Cela fait plus de quatre ans que l’armée birmane, dirigée par le général en chef Min Aung Hlaing, a renversé le gouvernement démocratiquement élu de la Birmanie et pris le contrôle du pays en février 2021. Depuis lors, l’État d’Asie du Sud-Est est en proie à une guerre civile qui a déclenché un exode massif de réfugiés, vers les pays voisins et au-delà. La guerre et la violence qui ont suivi le coup d’État ont provoqué une crise migratoire de plus en plus grave, mettant en péril la paix et la stabilité de la région indopacifique. Cet article explique pourquoi la crise humanitaire résultant du récent coup d’État en Birmanie constitue une menace sécuritaire majeure pour la région indopacifique et comment le Canada, en tant que pays ayant des intérêts socio-économiques et politiques dans la région, devrait réagir de manière appropriée à la situation.
Une crise migratoire et humanitaire qui s’aggrave
Le nombre de réfugiés, de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et d’apatrides à l’intérieur et en provenance de la Birmanie est passé de 2,6 millions en 2021, au lendemain du coup d’État, à 5,1 millions en 2024, un impact qui s’est fait sentir dans toute la région indopacifique. Le Bangladesh, l’Inde et la Thaïlande sont particulièrement touchés par la crise migratoire. En novembre 2024, le Bangladesh accueillait plus d’1 million de réfugiés rohingyas fuyant les persécutions. Avant le coup d’État de 2021, le Bangladesh accueillait déjà 778 500 réfugiés rohingyas qui avaient fui la Birmanie entre 2017 et 2018 pour échapper aux persécutions de l’armée. Le nombre de réfugiés au Bangladesh a augmenté après le coup d’État, à la suite des violences de la junte ainsi que de l’Armée d’Arakan, une organisation armée ethnique qui lutte contre la junte pour l’autodétermination des Arakanais. L’Inde accueille environ 95 300 réfugiés et demandeurs d’asile birmans. Avant le coup d’État, la Thaïlande accueillait plus de 90 000 réfugiés vivant dans des abris temporaires le long de la frontière birmano-thaïlandaise. Depuis 2021, au moins 45 000 réfugiés supplémentaires s’y sont ajoutés.
L’armée birmane est tristement célèbre pour ses crimes contre l’humanité à l’encontre des populations minoritaires. Elle a historiquement opprimé les minorités ethniques et religieuses, notamment, mais pas exclusivement, via des exécutions extrajudiciaires, le travail forcé, le viol, la torture, l’utilisation d’enfants soldats et un vaste système de pensionnats qui perdure aujourd’hui. Le 27 novembre 2024, le procureur de la Cour pénale internationale a d’ailleurs déposé une requête aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt contre le général Min Aung Hlaing, dirigeant de facto du pays, pour les crimes contre l’humanité présumés de déportation et de persécution, commis à l’encontre des Rohingya, en partie en Birmanie et au Bangladesh. Indépendamment de cette répression bien documentée des minorités par le régime militaire, les pays d’accueil de la région indopacifique, tels que l’Inde, la Malaisie et la Thaïlande, forcent les réfugiés et les demandeurs d’asile à retourner en Birmanie.
Réponses des pays voisins à la crise migratoire birmane
En mai 2024, la Commission internationale des juristes a condamné les autorités indiennes pour avoir expulsé 77 réfugiés birmans, un manquement au principe établi de non-refoulement en droit international en raison du risque sérieux qu’ils avaient de subir des préjudices dans leur pays d’origine. En effet, les personnes déplacées qui sont contraintes de retourner en Birmanie depuis les pays d’accueil de la région indopacifique sont persécutées par l’armée. Par exemple, les personnes expulsées et contraintes de retourner en Birmanie depuis la Thaïlande sont régulièrement enlevées par la junte pour effectuer leur service militaire. Les réfugiés qui ne souhaitent pas être expulsés de Thaïlande sont contraints de verser des pots-de-vin, juste pour survivre. De nombreux réfugiés et demandeurs d’asile expulsés de Malaisie ont été arrêtés à leur arrivée en Birmanie et certains ont même été tués.
Les minorités ethniques touchées par la guerre et la violence politique
Parmi les nombreuses populations minoritaires de Birmanie qui constituent la majeure partie de ces populations réfugiées, seul le sort des réfugiés rohingyas est reconnu par les décideurs politiques internationaux, principalement ceux des démocraties occidentales, dont le Canada. Les personnes déplacées issues des communautés autochtones birmanes, telles que les Kachin, les Karenni, les Karen et les Chin, etc., également touchées par les combats entre l’armée birmane et les organisations armées ethniques dans leurs États d’origine, sont rarement prises en compte par les acteurs internationaux qui mettent en œuvre des politiques d’immigration susceptibles d’atténuer la pression que cette crise exerce sur la stabilité de la région indopacifique.
