Au cours de la décennie 1990, les pays riverains de la mer Baltique avaient pu se féliciter – certes avec plus ou moins de conviction – du retour d’une communauté de sécurité apte à dépasser les potentiels clivages de posture (disparition du Pacte de Varsovie, mais maintien de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, candidatures et appartenance à l’OTAN ou à l’Union européenne, maintien d’une forme de neutralité, devenir incertain de la Russie, etc.). L’espoir s’était alors fait jour de voir la Baltique redevenir pour ses riverains une Mare Nostrum, zone de coopération et d’intérêts communs : à terme, les acteurs de la région parviendraient peut-être à en faire un espace de sécurité coopérative, au sein duquel des coopérations sur les questions de sécurité seraient possibles entre adversaires potentiels. Puis, à mesure qu’ont recommencé à s’exprimer des désaccords géopolitiques entre Occident et Russie, cet espoir s’est évanoui. Dans la région baltique, la guerre de Géorgie de l’été 2008 a sonné comme un avertissement, avant même l’occupation illégale de la Crimée par la Russie et la guerre du Donbass en 2014 ou, signal ultime, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022.
La transformation de la Baltique en un théâtre de confrontations – à ce stade non militaires – s’est confirmé au fil des mois, se déclinant sous les formes infiniment diversifiées que recouvre le concept de « menaces hybrides ». L’expression de telles menaces est allée croissant, en particulier à partir de 2014 : instrumentalisation des populations russophones, attaques informationnelles et numériques, violations de l’espace aérien, entraves à la navigation, ou encore brouillage d’ondes GPS relèvent désormais du quotidien des pays de la zone, de plus en plus enclins à soupçonner la Russie d’en être l’instigatrice. Dans le contexte actuel de défiance réciproque entre cette dernière et les huit autres pays de la région, alors que Moscou désigne les capitales occidentales comme hostiles ou inamicales et que ces dernières la voient comme un agresseur, voire l’ennemi de demain, chacun a tôt fait d’accuser l’autre dès qu’une anomalie survient. En Europe, les actes malveillants provenant de Russie auraient d’ailleurs explosé depuis 2024.
Toutefois, la difficulté réside souvent dans l’expression de la charge de la preuve. Parmi d’autres dysfonctionnements constatés dans la région baltique, l’endommagement voire la rupture de câbles sous-marins catalyse l’attention des pays riverains depuis quelques mois. Or, face à la difficulté à apporter la preuve d’une responsabilité – par exemple russe – ou même d’une intentionnalité, les pays et organismes sont assez démunis. Depuis janvier 2025, une mission militaire de l’OTAN a été mise en place, dédiée à la surveillance de ces câbles. On peut néanmoins s’interroger sur son mandat précis : son caractère militaire l’autorise-t-elle à s’affranchir des règles du droit de la mer et, par exemple, à arraisonner des navires sans l’accord du pays de leur pavillon ? En outre, la mention dans le mandat de « Baltic Sentry » de la surveillance de la flotte fantôme russe qui sillonne cette mer en fait-elle une mission qui, sous prétexte de surveiller des câbles, viserait en réalité à lutter contre le contournement des sanctions imposées à la Russie en matière d’exportations de pétrole ?
Une mer tapissée de câbles et de tubes
Depuis une quinzaine d’années, la mer Baltique a vu proliférer les infrastructures critiques sous-marines, accroissant les capacités de communication (câbles à fibre optique) et d’échanges d’énergie (câbles électriques, câbles relevant de l’exploitation des champs éoliens offshore, gazoducs), mais créant des vulnérabilités majeures en raison de la difficulté à les surveiller et protéger. Du fait de ses caractéristiques physiques et géopolitiques, la mer Baltique apparaît comme un cas d’école en la matière, concentrant à la fois toutes les opportunités favorables à l’installation de telles infrastructures (espace réduit, faible profondeur favorisant leur installation, besoin accru de connexions) et tous les risques, en raison de ces mêmes caractéristiques, mais aussi parce qu’elle est une zone de contact entre pays membres de l’OTAN d’un côté, et Russie de l’autre.
