen, une Russie impérialiste qui cherche à reconquérir sa sphère d’influence.

Même si le document définit trois tâches fondamentales, « la dissuasion et la défense, la prévention et la gestion des crises, et la sécurité coopérative », on sent bien que c’est la première qui tient le haut du pavé. Le concept stratégique, en tant que clef de voûte politique de la toute nouvelle famille de plans militaires de défense, fixe le cadre dans lequel ces plans devront être développés et soutenus par les Alliés, en matière de forces, de finances et d’autres ressources, et se traduit par des actions sur le terrain. La prévention et la gestion de crise sont abordées de manière plus générale : « nous ferons davantage pour anticiper et prévenir les crises et les conflits » principalement en tirant les leçons de l’engagement afghan et en aidant les partenaires à développer leurs capacités de lutte contre le terrorisme et contre les « ingérences malveillantes ». Par contre, même si le document évoque la nécessité de « pouvoir lancer et soutenir dans la durée des opérations militaires et civiles de gestion de crise, de stabilisation ou de lutte contre le terrorisme », il ne s’attarde pas sur les mesures de détail. Enfin, la sécurité coopérative, donc les partenariats, insiste sur la coopération OTAN-UE en rappelant toutefois « l’intérêt d’une défense européenne plus forte », mais qui doit contribuer « réellement à la sécurité transatlantique » et compléter l’action de l’OTAN en étant totalement interopérable. Il s’agit aussi de soutenir les partenaires des régions où s’exerce l’influence russe, des Balkans à la mer Noire, ce qui contribue directement aussi à la tâche de dissuasion et défense.

Le concept stratégique est donc un document d’attente qui pare au plus pressé, mais qui n’offre pas de vision stratégique sur les autres questions, contrairement à ce que souhaitait le Secrétaire général. Le document devra être révisé à l’issue du conflit en Ukraine et se pencher davantage sur les autres défis, dont la question de l’attitude à adopter envers la Chine, qui est loin de faire l’unanimité chez les Alliés. Le concept décrit une Chine qui « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs », mais on ne sait pas très bien ce que l’OTAN répondra au-delà du fait qu’elle « attache de l’importance à l’Indopacifique, car l’évolution de la situation dans cette partie du monde est susceptible d’avoir des incidences directes sur la sécurité euro-atlantique ».

La boussole stratégique européenne, un document d’incantations 

La boussole stratégique ambitionne un réveil de la défense européenne en soulignant que « l’Union européenne est plus unie que jamais. Nous sommes résolus à défendre l’ordre de sécurité européen ». Le document définit ensuite les quatre axes selon lesquels cette prise de conscience géopolitique devra se déployer : il s’agit d’agir en renforçant les missions civiles et militaires, de mettre sur pied une capacité de déploiement rapide de 5000 troupes et de consolider les structures de commandement ; il s’agit aussi d’assurer la sécurité en faisant un effort sur le renseignement et la cyber défense ; pour cela il faudra investir en  dépensant plus et mieux, en trouvant des solutions communes pour les moyens stratégiques ; enfin, il faudra travailler en partenariat.

Mais le document reste largement cantonné dans le processus plutôt que dans une définition claire des actions concrètes à mener : il s’agit « d’évaluer l’environnement », de donner « davantage de cohérence et une motivation commune », de « définir de nouvelles façons et de nouveaux moyens » et de « fixer des objectifs et des étapes ». On reste donc largement dans le domaine du théorique, voire de l’incantatoire : « avec nos missions et nos opérations de gestion de crise menées sur trois continents, nous avons montré que nous sommes prêts à prendre des risques pour la paix et à assumer nos responsabilités pour la sécurité mondiale ». Un tel satisfecit mérite toutefois quelques nuances : les dernières « grandes » opérations européennes en Afrique remontent à une dizaine d’années : Artémis en RDC (2003), EUFOR Congo (2006), EUFOR Tchad-RCA (2008-2009), EUFOR RCA (2014-2015). Il y a certes l’opération ALTHEA en Bosnie, mais elle est loin d’avoir le volume et la participation requise pour effectivement éteindre toute velléité d’indépendance serbe alimentée par Moscou. Quant aux missions maritimes, ATALANTA remplit sa fonction de lutte contre la piraterie, mais est-ce vraiment la menace principale ? Quant à IRINI, censée faire appliquer l’embargo sur les armes au large de la Libye, elle se heurte en permanence au refus de la Turquie de laisser inspecter les bâtiments battant pavillon turc. Les seules autres missions à caractère militaire sont actuellement les missions d’entraînement EUTM (European Union Training Mission) au Mali, en République centrafricaine et en Somalie et on ne peut pas vraiment dire qu’elles aient été couronnées de succès. Si quelques dizaines d’instructeurs, engagés dans des missions qui n’ont aucune cohérence entre elles, sont le niveau maximum que l’Union européenne peut engager pour « assumer ses responsabilités pour la sécurité mondiale », on voit bien que son niveau d’ambition est extrêmement faible par rapport à sa puissance économique.