Pendant ce temps, dans l’État de Kachin, en Birmanie, des batailles actives ont lieu entre les forces de l’Armée pour l’indépendance kachin et la junte, également connue sous le nom de Conseil administratif d’État, depuis le coup d’État. Dans l’État de Karenni, les combats ont repris entre les forces militaires birmanes et les combattants de la résistance karenni après le coup d’État, rompant l’accord de cessez-le-feu de 2012 entre le Parti national progressiste national karenni et l’armée birmane. L’Union nationale karen continue de se battre avec la junte dans l’État Karen, qui borde la Thaïlande, et l’État Chin, qui borde l’Inde, connaît des affrontements majeurs entre la junte et les groupes de résistance locaux. À la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh, l’armée birmane et l’Armée d’Arakan se sont engagées dans la lutte pour l’État Rakhine depuis que l’Armée d’Arakan a repris son projet d’État autonome en 2023.
Les statistiques ne mentent pas : la situation en Birmanie est critique
La crise migratoire birmane ne montre aucun signe indiquant un ralentissement prochain. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés prévoit que d’ici fin 2025, le nombre de réfugiés, de personnes déplacées à l’intérieur du pays et d’apatrides engendrés par la guerre et la violence politique en Birmanie atteindra un total de 6,8 millions de personnes, soit une augmentation vertigineuse de 1,7 million par rapport à 2024. L’ampleur de la violence que l’armée impose aux civils contribue à cette tendance alarmante aux déplacements et à l’insécurité croissante dans la région. En 2024, la Birmanie figurait au troisième rang mondial de la classification des pays ayant le plus grand nombre de décès dus à la violence politique établie par l’ACLED (Armed Conflict Location & Event Data), juste derrière l’Ukraine et la Palestine (fig. 1). C’est également le deuxième pays le plus dangereux et le plus violent au monde selon l’indice de conflit 2024 d’ACLED, et celui qui compte le plus grand nombre de groupes armés non étatiques actifs (fig. 2).
Figure 1. Les dix pays ayant enregistré le plus grand nombre de décès dus à la violence politique en 2024
Source : ACLED Explorer
Figure 2. Indice de conflit : classement des pays
Source : ACLED (2024), « ACLED Codebook, 2024 », Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED).
Chine, Russie et ASEAN : une réponse internationale est nécessaire
Depuis le coup d’État de 2021, la Chine tire de plus en plus profit de l’absence de leadership américain et, plus largement, de leadership démocratique occidental afin d’exercer son influence en Birmanie en faveur de ses intérêts dans la région indopacifique. Dans la foulée du coup d’État, la Chine a noué des contacts avec le régime militaire birman et les groupes de résistance armés ethniques, cherchant à maximiser son influence auprès de toutes les parties à la guerre civile. Cependant, la récente visite du général Min Aung Hlaing en Chine en novembre 2024 signale le ralliement de la Chine à la junte.
La Russie s’est également rangée du côté du régime birman, resserrant visiblement ses liens avec ce dernier au lendemain du coup d’État. Le 22 septembre 2024, le général Min Aung Hlaing s’est rendu en Russie pour assister au Forum économique oriental, où il a rencontré le président russe Vladimir Poutine. Depuis, la Russie est devenue le plus grand fournisseur d’assistance militaire à la Birmanie, détrônant la Chine. Un rapport des Nations unies publié en mai 2023 a indiqué que l’armée birmane avait reçu de la Russie des armes et du matériel connexe d’une valeur de 406 millions de dollars, ce qui fait de la Russie sa plus grande pourvoyeuse d’armes et de matériel connexe. La Chine se classe deuxième avec un total de 267 millions de dollars.
La Russie et la Chine sont suivies de près par Singapour, avec 254 millions de dollars, l’Inde en quatrième position avec 51 millions de dollars et la Thaïlande en cinquième position avec 28 millions de dollars. Ces trois derniers États appartiennent à la région indopacifique ; pourtant, elles contribuent à sa déstabilisation en permettant des violations des droits de l’homme en Birmanie par le biais de leurs réseaux internationaux d’armes respectifs. Il apparaît donc que la situation birmane ne peut être résolue par les seuls dirigeants de la région. Comme l’Association internationale du barreau l’a justement déclaré, la communauté internationale au-delà de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) doit s’unir pour résoudre le conflit birman.
