Nouveaux acteurs sécuritaires en Afrique de l’Ouest : vers une compétition russo-turque ?

Le Rubicon en code morse
Juil 17

Abonnez-vous

Cet article est en lien avec une note publiée par l’auteur auprès de la Fondation pour la Recherche Stratégique le 02 juillet 2024, « Entreprises de services de sécurité et de défense russes et chinoises en Afrique : deux modèles concurrents ? ».

Depuis quelques années, l’Afrique est le théâtre d’une nouvelle compétition stratégique. La multipolarisation du monde, la remise en cause de l’ordre international par certains acteurs, l’attrait croissant de puissances pour l’accès aux ressources stratégiques du continent et la volonté d’États africains de diversifier leurs partenariats sont autant de tendances contribuant à expliquer le regain d’intérêt de certains acteurs étatiques pour la coopération avec les pays africains. Pour des États en quête d’influence et de rayonnement, les pays africains, et en particulier subsahariens, représentent de nouveaux marchés et soutiens politiques potentiels, tandis que les États africains voient dans leurs nouveaux partenaires des acteurs qui n’interfèreront pas dans leurs affaires internes. Dans ce contexte, l’Afrique de l’Ouest en particulier fait l’objet de convoitises croissantes de la part d’acteurs comme la Russie, qui s’est notamment appuyée sur les forces de l’ancien groupe Wagner pour renforcer ses partenariats de sécurité et répandre considérablement son influence. Bien que plus discrète, la Turquie met également en œuvre une stratégie d’influence multifactorielle, reposant aussi bien sur des volets culturels, économiques que sécuritaires, tels que sa « diplomatie du drone ». Ankara dispose en outre de sa propre entreprise de service de sécurité et de défense (ESSD), SADAT International Defense Consultancy Inc., dont le modèle semble plus proche de celui de la société militaire privée Wagner que des ESSD anglo-saxonnes (engagées historiquement pour des missions de soutien aux armées) ou chinoises (dont la majorité est constituée de sociétés de conseil et de gardiennage) par exemple. La Russie et la Turquie mettent en œuvre des politiques de sécurité et d’externalisation du monopole de la violence répondant à des logiques similaires, combinant exportations d’armement et recours aux ESSD comme des outils au service d’objectifs stratégiques. On assiste ainsi au déploiement de deux stratégies d’influence similaires, s’appuyant sur des outils sécuritaires et informationnels qui pourraient déboucher à terme sur une concurrence entre la Russie et la Turquie.

De Wagner à Africa Corps, un modèle russe en pleine reconfiguration

Bien que la Russie compte de nombreuses ESSD, Wagner s’est rapidement imposée comme la vitrine de ces dernières, alors même qu’elle n’en est pas une au sens strict du terme. Le recours à Wagner – entité semi-privée et illégale, employant une galaxie d’individus proches du pouvoir – a permis à la Russie de mettre en place des modes d’action sous le seuil du conflit armé pour atteindre à moindre coût ses objectifs géostratégiques (réduire l’influence occidentale, refaçonner l’ordre mondial selon ses intérêts, rehausser sa posture globale) sans risquer une confrontation ouverte. Ainsi le groupe est devenu à la fois l’emblème et l’anomalie des sociétés militaires privées russes, et le principal outil d’influence russe en Afrique. Or, si le Kremlin a longtemps réussi à exploiter à son avantage la nature hybride de Wagner, la tentative de putsch suivie de la mort d’Evgueni Prigojine et de Dimitri Outkin à l’été 2023 ont marqué un tournant majeur.

« Reprise en main » par le ministère de la Défense et le GRU

La rébellion armée est venue souligner les difficultés du Kremlin à contrôler Wagner, difficultés déjà renforcées par l’évolution de la SMP depuis le début de la guerre en Ukraine. Malgré des remous en interne, la mutinerie entraîne un processus de reprise en main des cercles du pouvoir par le Kremlin, ainsi qu’une reconfiguration de la présence russe en Afrique. Fin 2023, après plusieurs réunions au Kremlin menées dès la fin juin et une tournée africaine d’une délégation russe entre août et novembre, Moscou inaugure Africa Corps. Ce corps expéditionnaire vise à « mener des opérations militaires à grande échelle sur le continent [africain] pour soutenir les pays cherchant à se débarrasser enfin de la dépendance néocoloniale, à nettoyer la présence occidentale et à acquérir la pleine souveraineté », selon un message citant Igor Korotchenko, ancien rédacteur en chef de la revue russe Natsionalnaïa oborona (« Défense nationale »).

