Négocier la défaite de l’Arabie saoudite et la victoire des Houthis au Yémen

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Oct 05

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Cet article est la traduction de « Negotiating Saudi Arabia’s Defeat and the Houthi Victory in Yemen », publié sur War on the Rocks le 15 mai 2023.

 

Les images montrant des centaines de prisonniers embrassant leurs familles après avoir été échangés entre les Houthis et le gouvernement du Yémen, reconnu internationalement et soutenu par l’Arabie saoudite, étaient saisissantes. La conjonction de cet échange de prisonniers et du rapprochement soudain entre l’Iran et l’Arabie saoudite a conduit de nombreuses personnes à nourrir de l’optimisme pour l’avenir. Est-il possible que la guerre brutale au Yémen, qui a engendré l’une des pires catastrophes humanitaires du XXIe siècle, puisse connaître une fin heureuse après des années d’efforts de paix infructueux ?

Probablement pas. Malheureusement, ce qui est actuellement négocié ne semble pas être une paix durable. L’Arabie saoudite semble surtout essayer de gérer les conséquences de sa guerre ratée contre les Houthis. Riyad tente de minimiser les coûts de son retrait d’une guerre qui était depuis longtemps devenue une cause perdue. Le résultat des pourparlers entre l’Arabie saoudite et les Houthis sera, à mon avis, l’institutionnalisation du pouvoir politique et militaire des Houthis, ainsi que la consolidation de la fragmentation de l’État yéménite. Ce résultat n’est pas propice à la stabilisation et au développement, car les causes profondes de la guerre civile n’ont pas été résolues. Par conséquent, les risques de rechute du Yémen dans la violence demeureront élevés, et la scène politique du pays restera divisée. Cette situation est une tragédie pour le peuple yéménite, qui endure déjà l’une des pires crises humanitaires au monde. De plus, il sera difficile de contenir l’instabilité prolongée à l’intérieur des frontières du pays, et celle-ci finira inévitablement par se propager à l’extérieur.

Ce que veulent l’Arabie saoudite, les Houthis et l’Iran

Le Yémen, depuis longtemps en proie à l’instabilité et à la violence, est entré dans une nouvelle phase du conflit en 2014, lorsque les Houthis, alors des rebelles basés dans le nord-ouest, ont pris le contrôle de la capitale, Sana’a. Déjà préoccupée par la situation instable chez son voisin du sud, l’Arabie saoudite est devenue encore plus anxieuse en raison des relations croissantes entre son rival, l’Iran, et les Houthis. En réponse à l’invitation du gouvernement yéménite, reconnu internationalement, mais vaincu, l’Arabie saoudite a lancé une intervention militaire en mars 2015 dans le but de repousser les Houthis et de rétablir le gouvernement en place. Cependant, cette guerre s’est rapidement transformée en une impasse coûteuse pour Riyad. L’armée saoudienne n’a pas réussi à atteindre les objectifs de guerre initialement fixés par le gouvernement. Au début de l’année 2023, les Houthis ont consolidé leur position en tant qu’acteur le plus puissant au Yémen. Dans le même temps, l’Iran a considérablement renforcé son partenariat avec les Houthis et a solidement établi sa présence le long de la frontière avec l’Arabie saoudite.

La stratégie finalement adoptée par l’Arabie saoudite dans le conflit avec les Houthis est le résultat d’une convergence de plusieurs facteurs et d’un ajustement de ses priorités. Elle découle de la prise de conscience du prince héritier Mohammed ben Salmane que la guerre au Yémen a échoué. Depuis le début du conflit, le prince héritier avait pourtant plaidé en faveur de sa poursuite, et son dénouement est désormais étroitement lié à son image personnelle dans le pays. Cependant, à mesure que la guerre se prolongeait, le prince héritier a fini par comprendre que sa politique étrangère initialement plus agressive et aventureuse avait apporté plus de souffrance que de bénéfices pour son pays.