Les colonnes d’eau et les fonds de la mer Baltique sont donc désormais tapissés de câbles (voir les cartes via l’hyperlien) et de tubes. Chacun des neuf pays riverains de cette mer est aujourd’hui relié à un autre par au moins une de ces lignes. On peut citer à ce titre les quatre tubes des gazoducs Nord Stream 1 et 2, mis hors d’usage en septembre 2022 à la suite d’explosions dont les responsables n’ont toujours pas été officiellement identifiés. Également, le gazoduc BalticConnector, qui relie sur 152 km la Finlande et l’Estonie, le câble à haute tension Baltic Cable qui relie les réseaux électriques de la Suède et de l’Allemagne (260 km), les lignes Estlink 1 (105 km) et 2 (171 km) entre l’Estonie et la Finlande (mises en service respectivement en 2006 et 2014), SK 1 à 4 entre la Norvège et le Danemark (environ 130 km), ou encore les câbles de télécommunications C-Lion entre la Finlande et l’Allemagne (1 173 km), BCS East-West entre la Suède et la Lituanie (218 km), les trois câbles entre la Finlande et l’Estonie, celui entre l’Allemagne et la Finlande, celui entre la Lettonie et l’île suédoise de Gotland, pour ne citer que les principaux.
La multiplication des avaries, pannes et incidents
Depuis l’automne 2023, plus d’une dizaine de ces câbles sous-marins installés en mer Baltique et un gazoduc ont été endommagés. Le gazoduc BalticConnector et un câble de fibre optique entre la Finlande et l’Estonie ont ainsi subi une avarie le 7 octobre 2023 (soit un an après l’explosion des gazoducs Nord Stream) à la suite du passage dans la zone du porte-conteneur NewNew Polar Bear battant pavillon de Hong-Kong et appartenant à une entreprise chinoise. La Finlande a immédiatement ouvert une enquête et, en août 2024, la Chine a reconnu la responsabilité du navire, qui aurait laissé traîner son ancre par inadvertance en raison de conditions météorologiques dégradées, c’est-à-dire sans volonté de nuire.
Le 18 novembre 2024, deux câbles de télécommunications (C-Lion 1 entre la Finlande et l’Allemagne, et BCS East-West entre la Suède et la Lituanie) ont été rompus après le passage du vraquier chinois Yi Peng 3. La Suède et le Danemark avaient rapidement lancé une enquête pour sabotage.
Le 25 décembre 2024, trois câbles électriques reliant la Finlande et l’Estonie (dont EstLink 2) et quatre câbles de télécommunications (C-Lion) entre la Finlande et l’Allemagne ont été détériorés. Les dommages seraient à imputer au pétrolier Eagle S, battant pavillon des Îles Cook et qui, outre le fait qu’il aurait endommagé ces câbles, ferait partie de la « flotte fantôme » qui permet à Moscou de contourner les sanctions qui affectent, depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par l’armée russe, ses exportations de pétrole. Fait inédit, le navire a été escorté par un patrouilleur finlandais au large de Porkkala et arraisonné au cours d’une opération rare destinée à marquer les esprits. Une enquête pour « sabotage aggravé » a été ouverte par la police, alors que le patrouilleur finlandais envoyé sur place venait de constater l’absence des ancres du cargo. Le navire, en provenance du port russe d’Oust-Louga (golfe de Finlande) et à destination de Port-Saïd (Égypte), était chargé de 35 000 t d’essence sans plomb, un produit sous sanctions de l’Union européenne (UE).