Certes, le Haut Représentant Borrell se fait le chantre de la création de cette force d’intervention de 5 000 troupes, une force « modulaire » aux « capacités et forces militaires pré-identifiées », qui « devrait déboucher sur un instrument plus solide et plus flexible » que les Groupements tactiques existants. Mais quelle crédibilité accorder à cette nouvelle idée de forces en attente, quand on connait l’incapacité à utiliser les deux malheureux groupements tactiques maintenus en réserve depuis des années, mais jamais déployés ? Et que dire de son volume : 5000, pour faire face à tout l’éventail des menaces identifiées, est-ce vraiment là le niveau de l’ambition pour l’Union ? On peut donc avoir des doutes raisonnables sur la crédibilité de ce réservoir de force, d’autant plus qu’au même moment l’OTAN demande à renforcer la présence sur le flanc est, tout en augmentant la réactivité des troupes des Alliés, qui seront à présent « abonnées » à un plan de défense régional, donc une zone géographique déterminée, pour une mission concrète. Comment alors pouvoir mettre des forces dans un pot commun qui ne servirait pas directement aux plans otaniens ?

Poutine a-t-il tué l’idée d’une autonomie stratégique européenne ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué un tel recentrage sur l’OTAN que les Alliés du sud, même s’ils continuent d’insister sur la nécessité d’une Alliance qui agit à 360°, font profil bas. Dans ce contexte, la volonté française de faire exister l’Europe de la défense est-elle encore audible ? Si les États-Unis soutiennent un renforcement des capacités européennes, ils veulent qu’elles servent en priorité à faire face à la menace russe sans leur aide, ou avec une aide minimale, pour leur permettre de se concentrer sur leur souci principal, la Chine. Les Américains veulent bien épauler, mais ne souhaitent plus porter tout le fardeau comme par le passé. De ce fait, ils jugeraient comme une dispersion des efforts toute velléité de renforcer le « pilier » européen sur des missions qui ne seraient pas celles de l’Alliance. Une affirmation géopolitique européenne en dehors du cadre atlantique serait aujourd’hui considérée comme suspecte. Maintenant que toute l’attention se tourne vers le flanc est, et que la priorité américaine est la Chine, la lutte contre le terrorisme passe largement au second plan.

Or, qui dit terrorisme, dit flanc sud, du fait de l’instabilité politique, du naufrage économique et social, des trafics de toutes sortes, et de la mauvaise gouvernance. Être vigilant envers cette zone d’instabilité demeure judicieux, et de plus en plus nécessaire pour les Européens, car ce n’est pas un problème américain. Mais le flanc sud ne semble plus être à la portée des Européens depuis l’entrée en lice des mercenaires russes et le développement des ambitions turques, l’évincement des Français du Mali, de RCA et du Burkina Faso, et une Union européenne timorée qui s’autolimite dans son engagement dans la zone, avec en toile de fond des conflits que même l’ONU s’avère incapable de régler. L’intervention au Sahel, initialement française, mais pour laquelle la France a dépensé des trésors de persuasion pour y engager l’Union et les États membres, prend des allures de débâcle diplomatique et politique et il y a fort à parier que même la présence des EUTM pourrait être remise en cause sous la pression des juntes soutenues par Moscou. La peur d’une escalade avec Moscou, si elle est justifiée dans le conflit ukrainien, ne l’est pas en Afrique : au contraire, en allant à la confrontation avec les mercenaires russes, l’Europe pourrait envoyer un message de fermeté à la Russie et contrer sa stratégie indirecte. Mais pour cela, elle a besoin d’une vision et de volonté, qui lui font toutes deux cruellement défaut.