Africa Corps est placé sous la tutelle directe de Yunus-Bek Yevkurov, vice-ministre de la Défense, et sous le commandement d’Andrei Averyanov, général de la GRU. Moscou affiche ainsi sa volonté de contrôler plus étroitement les activités de Wagner et mieux diffuser l’influence russe en Afrique. Africa Corps s’appuierait notamment sur des entreprises financées par des proches (souvent oligarques) de Poutine telles que Redut et Convoy, comme le suggèrent leurs annonces de recrutement pour l’Afrique publiées dès août 2023 (quelques jours avant la disparition de Prigojine), ainsi que la présence de leurs responsables respectifs, Konstantin Mirzayants et Konstantin Pikalov, au sein de la délégation russe en visite au Burkina Faso le 1er septembre 2023. Les sociétés militaires privées (SMP) Redut et Convoy ont toutes deux eu des liens plus ou moins étroits avec Wagner : Konstantin Pikalov, également connu sous le surnom de « Mazai », est l’ancien commandant de Wagner en Centrafrique ; Anatoli Karazi, l’un des fondateurs de Redut, est un ancien chef du renseignement de Wagner. En recrutant d’anciens hauts cadres de Wagner au sein d’Africa Corps le gouvernement russe semble afficher sa détermination à absorber les opérations du groupe.

À l’image de Wagner qui s’est appuyé sur plusieurs organes informationnels affiliés à Prigojine, Africa Corps s’appuie sur sa propre branche médiatique, African Initiative. Se définissant comme « une agence de presse russe sur les événements du continent africain », elle est créée en septembre 2023 et est chargée de diffuser la propagande pro-Kremlin en Afrique, principalement au profit d’Africa Corps. African Initiative est le premier organe à annoncer la création d’Africa Corps le 21 novembre 2023 mais aussi le premier média à annoncer l’arrivée de « cent spécialistes militaires russes » à Ouagadougou, au Burkina Faso, le 24 janvier 2024, sur leur chaîne Telegram (photos de leur débarquement à l’appui). Son leadership est constitué de membres de services de renseignement russes et d’anciens membres du réseau Wagner, tels que son directeur Viktor Lukovenko, un Ouzbek ancien administrateur d’une chaîne Telegram affiliée à la galaxie Prigojine, son rédacteur en chef Artyom Kureev, membre du 5e service du FSB (département chargé des opérations internationales) et sa rédactrice en chef adjointe Anna Zamaraeva, ancienne attachée de presse de Wagner. Moscou imite ainsi les recettes de Prigojine, combinant soutien militaire et influence informationnelle.

Une logique d’implantation similaire à celle de Wagner

Pour l’heure, Africa Corps est officiellement implanté au Burkina Faso et au Niger, où au moins une centaine « d’instructeurs russes » aurait été déployée dans chaque pays, respectivement les 24 janvier 2024 et 10 avril 2024. D’après les vidéos et images publiées sur les chaînes Telegram d’Africa Corps et d’African Initiative, du matériel militaire aurait également été déployé, comme un système de défense anti-aérienne au Niger. Le 4 mai 2024, deux avions-cargos ont atterri à Niamey avec à leur bord de nouveaux instructeurs russes, du matériel militaire et des produits alimentaires.

Avec Africa Corps, Moscou semble miser sur le même type de pays partenaires et poursuivre les mêmes objectifs géostratégiques. Le Burkina Faso et le Niger sont en effet deux pays en proie à une forte instabilité sécuritaire et politique, dirigés par des juntes ayant demandé le départ des forces françaises, et où Wagner n’était pas officiellement déployée, malgré de nombreuses suspicions. Comme Wagner avec la RCA, Africa Corps semble avoir choisi le Burkina Faso comme pièce maîtresse de son dispositif en Afrique. Étant donné l’expansion de la menace terroriste et la crise humanitaire dans le pays, alliée à la rhétorique anti-impérialiste et panafricaniste du régime, le Burkina Faso constitue en effet un candidat idéal comme nouvelle base de déstabilisation pour les activités russes. Le retournement de la junte burkinabé vers la Russie s’explique probablement par les craintes accrues du régime quant à sa survie, à la suite de plusieurs tentatives récentes de coup d’État.