L’absence de réponde du Canada
Bien que la guerre en Birmanie soit l’une des trois crises les plus violentes au monde, les civils touchés par ce conflit ne reçoivent aucune aide ciblée du Canada en matière d’immigration, contrairement à leurs homologues d’Ukraine et de la bande de Gaza. Le Canada a mis en place des mesures temporaires pour les Ukrainiens dans le cadre de l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine. Des mesures spéciales pour demander un visa de résident temporaire sont en place pour les Palestiniens éligibles et les membres de leur famille. Pourtant, aucun programme ciblé n’est mis en œuvre pour les personnes en Birmanie qui subissent des niveaux similaires de violence politique.
Pendant ce temps, les États-Unis voisins ont rapidement pris des mesures sous l’administration Biden pour faire face à l’escalade de la violence politique, en mettant en place un statut de protection temporaire (TPS) en mai 2021, trois mois seulement après le coup d’État. Le TPS a depuis été prolongé à plusieurs reprises, ce qui témoigne de la reconnaissance par les États-Unis des conséquences désastreuses de la guerre en Birmanie et de la nécessité d’un soutien international continu aux ressortissants affectés. L’absence de mesures spéciales pour la Birmanie est un échec de la politique étrangère du Canada, un État qui s’engage à défendre et à faire respecter les droits humains dans la région indopacifique.
Dans sa stratégie pour l’Indo-Pacifique, annoncée en novembre 2022, le Canada reconnaît que la montée de la violence en Birmanie constitue une menace pour la paix et la prospérité régionales. Pourtant, cette question grave est passée sous silence dans le reste de la stratégie. La Birmanie n’est mentionnée qu’une seule fois dans la vague déclaration selon laquelle le Canada « soutiendra la consolidation de la paix au Sri Lanka et en Birmanie », sans fournir de détails ou d’exemples spécifiques. Les réponses à la crise birmane apportées par les alliés du Canada dans la région indopacifique, tels que l’Australie, le Japon et la Corée du Sud, soulignent que le pays d’Asie du Sud-Est mérite davantage l’attention des acteurs internationaux qui se soucient réellement de l’amélioration des droits humains dans la région indopacifique.
L’Australie donne la priorité aux ressortissants birmans dans son programme de visas humanitaires. Le Japon a modifié ses politiques d’immigration, leur permettant de rester plus longtemps sur son territoire en raison de la violence prolongée dans leur pays d’origine. La Corée du Sud les autorise à séjourner sous un statut temporaire, promettant de ne pas exiger le départ de ceux dont le visa a expiré et leur permettant de partir volontairement seulement après que la situation politique se soit améliorée en Birmanie. Ces trois pays accueillent des représentants officiels du Gouvernement d’union nationale (GUN) birman, un gouvernement pro-démocratie parallèle et provisoire. Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Norvège et la République tchèque sont d’autres pays qui accueillent des représentants officiels du GUN. Le Canada n’a pas encore reconnu le GUN comme le gouvernement légitime de la Birmanie.
La « Stratégie pour l’Indo-Pacifique » indique également que le Canada mettra pleinement en œuvre sa « Stratégie pour les Rohingyas ». Cependant, en janvier 2025, aucun envoyé spécial n’avait été nommé pour les crises des Rohingyas, comme promis dans la stratégie. Lorsque le sénateur MacDonald a légitimement posé une question sur la nomination d’un envoyé spécial en novembre 2024, un représentant d’Affaires mondiales Canada a répondu qu’il n’y avait alors pas lieu de s’attendre à ce qu’un envoyé spécial soit immédiatement nommé. Entre février 2021 et décembre 2024, 74 951 personnes sont mortes des suites de la guerre et de la violence politique en Birmanie ; 1 327 femmes et 687 enfants ont été tués par la junte, et 5 809 femmes et 587 enfants ont été arrêtés ; 171 peines de mort ont été prononcées contre des militants pro-démocratie et leurs partisans civils. En outre, la junte a bombardé de manière inhumaine des écoles et des universités. Depuis le coup d’État militaire de 2021, plus de 170 établissements d’enseignement ont été pris pour cible, notamment lors de frappes aériennes, tuant intentionnellement de nombreux enfants et jeunes. Ces statistiques montrent que le Canada doit de toute urgence tenir sa promesse et nommer un envoyé spécial en Birmanie. La crise est suffisamment grave pour justifier une attention particulière dans le cadre de la politique étrangère.