Sans aller jusqu’au Sahel, le flanc sud de l’Europe est déjà menacé dans les Balkans, où l’ingérence russe est de moins en moins discrète. Moscou n’hésite pas à souffler sur les braises du nationalisme serbe, au risque d’enflammer à nouveau une région qui demeure très fragile et la Russie cherche à étendre son influence néfaste même dans des pays membres de l’OTAN comme le Monténégro ou la Macédoine du Nord. Or, le bâton de l’Union européenne, à savoir l’opération Althéa et son mandat exécutif, ne semble plus dissuader les velléités d’indépendance de la république serbe de Bosnie. Et la carotte d’une hypothétique intégration au sein de l’Union a perdu beaucoup de sa crédibilité, l’absence d’avancée concrète ne pouvant que démotiver les acteurs locaux favorables à cette intégration. C’est d’autant plus vrai quand le statut de candidat est à présent octroyé à l’Ukraine – en guerre ouverte – ou à la Moldavie paralysée par un conflit gelé. Il semble toutefois que l’Union européenne ait enfin réalisé qu’une absence de progrès dans les discussions d’intégration des Balkans occidentaux faisait le jeu de la Russie et risquait de déstabiliser toute l’Europe.

À la lumière de ce constat, quel espace de manœuvre reste-t-il à la défense européenne en dehors de la défense de l’Europe ? Déjà avant l’invasion de l’Ukraine, la France avait du mal à convaincre ses alliés de suivre la voie de l’autonomie stratégique. Maintenant que le caractère indispensable du soutien américain est encore plus clairement démontré que par le passé, il devient encore plus difficile de les amener à penser en dehors du cadre OTAN. Tous les anciens pays du Pacte de Varsovie, mais aussi l’Allemagne ou le Royaume-Uni n’envisagent la défense qu’à travers ce prisme, sans parler des Scandinaves qui vont peser d’un poids encore plus lourd dans la balance de l’Alliance quand la Suède et la Finlande l’auront rejointe. Quant aux nations du sud, leur influence s’amoindrit. Si en Espagne la menace émanant du Sahel est bien comprise, le pays dispose de moyens très limités. L’Italie est principalement inquiète des flux migratoires transméditerranéens et est surtout intéressée par une stabilisation de la Libye. La Grèce a amélioré ses capacités militaires de manière significative depuis quelques années, mais son problème reste essentiellement la Turquie. Quant aux alliés balkaniques, leurs moyens limités ne feront pas la différence.

On peut donc malheureusement en conclure que l’invasion russe de l’Ukraine pourrait bien figer le processus d’évolution de la pensée stratégique européenne. Celle-ci avait été impulsée par la France, au travers de l’engagement européen au Sahel – dont on sait ce qu’il devient – mais aussi par l’initiative européenne d’intervention, ou la coopération structurée permanente qui devait permettre aux nations volontaires d’aller de l’avant sans avoir à susciter l’adhésion de tous les États membres, mais qui aboutit au résultat inverse en se voulant « inclusive et modulaire ».

Le recentrage vers la défense collective est incontournable, et absolument indispensable pour constituer – ou reconstituer – des capacités militaires européennes crédibles et efficaces. Lorsque la défense de l’Europe sera remise en ordre, ces capacités pourront alors aussi servir à défendre ailleurs des intérêts qui seraient – et sont déjà – menacés par des concurrents chinois ou russes. Mais convaincre les Européens qu’il faut consentir cet effort de réflexion stratégique et de compréhension géopolitique ne marche pas, malgré les efforts français.

Capitaliser sur la prise de conscience européenne

En effet, la France est une force de proposition en matière de défense européenne, même si elle éprouve de grandes difficultés à fédérer les Européens autour de ses positions et à impulser un élan durable. Elle s’appuie certes sur de solides atouts pour justifier de ce leadership : puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, deuxième domaine maritime mondial, deuxième réseau diplomatique, des armées qui ont l’expérience du combat, autant d’atouts qui lui confèrent une stature dépassant son statut de puissance moyenne. Du moins était-ce vrai au sein de l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale. Mais à présent que cet ordre est contesté et battu en brèche par la Russie, la Chine et d’autres, ces atouts sont-ils encore suffisants ?