La stratégie d’implantation d’Africa Corps présente des similitudes avec celle de Wagner et permet de dégager les conditions préalables à l’implantation d’une ESSD russe :

  • Rapprochement diplomatique d’un pays en proie à une instabilité intérieure et dirigé par un régime militaire/autoritaire cherchant à assurer sa survie. En témoignent les nombreuses visites de délégations russes survenues dans les deux pays ces derniers mois ;
  • Conclusion d’accords miniers et d’accords de coopération de défense. Par exemple, le 8 décembre 2023 le gouvernement burkinabé annonce sa décision d’octroyer au groupe russe Nordgold un permis d’exploitation de quatre ans du gisement d’or de Yimiougou, à Korsimoro à proximité du complexe aurifère Bissa-Bouly, au Centre-Nord du pays ;
  • Campagne d’influence politique et de désinformation pro-russe. Dans les deux pays, chaque coup d’Etat a été suivi d’une campagne de désinformation pro-russe et anti-française, contribuant même au départ des troupes françaises, comme ce fut le cas au Mali ;
  • Arrivée d’avions russes sur le territoire avec matériel et/ou personnel. Avant le débarquement du 24 novembre, un avion Iliouchine II-76 avait déjà atterri à Ouagadougou, avec cette fois entre 20 et 40 militaires à son bord.

Africa Corps : confrère ou remplaçant de Wagner ?

La volonté du Kremlin d’absorber les activités du groupe de Prigojine semble bien réelle. Toutefois le postulat selon lequel Africa Corps serait le nouveau nom de Wagner ou un simple Wagner 2.0 est d’autant plus trompeur qu’il suggère que Wagner et Africa Corps formeraient désormais une seule et même entité. Or, plusieurs éléments suggèrent le contraire :

  • même après la mort de Prigojine et la création d’Africa Corps, le groupe Wagner semble toujours actif dans les pays où il est implanté. Étant donné la profondeur des liens tissés par Prigojine sur le continent, il est probable qu’une partie de son réseau ne passe pas sous le giron du Kremlin. Au contraire, les défections de membres et les nouvelles annonces de recrutement de Wagner, systématiquement diffusées peu après les déploiements d’Africa Corps, témoignent de la survie du groupe. Le groupe Wagner continue de communiquer en son nom et avec les mêmes écussons. Par ailleurs, Africa Corps n’a pas (encore ?) officiellement pris le contrôle des activités de Wagner au Mali, au Soudan, en RCA, et même en Libye malgré des indices de présence officieuse ces dernières semaines ;
  • certains éléments suggèrent même une activité accrue de Wagner dans certains pays : travaux d’extension sur la base de Wagner à l’aéroport international Modibo Keïta au Mali ; intensification de leur présence en RCA, notamment dans la province du Haut-Mbomou et  de Sido, à la frontière avec le Tchad ainsi que l’arrivée massive de nouveaux équipements lourds d’exploitation minière  à Bangui;
  • à cela s’ajoutent des rumeurs persistantes d’arrivée de membres de Wagner au Tchad ou de vols d’hélicoptères, ainsi que des incursions de membres de Wagner en Mauritanie.

L’organigramme d’Africa Corps reste pour l’heure flou mais au vu de tous les éléments à notre disposition, il semble que Wagner soit destinée à devenir une entité subordonnée à Africa Corps. En cas d’incapacité de Moscou à pleinement reprendre en main Wagner, des rivalités entre éléments d’Africa Corps et de Wagner pourraient croître et générer davantage de déstabilisation locale, alors que Wagner a déjà commis de nombreuses exactions contre les civils.

SADAT, la montée en puissance d’un outsider ?

