Pourquoi la puissance navale américaine a besoin d’alliés en Asie

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Mai 22

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Cet article est une traduction de « Why U.S. Naval Power Needs Asian Allies », publié sur War on the Rocks le 12 janvier 2024.

 

Les États-Unis sont confrontés à un dilemme au sujet de leur construction navale. D’une part, la Chine possède aujourd’hui le plus grand nombre de navires de combat au monde, avec plus de 370 bâtiments contre 291 pour les États-Unis. D’autre part, la flotte chinoise devrait atteindre 435 navires d’ici la fin de la décennie, tandis que la taille de la flotte américaine ne devrait pas être modifiée. La Chine jouit ainsi d’un avantage militaire asymétrique dans le Pacifique occidental, où sont concentrés la plupart de ses bâtiments, alors que la marine américaine est surexploitée, défendant toutes les mers du monde.

D’autre part, les États-Unis ne semblent pas disposés à adopter une approche collective de la construction navale et du maintien en condition opérationnelle (MCO) avec leurs alliés et partenaires pour concurrencer la Chine. Une législation protectionniste, vieille de plusieurs décennies, des quotas « achetez américain » et des restrictions en matière de transfert de technologie continuent de limiter une coopération industrielle significative avec les alliés. La façon dont les États-Unis résoudront ce dilemme déterminera l’issue de la compétition navale entre les États-Unis et la Chine et, par conséquent, l’avenir des États-Unis dans la région indopacifique.

 

L’ampleur du défi de la construction navale en Chine

La construction navale est l’une des pierres angulaires de la puissance nationale depuis le début de l’ère industrielle, si ce n’est avant. Les puissances impériales européennes mesuraient l’équilibre des forces à l’aune du nombre et de la qualité des bâtiments de surface comme sous-marins. De plus, les intrants industriels tels que la production de fer et d’acier, les infrastructures portuaires, la main-d’œuvre industrielle et les brevets technologiques étaient tous étroitement liés à cette puissance nationale. Les États-Unis ont remporté la Seconde Guerre mondiale et vaincu l’Allemagne nazie et le Japon impérial en surpassant les puissances de l’Axe et en construisant ce que F. Roosevelt appelait « l’arsenal de la démocratie » dans le monde. Tout au long de la Guerre froide, les États-Unis ont assuré la liberté de navigation et de transit maritime. La projection de puissance et l’équilibre en mer restent des caractéristiques de la primauté stratégique des États-Unis, rendue possible par une flotte supérieure.

Toutefois, la Chine suit aujourd’hui les traces des grandes puissances navales antérieures en exploitant sa base industrielle commerciale et de défense. La construction navale n’est possible que si le secteur de la construction navale commerciale est dynamique. Le plan du ministère américain de la Défense pour une marine de 355 navires doit, de son propre aveu, « s’appuyer sur une industrie maritime, à la fois navale et commerciale, dont la capacité est nettement inférieure à celle des autres grandes nations de construction navale dans le monde – la Corée du Sud, le Japon et, ce qui est inquiétant, la Chine ». L’Asie du Nord-Est représente 95 % du carnet de commandes mondial pour la construction navale commerciale : en 2022, le carnet de commandes de la Chine s’élevait à 1 794 grands bâtiments océaniques (50,3 %), celui de la Corée du Sud à 734 (29 %), celui du Japon à 587 (15,1 %) et celui de l’Europe à 319 navires. Les États-Unis, quant à eux, n’ont construit que cinq navires en 2022.

Le fait est que cette domination du marché par l’Asie a des conséquences sur la sécurité nationale américaine. Par exemple, 3 des 10 pétroliers commerciaux dont l’armée américaine dépend pour ses opérations et 7 de ses 12 navires à cargaison sèche sont construits en Chine. Cela signifie également que la main-d’œuvre qualifiée nécessaire à la construction navale de pointe est rare en raison de l’absence d’un secteur de construction navale commerciale robuste. Contrairement aux États-Unis, où un seul grand chantier naval construit des navires militaires et commerciaux, de nombreux chantiers navals chinois sont géographiquement regroupés afin de garantir des synergies au niveau de la main-d’œuvre. En moins de 20 ans, la Chine a réussi à user de cette croissance rapide dans sa capacité de construction navale commerciale pour devenir la plus grande marine du monde.

Au cours des deux dernières décennies, Pékin a progressivement sapé la position navale des États-Unis dans le Pacifique occidental. Les stratèges chinois ont effectivement poursuivi une stratégie de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) pour éloigner les forces américaines, ont étendu la portée de la marine de l’Armée populaire de libération (APL) en construisant des éléments maritimes artificiels dans la mer de Chine méridionale et ont contraint les pays voisins à adopter des tactiques de zone grise. Si la Chine a agi de la sorte, c’est parce que les États-Unis étaient distraits par la guerre contre le terrorisme au Moyen-Orient, ce qui a poussé Washington à réduire le rôle de sa marine dans sa stratégie de défense globale.