La réponse actuelle du Canada à la situation en Birmanie laisse donc pour le moins à désirer. Le Canada doit mettre en œuvre des changements politiques plus tangibles pour consolider son rôle de défenseur des droits humains et d’allié crédible pour améliorer la sécurité et la prospérité dans la région indopacifique. Alors que la Chine et la Russie soutiennent la junte birmane, il est essentiel que le Canada apporte un soutien efficace aux civils et aux militants pro-démocratie de la Birmanie et qu’il se range à leurs côtés contre la tyrannie. Jusqu’à présent, le Canada a réitéré son soutien aux efforts de l’ASEAN pour résoudre la crise humanitaire en Birmanie.
Cependant, suivre l’exemple de l’ASEAN ne suffit pas à atténuer cette crise, car celle-ci a non seulement poursuivi, mais aussi intensifié son engagement auprès de la junte, malgré les crimes de guerre de cette dernière, légitimant ainsi le régime militaire illibéral et autocratique. En outre, l’ASEAN continue d’échouer lamentablement, son consensus en cinq points (5PC) sur la Birmanie se résumant à de belles paroles sans aucune action ni progrès tangible. Pourtant, le 5PC reste la principale référence pour les diplomates et les décideurs politiques internationaux au-delà de l’ASEAN lorsqu’ils abordent la situation birmane, car il les aide à détourner l’attention de l’échec de la communauté internationale face aux civils victimes de la guerre et de la violence politique en Birmanie. Si le Canada souhaite réellement contribuer à la paix et à la sécurité dans la région indopacifique, il doit envisager d’autres moyens de résoudre la crise birmane par des voies diplomatiques allant au-delà de la coopération bilatérale entre le Canada et l’ASEAN.
Recommandations politiques
Pour renforcer son soutien aux droits de l’homme et à la démocratie en Birmanie, puis dans la région indopacifique, le Canada devrait envisager les recommandations politiques suivantes.
Encourager les dirigeants et la société civile des États membres de l’ASEAN à prendre des mesures immédiates
Le Canada devrait tirer parti de sa position de partenaire de dialogue de l’ASEAN pour influencer non seulement l’organisation dans son ensemble, mais aussi travailler au cas par cas avec les dirigeants et la société civile de chaque État membre pour faire face à l’intensification de la crise birmane. Les principaux États de l’ASEAN avec lesquels le Canada devrait travailler pour atténuer la crise migratoire déclenchée par le coup d’État de 2021 sont la Thaïlande, la Malaisie et Singapour, car ces pays comptent d’importantes populations immigrées en provenance de Birmanie. Le Canada devrait également exhorter la Thaïlande et Singapour à cesser le commerce des armes avec la junte birmane.
Mettre en œuvre la localisation dans les pratiques de distribution de l’aide humanitaire canadienne
Pour soutenir efficacement les communautés touchées par la guerre en Birmanie, le Canada doit agir en fonction de leurs besoins dans la distribution de l’aide humanitaire. La priorité doit être donnée aux petites organisations locales travaillant directement avec les populations sur le terrain, tant en Birmanie que dans les pays hôtes de la région, plutôt qu’aux canaux affiliés à la junte militaire.
Le récent tremblement de terre de magnitude 7,7 a mis en évidence la manière dont l’armée birmane utilise l’aide humanitaire comme une arme en bloquant les efforts de sauvetage dans les zones gravement touchées où la résistance antimilitaire est forte, comme les régions de Sagaing et de Mandalay. En outre, l’armée a mené plus de 120 attaques, principalement des frappes aériennes, dans les zones touchées par le tremblement de terre depuis que la catastrophe naturelle s’est produite le 28 mars 2025.
L’aide directe aux communautés les plus marginalisées est devenue primordiale dans la lutte pour la démocratie en Birmanie après le tremblement de terre. Le Canada devrait mettre en œuvre davantage de localisation sur le terrain pour améliorer l’efficacité et la durabilité de l’aide humanitaire en Birmanie et dans la région indopacifique.
Nommer un envoyé spécial comme promis
Le Canada doit donner suite à sa propre stratégie pour les Rohingyas et nommer dès que possible un envoyé spécial qui s’appuiera sur le travail de l’ambassadeur Bob Rae pour diriger activement la réponse du Canada à la situation en Birmanie et à la crise des réfugiés rohingyas.
Mettre en œuvre des mesures temporaires en matière de politique d’immigration
À l’instar de ce qui a été fait pour les réfugiés fuyant la guerre et les persécutions dans d’autres États où la violence politique est similaire, le Canada devrait mettre en œuvre des mesures spéciales en matière de politique d’immigration pour les civils et les militants pro-démocratie en Birmanie qui sont la cible de persécutions politiques de la part de la junte militaire.
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