Si SADAT fait pour l’heure moins parler que les ESSD russes ou même chinoises telles que Frontier Services Group (先丰服务集团), l’entreprise se développe doucement mais sûrement sur le continent, conformément à la stratégie d’influence d’Ankara en Afrique.

Une alternative islamique aux sociétés occidentales

SADAT est fondée le 28 février 2012 par Adnan Tanriverdi, ancien chef du département des opérations spéciales de l’état-major général turc. SADAT se présente comme « la première et la seule société militaire privée en Turquie, qui fournit des services de conseil, de formation militaire et de logistique dans le secteur international de la défense et de la sécurité intérieure », avec pour mission d’ « établir une collaboration en matière de défense […] entre les pays islamiques pour aider le monde islamique à prendre la place qu’il mérite parmi les superpuissances ». SADAT se positionne en effet comme une alternative aux sociétés occidentales, visant à renforcer l’autonomie des pays islamiques dans le domaine de la défense. Tanriverdi déclare avoir eu l’idée de créer SADAT en juillet 1996, peu après la guerre de Bosnie (1992-1995), qui pour lui illustre les échecs des interventions occidentales et les conséquences de la dépendance des pays islamiques à l’égard des sociétés occidentales pour la défense et la formation militaire. SADAT se veut donc une réponse à l’impérialisme occidental perçu et à « l’ingérence des sociétés privées de défense occidentales dans les affaires des pays islamiques ». Elle dispose également d’un bras informationnel ASSAM (Association of Justice Defenders Strategic Studies Center, think tank fondé et présidé par Adnan Tanriverdi, diffusant un discours antioccidental, belliciste et islamiste. SADAT est actuellement dirigée par Melih Tanriverdi, qui partage les croyances de son père et serait l’auteur du livre « The Return of the Caliphate ».

Guidée par ce terreau idéologique islamique et anti-occidental, SADAT cible prioritairement les pays musulmans, et en particulier ceux de l’ancien Empire ottoman, tels que les pays d’Afrique du Nord.

SADAT à la conquête de l’Afrique de l’Ouest ?

Initialement constituée de 23 officiers et sous-officiers retraités des forces armées turques, SADAT serait aujourd’hui détenue par 22 actionnaires, constituée de 64 officiers et plus de 150 000 membres à travers le monde. Après s’être principalement concentrée sur le Moyen-Orient, conformément à ses fondements idéologiques, la société s’est implantée dans des pays d’Afrique du Nord mais aussi de l’Est comme la Libye et la Somalie où Ankara dispose de bases militaires. SADAT a notamment supervisé la formation de soldats somaliens et pourrait même être ou avoir été en charge du camp d’entraînement de TURKSOM selon des déclarations de Tanriverdi rapportées par Ersin Eroğlu et Caner Taşpınar dans leur livre de 2022 Gölge Ordu-SADAT’ın Sır Perdesi Aralanıyo, Kırmızı Kedi Yaymevi.

Mais SADAT montre aussi des signes d’expansion en Afrique de l’Ouest. Son développement en Afrique est en fait un corollaire de la politique africaine d’Erdoğan, initiée au milieu des années 2000, et qui a permis à la Turquie de devenir le 4e pays avec la plus large représentation diplomatique en Afrique (devant la Russie). Dans un contexte de détérioration de ses relations avec les États-Unis et l’Europe, la Turquie est particulièrement attirée par le potentiel du marché africain, qui représente de multiples débouchés pour ses petites et moyennes entreprises (en particulier dans le domaine manufacturier) mais aussi son industrie de défense. Ankara a ainsi renforcé ses exportations d’armements et accords de défense (au moins 33) avec de nombreux pays africains, tels que le Niger en 2020, le Tchad et la Côte d’Ivoire par exemple. Les très populaires drones Bayraktar TB2 ont séduit des pays comme le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Nigeria, l’Algérie, l’Angola, l’Éthiopie ces cinq dernières années. Les accords miniers constituent également une priorité dans la stratégie turque, Ankara cherchant à mettre en place une architecture commerciale s’étendant du Maghreb à la côte ouest-africaine, et intégrant des activités manufacturières qui sous-tendent son complexe militaro-industriel en Afrique, comme l’explique Michael Tanchum.