 

Les obstacles américains à la construction navale alliée

Les États-Unis tentent de relever le défi face à la construction navale chinoise. Le Congrès a adopté une série de lois visant à moderniser les chantiers navals, à accroître la main-d’œuvre et à autoriser les achats en bloc et les achats pluriannuels de navires. Les entreprises maritimes commerciales et de défense présentent de nouvelles technologies qui pourraient aider à surmonter la supériorité numérique de la Chine, comme les navires et la navigation autonomes, l’intelligence artificielle et la robotique. La marine américaine s’est ainsi engagée dans cette transition technologique. Elle a lancé la « Ghost Fleet Overlord », composée de navires de surface autonomes, et prévoit d’ici 2045 d’utiliser plus de 150 navires de la sorte, de différents tonnages,  dans le cadre d’une « architecture de flotte distribuée ». Mais il est peu probable que ces efforts suffisent à combler le fossé qui sépare Washington de la Chine.

En ce sens, la collaboration avec les alliés est essentielle pour pallier la capacité insuffisante des États-Unis en matière de construction navale. Pourtant, lorsqu’il s’agit de certains de leurs alliés les plus avancés sur le plan industriel, les États-Unis s’obstinent à résister au changement. Prenons l’exemple de la loi sur la marine marchande de 1920, plus connue sous le nom de loi Jones. Introduite il y a plus de 100 ans pour garantir les capacités nationales de transport maritime après la Première Guerre mondiale, cette loi rend presque impossible l’acquisition par les États-Unis de navires construits à l’étranger. Seuls les navires construits aux États-Unis, détenus à plus de 75 % par des Américains et dont l’équipage est composé à plus de 75 % de nationaux américains sont autorisés à naviguer sur les principales routes de navigation et à utiliser les ports des États-Unis. Malgré ces restrictions, les chantiers navals commerciaux américains se tournent depuis longtemps vers des partenaires étrangers pour les aider à construire des navires éligibles au Jones Act dans des domaines tels que la conception, la tôlerie, les moteurs, les hélices et même les travailleurs contractuels.

Les restrictions législatives qui régissent la construction navale américaine sont encore plus lourdes. Le Buy American Act de 1933 était une mesure datant de l’époque de la Dépression qui obligeait le gouvernement fédéral à acheter des produits nationaux, mais qui continue à réglementer le système moderne d’acquisition de matériel de défense des États-Unis. Le décret 14005 « Made in America » du président Joe Biden, signé au cours de la première semaine de son mandat, augmente le « seuil de contenu national » de 55 % à 75 % d’ici 2029. De récents amendements du Sénat au projet de loi annuel sur les dépenses de défense exigeraient en outre que 100 % des navires de la marine américaine soient produits dans le pays d’ici 2033. Le régime américain de contrôle des exportations de défense, y compris la réglementation sur le trafic international d’armes, empêche toute interaction avec la recherche de pointe en matière de défense dans les pays alliés.

Ces réglementations américaines ne sont toutefois pas appliquées de la même manière. La hiérarchie entre les alliés des États-Unis commence par le cercle restreint des partenaires les plus fiables qui appartiennent à la base industrielle et technologique nationale des États-Unis : ce sont notamment le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie. Viennent ensuite les 25 alliés qui ont conclu des accords de réciprocité en matière d’acquisition de matériel de défense avec les États-Unis, dont la plupart sont les membres de l’OTAN, le Japon, l’Égypte et Israël. Il y a aussi la Corée du Sud, ainsi que la plupart des alliés asiatiques et du Moyen-Orient, qui, à bien des égards, ne sont pas traités différemment des non-alliés.

 

Comment les alliés asiatiques de Washington peuvent aider

Il est peu probable que les États-Unis parviennent à résoudre seuls le dilemme de la construction navale face à la Chine. Tout comme la Chine a exploité ses industries de construction navale commerciale et militaire, les États-Unis devraient également profiter pleinement du potentiel inexploité de leurs alliés et partenaires dans la région indopacifique. La Corée du Sud, deuxième constructeur naval au monde, est notablement absente de ces discussions. Ces dernières années, Séoul s’est imposée comme un fournisseur naval clé pour les alliés et partenaires de Washington dans le monde entier. À titre d’exemple, les entreprises sud-coréennes construisent des frégates et des corvettes pour les Philippines, des sous-marins pour l’Indonésie et sont en tête de file pour fournir au Canada ses futurs sous-marins.