Ainsi, Mohammed ben Salmane a opéré un changement radical dans sa politique étrangère: il s’est activement employé à stabiliser les relations internationales de l’Arabie saoudite. Cela s’est manifesté non seulement par le rapprochement avec l’Iran, mais également par ses efforts visant à résoudre, ou du moins mieux gérer, les différends avec les voisins, notamment le Qatar. Il semble avoir pris conscience des obstacles que peuvent poser les conflits régionaux pour son vaste projet de réforme économique et sociale, surtout lorsque ces conflits incitent les Houthis à viser le royaume avec des missiles et des drones fournis par l’Iran. Par conséquent, les négociations avec les Houthis, dans ce contexte, ne visent pas véritablement à instaurer la paix au Yémen. Les conditions que l’Arabie saoudite cherche à obtenir visent plutôt à assurer un retrait saoudien de cette guerre coûteuse, ainsi qu’à mettre fin aux incursions transfrontalières des Houthis et aux frappes de missiles et de drones en territoire saoudien.

Les Houthis, de leur côté, ont remporté une victoire serrée dans cette guerre. Le groupe est désormais la force politique et militaire dominante dans le pays. Par conséquent, ils ne sont pas enclins à faire d’importantes concessions à l’Arabie saoudite ni au gouvernement internationalement reconnu, soutenu par l’Arabie saoudite, qui est maintenant dispersé entre Aden, Riyad et Abou Dhabi. Les Houthis cherchent avant tout à obtenir une reconnaissance internationale et à légitimer leur pouvoir. Ils ont également pour objectif d’institutionnaliser leur contrôle sur Sana’a et sur le nord-ouest du Yémen. Pour eux, toute cessation des hostilités ne constitue pas un pas vers une paix durable, mais plutôt une occasion de reprendre leur souffle après des années de combats et de consolider leurs acquis. Il est également envisageable que les Houthis se préparent à de nouvelles offensives dans le but d’étendre leur emprise territoriale ; de prendre le contrôle de la ville stratégiquement située et riche en hydrocarbures de Marib, de la ville contestée de Taïz au sud de Sana’a, ainsi que de certaines parties de la côte ouest. À mesure que l’Arabie saoudite se retire progressivement du Yémen, sa capacité déjà limitée à faire face à de telles attaques diminuera encore davantage.

L’ampleur de l’influence de Téhéran sur les prises de décision des Houthis demeure sujette à débat. Elle est sans doute limitée – mais quelle que soit son étendue, cette question est secondaire. Ce qui importe davantage, c’est l’alignement relatif de leurs intérêts, et sur ce point, la réponse est plus claire. L’Iran estime que, du fait de la victoire de son partenaire yéménite, il est maintenant temps de consolider les gains obtenus, de tirer les dividendes de son engagement. Par conséquent, Téhéran soutient les efforts des Houthis pour négocier non pas en vue de la paix, mais en vue de l’institutionnalisation de ce qui aurait semblé inimaginable il y a quelques années : le renforcement de l’influence de Téhéran sur la pointe sud-ouest de la péninsule arabique.

Certains médias ont avancé l’idée selon laquelle, dans le cadre de son rapprochement avec l’Arabie saoudite, l’Iran aurait consenti à suspendre ou réduire le flux d’armes destinées aux Houthis. Il serait très surprenant que Téhéran accepte ce compromis de manière permanente, étant donné la valeur que les liens avec les Houthis apportent maintenant aux aspirations régionales de l’Iran. Néanmoins, il est tout à fait plausible que Téhéran accepte de réduire ou d’interrompre temporairement ce flux, ne serait-ce que pour permettre un moment de répit en vue de pourparlers visant à consolider leur victoire. Cette éventualité est envisageable, car les Houthis disposent d’un approvisionnement en armes substantiel. De plus, avec un niveau de violence nettement réduit par rapport aux années précédentes, ils pourraient momentanément tolérer un approvisionnement moindre, voire une interruption temporaire de celui-ci, de la part de leurs soutiens iraniens. Cependant, à long terme, les deux pays ont tout intérêt à maintenir ce qui est devenu un partenariat précieux – les Houthis, faute d’alternative, et l’Iran en raison de son utilité comme moyen de pression sur l’Arabie saoudite.