Ainsi des « conseillers » de SADAT auraient été déployés sur deux sites miniers au Burkina Faso, la mine de Taparko et celle d’Inata, situées au nord du pays en janvier 2024. Depuis mai 2024, des rapports font aussi état de centaines de combattants syriens pro-turcs envoyés au Niger par SADAT depuis 2023, afin de garder des mines et potentiellement de participer à des combats contre les jihadistes. SADAT serait également active au Nigéria et en Guinée. Önder Akgün, – responsable présumé des programmes de formation militaire de SADAT, ayant notamment supervisé la formation militaire des forces spéciales soudanaises à Port Suakin en 2019 selon Ersin Eroğlu et Caner Taşpınar  – a également été photographié au Cameroun, ce qui suggère une implication plus large de SADAT dans les camps de formation militaire en Afrique.

Il est possible que l’exportation croissante de drones turcs en Afrique favorise l’expansion géographique de SADAT en Afrique. Selon certaines sources turques et internationales, des membres seraient impliqués dans la formation et l’assistance à l’usage des drones TB2, notamment en Libye. Le journaliste Cevheri Güven suggère même que SADAT servirait d’intermédiaire pour la conclusion d’accords de défense entre la Turquie et ses partenaires. En Afrique de l’Ouest, l’expansion de la menace terroriste alliée à l’intérêt croissant de certains régimes pour les drones, constitue un terreau favorable au déploiement croissant de formateurs de SADAT à court-moyen terme. De plus les accords de défense conclus par la Turquie prévoient souvent l’échange de personnels, le déploiement de « conseillers » et de missions de formation, ce qui participe des missions de SADAT.

En tous les cas, les liens entre SADAT et le programme Bayraktar soulignent le rôle de la société en tant qu’instrument au service de la politique étrangère turque.

Un instrument au cœur de la stratégie d’influence turque

 Parfois décrite comme une milice présidentielle au service du régime, SADAT entretient des liens très étroits avec le pouvoir turc, principalement en raison des affiliations d’Adnan Tanriverdi avec Erdoğan. Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, Adnan Tanriverdi fut nommé conseiller militaire principal du Président pour les questions de sécurité, nomination témoignant de la confiance d’Erdoğan pour l’ancien général. Malgré sa démission en janvier 2020, qui serait due aux activités de SADAT en Libye dans le cadre de l’intervention turque dans le pays, il continue de participer officieusement à des sommets de sécurité de haut niveau et à l’élaboration de la stratégie de défense turque. La création de SADAT aurait même été approuvée en conseil des ministres selon le journaliste Erk Acarer.

Si Tanriverdi père a longtemps nié toute relation étroite entre SADAT et l’agence de renseignement turque MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı), Tanriverdi fils a confirmé que SADAT se coordonnait avec le MIT et le Ministère de la défense pour examiner les requêtes des pays soumises à la société. Cela semble confirmer le contrôle du régime Erdoğan, encore traumatisé par la tentative de putsch de 2016, sur SADAT et plus généralement les forces armées turques, seule institution militaire chargée de maintenir le monopole étatique sur la violence légitime en Turquie. En conséquence, il est probable que SADAT reçoive des financements directs d’Ankara et constitue une extension des opérations clandestines du MIT.

Compte tenu de la politisation croissante des structures militaro-sécuritaires en Turquie, la relation de SADAT avec Ankara reflète l’effacement des frontières entre les entités privées et gouvernementales, et la zone grise résultante dans laquelle des acteurs comme SADAT pourraient facilement être utilisés pour des opérations extrajudiciaires, comme le souligne David Christopher Jaklin.

Vers un nouveau théâtre d’affrontement russo-turc en Afrique de l’Ouest ?

La Russie et la Chine sont souvent mises en avant pour avoir reconfiguré le marché de la sécurité privée, or le duo russo-turc ne saurait être sous-estimé. Là où les modèles russe et chinois apparaissent plutôt complémentaires, les modèles russe et turc semblent plutôt concurrents, si bien que leurs politiques d’expansion respectives en Afrique de l’Ouest pourraient mener à des confrontations.

SADAT, un Wagner turc ?