Dans cette crise majeure que connait l’Europe, la dissuasion nucléaire reste la garantie absolue, mais on parle ici du parapluie américain, pas d’une dissuasion française élargie à laquelle aucun Européen ne croit. Pour demeurer cette garantie ultime, la dissuasion nucléaire doit être accompagnée de forces conventionnelles crédibles, nombreuses, équipées et entraînées, afin d’éviter de se retrouver enfermé dans une logique du tout ou rien et être à la merci d’un chantage à l’escalade. Comme le montre sa loi de programmation militaire, la France consent cet effort de remontée en puissance, et la menace russe semble aussi pousser le reste des Européens dans la même direction. Mais les contraintes budgétaires dans un contexte d’inflation galopante pourraient limiter ces efforts et les capacités acquises pourraient n’être destinées qu’au flanc est. Or, même pour l’OTAN, la prévention et la gestion de crise restent une mission essentielle, et pour l’Union c’est sans doute le seul créneau actuel pour la défense européenne. L’un de ses champs d’application est le flanc sud, et il faut donc conserver la capacité à y intervenir. L’Union européenne dispose d’outils pour contrer la pénétration commerciale chinoise, en matière de financement des projets et d’une capacité à couvrir les secteurs de la gouvernance, de l’État de droit ou du développement. Mais elle doit aussi posséder un bras armé pour s’opposer aux mercenaires à la solde de Moscou et contrer ainsi la stratégie indirecte de Poutine. L’exemple de l’utilisation de la Facilité pour la paix est un bon début et permet à l’Union d’être présente dans le conflit ukrainien autrement que par la seule logique des sanctions, ou l’aide économique aux réfugiés, mais en finançant aussi la fourniture d’armement ou l’entraînement des soldats. Le mécanisme est également prévu pour l’Afrique – en fait c’était sa première destination avant la guerre en Ukraine – et doit accompagner une action plus globale dans les domaines de la gouvernance, de l’infrastructure, du développement. C’est à ce prix que l’Europe resterait crédible en Afrique, et donnerait aux partenaires africains le choix entre plusieurs alternatives, choix qu’ils ne veulent plus faire aujourd’hui dans le contexte de multipolarisation qui se dessine devant nous.

Le Conseil de sécurité des Nations Unies est paralysé par les vetos russe et chinois et ce n’est pas lui qui résoudra la crise en Europe. Bien au contraire, cette incapacité à agir dans le cadre de la guerre en Ukraine pourrait même déborder sur d’autres zones de crises où l’ONU déploie des troupes, en empêchant le renouvellement de leurs mandats. Si la Chine n’a pas intérêt à une déstabilisation de l’Afrique compte tenu des investissements qu’elle y a consentis, même s’ils ne donnent pas forcément le rendement escompté, ce n’est pas forcément le cas de la Russie qui peut se servir de cette déstabilisation comme stratégie indirecte vis-à-vis de l’Occident. Là encore, l’Europe doit pouvoir contrer ces menaces, sans uniquement compter sur la diplomatie ou les sanctions économiques, en dépit de signaux encourageants.

Conclusion

La guerre en Ukraine a au moins le mérite de clarifier la situation. Avant l’invasion, le doute pouvait subsister quant à la menace que la Russie représentait réellement : omniprésente et palpable pour les pays de l’Est européen, théorique et contestable pour ceux de l’Ouest européen. À présent, tout le monde ne peut que reconnaître le danger représenté par la Russie. Il faut donc diriger tous les efforts à l’endiguement et à la disparition de cette menace, et cela passe obligatoirement non seulement par un renforcement de la présence avancée sur les marches orientales, mais aussi par une permanence de cette présence et l’existence de renforts crédibles et disponibles, en termes d’effectifs, d’unités, de moyens de commandement et de logistique. La coordination et le commandement de tels volumes ne peuvent incomber qu’à l’OTAN. L’Union européenne avec ses embryons d’états-majors ne peut en aucun cas assumer cette tâche. On doit donc accepter une relation de soutenu-soutenant, dans laquelle l’Union soutient l’OTAN en matière de développement des infrastructures, de mobilité terrestre, d’accès aux capacités spatiales, et aussi d’assistance financière à l’Ukraine. Dans ce cadre, le concept stratégique de l’OTAN de 2022 remplit son office puisqu’il fournit un chapeau politique à la refonte des plans de défense. Cependant, l’OTAN doit regarder au-delà de la menace immédiate russe et déterminer quelles doivent être sa posture et son ambition face à la Chine. Il est peu probable que ce défi devienne une menace sécuritaire pour l’Alliance et sa réponse ne devrait donc pas être de nature militaire, mais dans tous les cas sa posture politique devrait être clarifiée, et harmonisée avec celle de l’Union.