Les problèmes à venir

Selon les médias, Riyad envisagerait de présenter une feuille de route comprenant une trêve à long terme, suivie de pourparlers de paix intra-yéménites. Idéalement, un tel résultat pourrait stabiliser la situation et potentiellement réduire la violence, du moins à court terme. Cependant, ce processus sera confronté à d’importants obstacles.

Il est crucial de saisir les implications d’une formalisation et d’une consolidation de la prise de pouvoir des Houthis dans le nord-ouest du Yémen, ainsi que les raisons pour lesquelles cela ne favoriserait pas un rétablissement stable de la paix. L’administration houthie se montre violemment répressive, obscurantiste et corrompue. Elle fait preuve d’intolérance envers l’opposition et, peut-être plus important encore, ce mouvement ne manifeste ni l’inclination ni l’incitation à partager le pouvoir autrement que de manière symbolique. Leur approche de la politique post-conflit ne tend pas vers la réconciliation, mais plutôt vers la domination. De plus, les Houthis n’ont pas démontré leur capacité à gérer efficacement l’économie ravagée par la guerre. Dans le contexte actuel, les perspectives d’amélioration dans ce domaine sont limitées.

Ce qui subsiste du gouvernement internationalement reconnu, soutenu par l’Arabie saoudite, est faible, corrompu et fragmenté. En réalité, la principale raison de la victoire des Houthis ne réside pas tant dans le soutien iranien que dans l’incapacité du gouvernement à former un front anti-Houthi cohérent et uni. Dans une tentative désespérée de renforcer les forces gouvernementales, l’Arabie saoudite a dirigé la création, en avril 2022, d’un Conseil de direction présidentiel. Cet organe rassemble une variété de factions soutenues par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, uniquement liés par leur opposition aux Houthis. La cohésion du Conseil en tant qu’entité solide tient davantage de la fiction que de la réalité. En théorie, l’accord entre l’Arabie saoudite et les Houthis vise à ouvrir la voie à d’éventuelles négociations entre les Houthis et le Conseil de direction présidentiel, éventuellement sous la médiation des Nations Unies. En pratique, cependant, l’unité fragile du Conseil sera mise à rude épreuve si – ou quand – le soutien saoudien diminuera. En outre, certaines des factions qui composent le conseil ne prévoient pas d’accepter une prise de pouvoir par les Houthis sans résistance. En réalité, il est difficile d’imaginer comment le Conseil de direction présidentiel pourra survivre aux retombées d’un éventuel accord entre l’Arabie saoudite et les Houthis.

Les conséquences d’un accord entre les Houthis et l’Arabie saoudite auraient également des défis considérables pour le sud du Yémen, qui a été indépendant entre 1967 et 1990. Le Conseil de transition du Sud, soutenu par les Émirats arabes unis, est actuellement la force dominante dans le Sud-Ouest. Cependant, il a été largement exclu des récents pourparlers entre l’Arabie saoudite et les Houthis. Même s’il a exprimé un soutien réservé, un accord direct entre Riyad et les Houthis négligerait inévitablement les préoccupations du Sud, ce qui pourrait éventuellement pousser le Conseil de transition du Sud à envisager de nouvelles actions sécessionnistes. En somme, il ne semble pas exister de solution viable pour réunir les moitiés sud et nord du pays. La séparation pourrait être la seule option, mais cela ne s’accomplirait probablement pas sans heurts.

Les tensions croissantes entre les partisans du Conseil de transition du Sud aux Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ne feront qu’aggraver ces difficultés. Abou Dhabi et Riyad ont été aux prises avec des conflits d’intérêts au Yémen depuis des années, mais ils ont principalement réussi jusqu’à présent à accepter leurs désaccords et à gérer leurs divergences. Cependant, l’exclusion d’Abou Dhabi des pourparlers entre l’Arabie saoudite et les Houthis, ainsi que l’émergence d’un nord du Yémen dominé par les Houthis, mettront en évidence certains de ces désaccords. Les Émirats arabes unis, en particulier, n’ont pas l’intention d’abandonner leur influence considérable dans le sud, acquise en soutenant le Conseil de transition du Sud et diverses milices. En réponse, l’Arabie saoudite a intensifié ses efforts pour contrer cette influence – cette compétition locale va se poursuivre et risque probablement de s’intensifier.