Un nombre croissant d’experts militaires et de défense américains reconnaissent que la Corée du Sud peut également répondre en partie aux besoins de Washington. Séoul démontre déjà son potentiel dans des domaines où la base industrielle américaine ne peut répondre à ses propres besoins, allant des obus d’artillerie de 155 mm aux véhicules terrestres sans pilote. Les récentes visites de la marine américaine en Corée du Sud et des dirigeants de l’industrie sud-coréenne sur les chantiers navals américains suggèrent qu’il existe un intérêt réciproque croissant pour la coopération en matière de construction navale.

Dès lors, trois approches permettant de tirer profit des capacités industrielles des alliés des États-Unis dans la région indopacifique méritent d’être envisagées.

Premièrement, de nouvelles idées ambitieuses de construction navale collective devraient être explorées par les alliés. À ce titre, des experts navals américains ont proposé que la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis travaillent sur un programme de construction de destroyers à missiles guidés. Les alliés des États-Unis pourraient également rationaliser la construction de bâtiments de guerre, de patrouilleurs et d’avions de patrouille et de surveillance maritime pour les pays de l’Asie du Sud-Est et des îles du Pacifique, ainsi que de munitions telles que des missiles antinavires et des capacités de guerre sous-marine pour défendre leur souveraineté maritime.

Deuxièmement, davantage de travaux de maintenance, y compris l’entretien, les réparations et la remise en condition, pourraient être effectués dans les chantiers navals alliés de la région indopacifique. Ainsi, les États-Unis devraient effectuer des travaux de maintenance sur un sous-marin de classe Virginia en Australie dans le cadre du partenariat AUKUS en 2024. De même, les États-Unis envisagent déjà d’effectuer des travaux de maintenance sur des navires de guerre dans des chantiers navals japonais, compte tenu de la présence durable de la septième flotte américaine à Yokosuka. Ces efforts permettraient aux chantiers navals américains de se concentrer sur la réalisation de leurs propres objectifs ambitieux en matière de construction. La Corée du Sud étudie également la possibilité d’effectuer les travaux de maintenance des navires qu’elle a vendus aux pays d’Asie du Sud-Est aux Philippines plutôt que dans ses propres chantiers navals. Cela montre qu’une approche transnationale du soutien naval des alliés présente des avantages potentiels pour tous.

Enfin, Washington devrait adopter une perspective tournée vers l’avenir en matière de coopération avec ses alliés dans le domaine de la construction navale, en mettant l’accent sur les nouvelles technologies et la fabrication de pointe. Par exemple, la Corée du Sud et les États-Unis déploient des efforts similaires en matière de navigation autonome dans le cadre des programmes Ghost Fleet américain et du Sea Ghost de la marine coréenne. L’initiative Replicator du ministère américain de la Défense ainsi que les technologies de défense avancées du deuxième pilier d’AUKUS bénéficieraient de l’engagement du secteur privé en Corée du Sud et au Japon.

 

Conclusion

Aucun de ces efforts n’est possible sans des changements significatifs dans la manière dont les États-Unis et leurs alliés abordent leur coopération. Washington, pour sa part, devrait moderniser ses contraintes bureaucratiques et réglementaires, conformément à l’esprit de ses alliances. Cela dit, il ne sera pas facile d’abroger ou de modifier le Jones Act et d’autres lois similaires. Cela signifie que les alliés doivent également être prêts à répondre aux préoccupations des parties prenantes américaines, notamment au sein du gouvernement, de l’industrie et surtout du Congrès. Ils devront démontrer leur crédibilité et leur volonté d’adhérer à des normes plus élevées en matière de coopération industrielle dans le domaine de la défense. Mais le partenariat AUKUS montre qu’un leadership audacieux peut venir à bout des orthodoxies les plus établies. La construction navale est un domaine dans lequel des alliés comme la Corée du Sud peuvent contribuer à la défense de la sécurité maritime de la région indopacifique. Les États-Unis devraient se réjouir de cette aide.

 

 

Auteurs en code morse

Choi Kang et Peter K. Lee

Le Dr. Choi Kang est président de l’Asan Institute for Policy Studies, groupe de réflexion indépendant basé à Séoul, tandis que le Dr. Peter K. Lee en est chargé de recherche. Dr. Choi est un expert de premier plan de l’alliance entre la Corée du Sud et les États-Unis, ayant occupé des postes de haut niveau dans les domaines des Affaires étrangères et de la sécurité nationale. Dr. Lee travaille sur les alliances américaines dans l’indopacifique et est également chercheur non résident au United States Studies Centre de l’Université de Sydney.

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