Le 26 janvier 2025, c’est un câble de fibre optique reliant l’île suédoise de Gotland à la région de Ventspils, en Lettonie, appartenant au Centre national de radio-télévision de Lettonie et situé à plus de 50 m de profondeur, qui a subi des dommages. Cet événement n’a pas provoqué de rupture de fourniture de services ou affecté les utilisateurs, les transferts de données ayant été rapidement reroutés via d’autres itinéraires. Alors que les dommages étaient intervenus dans les eaux de la zone économique exclusive (ZEE) suédoise et qu’ils étaient, là encore, jugés liés à des « facteurs externes », les forces navales lettones ont immédiatement dépêché sur zone un patrouilleur et le commandant de la marine a annoncé l’immobilisation du vraquier Michalis San, battant pavillon maltais et en route vers la Russie depuis le port de Béjaïa en Algérie, sans qu’aucune activité suspecte ne soit détectée à bord, ni aucun dommage à l’ancre constaté. Les autorités suédoises, elles, ont arrêté un navire battant pavillon maltais en provenance d’Oust-Louga et en partance vers l’Amérique latine, chargé d’une cargaison d’engrais : le cargo Vezhen a été ancré à proximité de Karlskrona, tandis que la société bulgare propriétaire du bateau, Navibulgar, affirmait que l’équipage avait bien découvert, alors qu’il naviguait par très mauvais temps, que son ancre aurait pu traîner sur le fond marin, mais de façon non intentionnelle. De son côté, la police norvégienne a arraisonné un navire norvégien à l’équipage russe, le Silver-Dania, à la demande de la Lettonie. Le bateau reliait les ports russes de Saint-Pétersbourg et de Mourmansk. L’équipage et l’armateur, niant tout acte malveillant, se sont montrés coopératifs. Le 3 février, l’enquête préliminaire a mis hors de cause le Vezhen.
Le 21 février 2025, une nouvelle avarie a été identifiée, à l’est de l’île suédoise de Gotland cette fois, endommageant pour la troisième fois en quelques mois le câble de télécommunications C-Lion1. De nouveau, une enquête a été ouverte, sans qu’un suspect ait été d’emblée identifié.
Ces incidents ne sont évidemment pas exclusivement réservés à la mer Baltique : le 25 janvier 2025, le Royaume-Uni a par exemple affirmé avoir demandé un mois auparavant à l’un de ses sous-marins à propulsion nucléaire de faire surface à proximité du navire espion russe Yantar qui se livrait visiblement à un travail de cartographie des infrastructures critiques britanniques. Pour autant, l’intensification de la fréquence des avaries dans la région baltique crée immanquablement une fébrilité perceptible.
Négligences ou volonté de nuire ?
Les opérateurs de câbles soulignent que les dommages causés aux infrastructures sous-marines sont fréquents : à travers le monde, un câble sous-marin serait coupé tous les deux jours en moyenne, pour raison accidentelle dans la majorité des cas. Les actes de malveillance ne sont pas systématiquement exclus, mais restent difficiles à prouver. Une ancre qui traîne à l’arrière d’un navire révèle-t-elle une négligence de l’équipage et du capitaine ou une réelle intention de nuire ? L’état de nombreux navires mal entretenus et mal armés et le manque de qualification des équipages peuvent-ils à eux seuls expliquer la multiplication et la concentration des cas en mer Baltique ?
Dans le contexte géopolitique particulièrement dégradé qui règne dans la région, les soupçons tendent à se porter assez spontanément sur la Russie : ces dommages seraient délibérés et il pourrait s’agir d’un des éléments de la campagne hybride plus large menée par Moscou et visant à déstabiliser les pays européens qui soutiennent l’Ukraine. C’est du moins le discours tenu par la plupart des autorités de la région qui, le plus souvent, affirment que ces accidents sont délibérés. Le Premier ministre finlandais Petteri Orpo a par exemple déclaré que la perturbation du câble électrique EstLink 2 en décembre 2024 ne pouvait être fortuite, ce qui justifiait une action décisive et déterminée : un message adressé aux autres navires qui seraient tentés par de telles actions. L’analyse du ministre estonien des Affaires étrangères Margus Tsahkna a été la même, notant que la fréquence de ces épisodes rendait peu crédible la thèse de simples accidents ou de mauvaises manœuvres maritimes. De même, le Premier ministre suédois Ulf Kristersson soulignait que son gouvernement prenait la situation très au sérieux : selon lui, ces événements devraient être envisagés à l’aune de la situation stratégique actuelle, qualifiée de grave. L’hypothèse du signalement stratégique venu de Moscou apparaît à beaucoup comme plus que probable, alors que celle du caractère accidentel de ces incidents à répétition recueille peu de succès.