Enfin, et peut-être plus crucial encore, les pourparlers actuels entre les Houthis et l’Arabie saoudite ont complètement exclu la société civile yéménite. Pourtant, comme les experts yéménites l’ont souvent souligné, il n’existe pas de voie viable vers une paix durable en l’absence d’un processus de dialogue global qui inclurait tous les secteurs de la société et permettrait de redéfinir le contrat social. Le problème réside cependant dans le fait que ni l’Arabie saoudite ni les Houthis n’ont véritablement d’intérêt à soutenir un tel processus ou à s’y engager. De nombreux experts, par exemple, affirment que seule l’approche fédérale pourrait offrir une chance de réconcilier les multiples intérêts et identités régionales du Yémen – les Houthis, cependant, maintiennent une vision profondément centralisée de l’État.

Un Yémen fragmenté

Selon les médias, les pourparlers en cours entre les Houthis et l’Arabie saoudite pourraient aboutir à l’établissement d’une période de transition comprenant une trêve et des mesures de confiance, suivies d’un dialogue intra-yéménite. En théorie, c’est certainement la voie à suivre. Cependant, dans la pratique, le chemin vers la paix sera extrêmement difficile. À quoi ressemblerait un Yémen post-accord ?

Un accord institutionnaliserait la domination des Houthis sur le nord-ouest du pays. Cela pourrait être un résultat inévitable. Néanmoins, leur gouvernance se révèle de plus en plus violente et intolérante. Ce ne serait alors qu’un autre développement tragique pour le peuple yéménite, déjà épuisé par des décennies de conflit et de gouvernance désastreuse. Les Houthis pourraient profiter de la trêve pour consolider leur pouvoir. Il est également plausible qu’ils refusent de partager le pouvoir de manière significative et persistent dans la répression de l’opposition dans les territoires sous leur contrôle. Ils chercheront également, sans aucun doute, à étendre ces territoires.

Les ambitions tenaces des Houthis entreront en conflit avec celles d’autres pôles de pouvoir. Certaines factions au sein du gouvernement internationalement reconnu rejetteront sans aucun doute la dynamique créée par le nouvel arrangement entre l’Arabie saoudite et les Houthis, et continueront le combat. Le Conseil de transition du Sud exploitera probablement le vide laissé par le retrait saoudien pour poursuivre sa marche vers l’indépendance. Bien qu’il puisse y avoir des périodes de relative accalmie, l’absence de solutions pour des problèmes profondément enracinés ne fera que perpétuer les fluctuations de violence.

C’est pourquoi, au lieu d’apporter la paix, un accord entre les Houthis et l’Arabie saoudite est plus susceptible d’aboutir à une plus grande institutionnalisation du pouvoir houthi et de cristalliser un Yémen fragmenté en proie aux conflits. C’est une tragédie pour le peuple yéménite, car la sortie de crise et la normalisation de la situation semblent bien lointaines. L’instabilité débordera également au-delà des frontières du pays. Les Houthis constituent une menace à long terme pour la navigation en mer Rouge, et leur partenariat avec l’Iran leur permettra de maintenir la pression sur Riyad. Leurs missiles et leurs drones continueront d’avoir la capacité d’atteindre à la fois l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et peut-être, à terme, Israël. Al-Qaïda dans la péninsule arabique continuera de trouver refuge dans le pays. En fin de compte, la véritable difficulté pour les États-Unis et leurs alliés réside dans leur capacité limitée à influencer le cours des événements.

 

Crédit photo : U.S. Marine Corps photo by Cpl. Christopher Thompson

Auteurs en code morse

Thomas Juneau

Thomas Juneau (@thomasjuneau) est professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa et chercheur non-résident au Centre d’études stratégiques de Sana’a. Il est l’auteur du livre Le Yémen en guerre (2021).

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