Quant à la boussole européenne, ce document doit impérativement donner une définition claire de ce que l’Union veut accomplir dans les zones où ses intérêts pourraient être ou sont déjà menacés. Il s’agit de fixer des objectifs concrets et quantifiables pour l’engagement de cette fameuse force en attente de 5 000 soldats : pour faire quoi, à quel endroit, avec quel objectif, et définir des scénarios d’engagement plus précis qui permettent aux États membres de réellement comprendre à quoi ils souscrivent en mettant des forces dans ce réservoir. La boussole définit les menaces, il s’agit maintenant de savoir où on veut les contrer et quels sont les moyens qui seraient nécessaires à cette fin. L’avantage supplémentaire d’une description des scénarios d’engagement serait de démontrer qu’il n’y a pas duplication avec l’OTAN puisque les zones d’engagement ne seront pas les mêmes, mais, qu’au contraire, il y aura complémentarité, car ces scénarios traiteraient les stratégies indirectes de nos adversaires. Les détails ne pourront évidemment pas être rendus publics, mais c’est aussi le cas pour l’OTAN dont la déclinaison du concept en termes militaires reste classifiée, mais permet tout le travail de planification qui fait défaut à l’Union. Faute de cet exercice, l’ambition d’un renforcement de la défense européenne pourrait bien être étouffée par l’OTAN, par la captation des ressources, mais aussi par le monopole de la réflexion stratégique. Or, dans les deux cas, l’OTAN va se focaliser sur la menace que représente la Russie pour le territoire de l’Alliance, mais n’aura pas les moyens de s’investir à la hauteur requise sur son flanc sud, d’autant moins si les ressources américaines sont redirigées vers l’Indopacifique. Pourtant ce flanc sud de l’Alliance est aussi celui de l’Union, et doit donc intéresser les Européens au moins autant que le flanc est. Il n’est pas concevable que la pensée stratégique européenne se cantonne dans le débat sur la livraison d’armes à l’Ukraine. La France a certainement un rôle à jouer dans le maintien de cette conscience géopolitique européenne, qu’elle a contribué à éveiller. Mais le centre de gravité européen bascule vers l’Est à la faveur de la guerre : la Pologne devient le principal pays d’accueil des réfugiés ukrainiens et en même temps la plaque tournante pour la livraison des armes occidentales, alors que la prééminence économique allemande est mise à mal par sa dépendance exagérée aux hydrocarbures russes et au commerce chinois, tandis que la France subit des revers diplomatiques en Afrique.

Ainsi, pour continuer à peser dans le débat la France doit démontrer une participation sans réserve, ni arrière-pensée, à l’OTAN, et cesser d’entretenir – volontairement ou non – le fantasme d’une défense européenne indépendante des États-Unis. Sa prise de responsabilité d’un bataillon en Roumanie semble démontrer que c’est le cas. C’est à cette condition que les Européens accepteront mieux une forme de leadership français, en tant que force de proposition et de stimulation pour la défense européenne, et qu’ils comprendront que toutes les crises ne peuvent pas – et ne doivent pas – être réglées par les Américains, car eux aussi disposent de ressources limitées, quoi qu’on en pense.

 

Crédits photo : Bernat Armangue/AP

Auteurs en code morse

Olivier Rittimann

Le général de corps d’armée (GCA) Olivier Rittimann est le commandant du collège de défense de l’OTAN depuis l’été 2020. Après ses années de temps de troupe au sein de la légion étrangère, le GCA Rittimann a eu une seconde partie de carrière marquée par l’international, et singulièrement les postes OTAN, à Paris, Heidelberg, Bruxelles, Brunssum et Mons. Il a occupé en particulier le poste de représentant militaire français au SHAPE, de chef d’état-major du commandement interallié de Brunssum et de vice-chef d’état-major du SHAPE.

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