Il est pourtant malaisé de caractériser l’intentionnalité du dommage et, concernant les épisodes récents intervenus en mer Baltique, les enquêtes requièrent une certaine prudence : souvent, aucun élément probant ne permet de qualifier l’avarie d’intentionnelle. S’il paraît établi, par exemple, que le pétrolier Eagle S est bien à l’origine des incidents du 25 décembre affectant notamment Estlink 2, rien ne prouve que la perte de son ancre par le navire n’ait pas été fortuite. En outre, la Russie ne prendrait-elle pas trop de risques en exposant ainsi des pétroliers dont la mission est avant tout de lui assurer des revenus particulièrement nécessaires pour soutenir son effort de guerre mais illicites ce qui, a priori, inciterait plutôt à la discrétion ?
Le maintien d’un doute est lui-même facteur de nervosité, alimentant les polémiques entre ceux persuadés d’une culpabilité de la Russie et ceux dénonçant une focalisation injuste à son encontre. Quelles que soient les causes de ces incidents, elles ont pour effet de mobiliser l’attention (et, désormais, les moyens des pays de la région), y compris afin de créer une redondance des réseaux telle que la rupture d’un câble ne puisse pas menacer l’ensemble du système. Ces événements, qui contribuent d’une certaine façon à renforcer la coopération entre les États de la région, avec la Russie en ligne de mire, ont donc un coût financier et en matière de mobilisation. C’est le cas également pour les bâtiments de guerre qui patrouillent désormais jour et nuit afin de surveiller les infrastructures sous-marines ou qui tentent de traquer les navires soupçonnés d’être à l’origine des dysfonctionnements. En mobilisant ces navires pour des missions qui ne leur incombaient pas jusque récemment, les moyens de surveillance des pays de la région se trouvent mis en tension, au risque d’ailleurs de révéler leurs fragilités.
« Baltic Sentry », quand l’OTAN prend la menace au sérieux
À un moment où les sollicitations de soutien et d’engagements sont nombreuses, on ne peut que souligner la célérité avec laquelle l’OTAN a réagi à la multiplication des incidents en mer Baltique. Ceci signifie que l’Alliance et ses membres n’avaient que peu de doutes quant à leur explication et établissaient de facto une corrélation entre le caractère désormais récurrent de ces épisodes et l’évolution de la situation sur le terrain militaire en Ukraine. Le 14 janvier, suite à un sommet des alliés riverains de la mer Baltique organisé en urgence à Helsinki à l’initiative du secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte, du président finlandais Alexander Stubb et du Premier ministre estonien Kristen Michal, l’Alliance a annoncé le lancement immédiat d’une mission militaire de surveillance de l’espace marin baltique, baptisée « Baltic Sentry » (« sentinelle baltique »), pour une durée de 90 jours renouvelables. En ce sens, des frégates, des sous-marins, des avions de surveillance et des drones navals ont été mobilisés sans délai, l’objectif étant de doubler le nombre de bâtiments en mer Baltique (la France a participé à cette mission en déployant le CMT Croix du Sud). Quelques mois après les adhésions de la Finlande (avril 2023), puis de la Suède (mars 2024) à l’OTAN cette présence accrue marque, si besoin était, l’emprise de l’Alliance sur cette mer et apparaît comme un signal adressé à Moscou.