La présentation des deux modèles d’ESSD russe et turc met en lumière de nombreuses similitudes :

  • Affiliation du fondateur avec le régime ;
  • Émergence de la société au début des années 2010 et renforcement des activités en Afrique ces cinq dernières années ;
  • Appui sur un discours anti-impérialiste et anti-occidental, ainsi que des outils informationnels à des fins de manipulation de l’information ;
  • Liens confirmés avec le gouvernement et les services de renseignement ;
  • Usage de la société en tant qu’instrument au service des intérêts du régime et en tant que proxy avec logique de « déni plausible » ;
  • Déploiement de personnels dans des pays en proie à des crises sécuritaires (Libye, Sahel, Corne de l’Afrique) et suspicions de violations des droits de l’homme. SADAT a notamment été accusée de former des milices djihadistes et de recruter des mercenaires pour les engager dans des zones de conflit, en Syrie, Libye et en Azerbaïdjan ;
  • Appui sur des accords miniers et de défense.
  • Ambiguïté du statut légal marquée par la non signature par les deux États du document de Montreux sur les activités des entreprises militaires et de sécurité privées, et par l’absence de loi spécifique régissant les exclusivement les SMP.

Ces points communs ne suffisent toutefois pas à faire de SADAT un parfait « Wagner turc » contrairement aux critiques de l’opposition turque. SADAT a des moyens humains et matériels plus limités que Wagner qui peut s’appuyer sur l’immense empire construit par Prigojine. Ses capacités militaires sont également plus restreintes, sa mission première étant la formation et non pas la participation aux combats dans des zones de crises (malgré les suspicions en Libye, Syrie et Azerbïdjan). De nombreux observateurs ont d’ailleurs souligné le niveau relativement faible des combattants étrangers formés par les Turcs en Syrie et en Libye (est notamment avancé leur manque de compétence, de discipline et de préparation militaire). Plus indépendant financièrement et non soumis à une dimension religieuse, Wagner a pu opérer sur une échelle beaucoup plus globale, alors que SADAT opère dans un nombre plus restreint de pays, illustrant la dimension plus régionale de la puissance turque. SADAT semble avoir toujours été soumis à un contrôle plus strict du régime, si bien que la probabilité d’une mutinerie « à la Prigojine » de sa part semble très peu probable.

Cependant, on ne peut exclure le potentiel de SADAT à se rapprocher encore plus du modèle wagnérien à terme, étant donné sa capacité à recruter et à former des combattants, sa volonté d’expansion sur le continent, son activité probable en tant que proxy dans des zones de conflit et le contexte actuel des relations avec les pays occidentaux. En cas de détérioration des relations avec l’UE/la France allant jusqu’à l’hostilité, un scénario de stratégie d’agression hybride turque, s’appuyant sur le duo SADAT-ASSAM et menaçant les intérêts occidentaux en Afrique de l’Ouest ou du Nord ne serait pas improbable. La Turquie pourrait alors s’appuyer sur SADAT pour instrumentaliser des milices anti-occidentales ou encore déployer des mercenaires au Sahel.

Vers une confrontation russo-turque…

 La comparaison entre Wagner et SADAT souligne la collision fréquente entre les ambitions russes et turques. Ceci avait notamment déjà été constaté en Libye où SADAT aurait formé des milices libyennes et des combattants de l’Armée nationale syrienne venus soutenir les forces du Gouvernement d’union nationale libyen (GNA) de Fayez-al-Sarraj combattant les troupes du maréchal Haftar soutenues elles par Wagner. En Afrique de l’Ouest, la concurrence entre SADAT et les ESSD russes pourrait notamment porter sur le secteur minier dans lesquelles les entreprises sont impliquées, en particulier au Burkina Faso. Le 20 mars 2024, Bamako a retiré à la société turque « Afro Turk » ses permis d’exploitation de la mine d’or d’Inata et de la mine de manganèse de Tambao, qu’elle détenait depuis un an, pour rétrocession à de nouveaux investisseurs. La société s’était engagée notamment à construire une voie de chemin de fer et une caserne devant accueillir les membres de SADAT. En tenant compte de la campagne de désinformation contre SADAT menée sur Telegram par les Russes, ainsi que de l’arrivée récente d’Africa Corps au Burkina Faso, il est possible que la Russie soit à l’origine de cette décision. Les pratiques de Wagner d’offres de services de sécurité contre un accès aux mines semblent avoir inspiré certaines autorités sahéliennes. Le gouvernement burkinabé a récemment adopté un nouveau code minier prévoyant la « contribution des sociétés minières d’exploitation à la constitution de la réserve nationale d’or » et obligeant les entreprises minières à « ouvrir leur capital social aux investisseurs burkinabè » afin de « générer davantage de recettes au profit de l’État ». Dans ce contexte, une concurrence entre entreprises étrangères pourrait éclater pour l’accès aux mines, en particulier au Sahel où les juntes sont en quête de fonds et où Russes et Turcs souhaitent exploiter les mines locales. Par ailleurs, dans un scénario de soutien de SADAT à des groupes islamistes au Sahel, une confrontation serait possible avec les ESSD russes soutenant les forces armées locales dans la lutte antiterroriste.

Même si SADAT et la Turquie disent ne pas mener d’activités de mercenariat, une hausse des activités respectives des ESSD russes et turque, que ce soit au Sahel ou en Libye, pourrait mener à une rivalité accrue qui affecterait la relation russo-turque. Le développement des ESSD russes et turque en Afrique pourrait ainsi renforcer la compétition entre la Russie et la Turquie.

…ou une collaboration ?

La prédominance de facteurs de confrontation russo-turque n’exclue pas la possibilité de pistes de collaboration entre les ESSD russes et turque. Leur partage de la même vision anti-occidentale et de certaines zones d’opérations pourrait favoriser des coopérations ciblées dans le cadre de la lutte contre certains groupes armés. Dans un scénario pessimiste, une coordination de campagnes de désinformation russe et turque en Afrique de l’Ouest serait particulièrement dommageable pour les intérêts occidentaux. Étant donné le rôle probable de SADAT dans la formation à l’usage de drones et la présence d’Africa Corps et Wagner dans les pays d’Afrique de l’Ouest disposant tous de drones Bayraktar TB2, une coopération pourrait émerger à terme, même si le PDG de Baykar a pour l’heure exclu de fournir des drones à Moscou dans le contexte de la guerre en Ukraine. Enfin, alors que les États tendent à externaliser d’autres fonctions étatiques inhérentes à des acteurs privés, telles que le contrôle de leurs frontières, la marchandisation du contrôle des frontières pourrait profiter aux entreprises chinoises ou turques, tandis que la Russie devrait continuer d’instrumentaliser le sujet migratoire à fin de déstabilisation en Europe : selon des notes de renseignement consultées par The Telegraph, Moscou souhaiterait établir une « force de police frontalière de 15 000 hommes » constituée d’anciennes milices en Libye pour contrôler le flux de migrants. Dans ce contexte une coopération opportuniste entre SADAT et Wagner et Africa Corps serait possible. De leur côté, les équipes de SADAT chercheraient à placer en Afrique de l’Ouest un système intégré de surveillance des frontières pour prévenir les attaques des groupes armés selon African Intelligence.

La hausse d’influence des ESSD russes et turque en Afrique met en lumière les nouveaux enjeux de compétition stratégique, en particulier à l’Ouest du continent. Alors que la Turquie imite de plus en plus étroitement le modèle russe plutôt que chinois, le risque d’une course mondiale aux ESSD est réel. À cet égard, le besoin de contrôle, de régulation internationale et d’amélioration de la connaissance des ESSD n’en devient que plus urgent.

 Crédits photo : gorodenkoff

Auteurs en code morse

Djenabou Cisse

Djenabou Cisse travaille sur les questions de défense et sécurité, en particulier les enjeux militaires et opérationnels dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs. Ses recherches portent également sur les dynamiques stratégiques et sécuritaires en Afrique (Afrique du Nord, Sahel et Golfe de Guinée). Elle a travaillé pendant sept ans (2015-2022) au Ministère des Armées, au sein duquel elle a occupé diverses fonctions (analyse prospective, coopération avec le MININT). Elle enseigne également à Sciences Po Paris (premier cycle) : Strategic issues in the Sahel region ; Workshop in Diplomacy and International Negotiation.

Suivez-nous en code morse