Conformément à la déclaration commune signée par les dix représentants[1] qui ont participé au sommet, « Baltic Sentry » est bien une réaction à l’augmentation récente du nombre d’incidents graves, malveillants ou issus de négligences, ayant endommagé ou menaçant des infrastructures sous-marines essentielles dans la mer Baltique. L’objectif de la mission est de dissuader, détecter et contrer toute tentative de sabotage. Les signataires affirment que toute nouvelle attaque contre ces infrastructures fera l’objet d’une réponse ferme et déterminée et se disent prêts à attribuer les actes hostiles commis par des acteurs malveillants. Le commandant de la task force Baltique de l’OTAN basée à Rostock est chargé de coordonner l’activité des navires alliés et d’établir une carte précise de toutes les infrastructures critiques en mer Baltique. Le Centre maritime de l’OTAN pour la sécurité des infrastructures sous-marines essentielles (NMCSCUI, MARCOM) et le réseau d’infrastructures sous-marines essentielles de l’OTAN sont chargés de venir en appui de la mission. Cette mission est donc militaire : la déclaration commune précise qu’il s’agit de renforcer la dissuasion et la défense, de moderniser les capacités, tout en reconnaissant qu’il est urgent d’augmenter les dépenses de défense afin de faire face à l’évolution des menaces pesant sur la sécurité de la région. La coopération OTAN-UE est citée, avec pour objectif son renforcement.
Au-delà des infrastructures sous-marines, surveiller les navires
Néanmoins, fait frappant, la déclaration commune ne se contente pas d’évoquer le déploiement de solutions innovantes permettant d’assurer la surveillance des infrastructures critiques. En effet, elle précise que « Baltic Sentry » vise aussi à assurer la surveillance et le suivi des navires suspects qui pourraient porter préjudice à ces infrastructures. Il est donc envisagé, pour anticiper ces accidents en agissant sur leurs causes, de définir de nouvelles mesures conformes au droit international de la mer et à la liberté de navigation (sachant que le statut international de la mer Baltique relève du droit commun) qui permettraient de prévenir des dommages délibérés ou des comportements irresponsables. Ainsi, il devrait être demandé aux États de se doter de lois et de règlements permettant d’engager des poursuites à l’égard d’un navire battant pavillon ou d’une personne relevant de telle juridiction en cas de rupture ou détérioration de câbles ou de tubes situés en haute mer ou dans des ZEE. Toutes mesures qui doivent se prendre collectivement pour avoir du sens, mais également en veillant au respect du droit international de la mer (et de la liberté de navigation plus précisément) et en mesurant à quel moment des restrictions pourraient entraîner des mesures de rétorsion.
Plus précisément encore, la déclaration s’achève sur la mention de l’utilisation par la Russie de la « flotte fantôme », citée comme présentant une menace spécifique pour la sécurité maritime et environnementale dans la région de la mer Baltique et dans le monde : non seulement cette flotte de navires constituerait une menace pour l’intégrité des infrastructures sous-marines, mais elle accroîtrait également les risques existentiels qui pèsent sur cette mer tapissée de mines et de munitions chimiques déversées notamment après la Seconde Guerre mondiale, conformément aux décisions prises lors de la Conférence de Potsdam. Il est vrai que les ancres oubliées et qui viennent ratisser câbles et tubes pourraient tout aussi bien heurter une mine ou un fût chimique. On notera cependant que la flotte fantôme généralement composée de navires en mauvais état et regroupant des équipages peu regardants est loin d’être la seule à sillonner cette mer et à afficher des comportements peu conformes aux règles strictes de navigation : le vraquier chinois Yi Peng 3 ou le porte-conteneurs NewNew Polar Bear, qui ont indéniablement provoqué des dégâts, ne relèvent pas de la catégorie citée.
Le contournement des sanctions par la flotte fantôme russe en ligne de mire
La déclaration commune est très claire à cet égard, citant le fait que cette flotte fantôme « contribue de manière significative au financement de la guerre d’agression illégale menée par la Russie contre l’Ukraine ». Le cas de l’Eagle S paraît emblématique à cet égard : les dommages qu’il a causés sur des câbles sous-marins l’ont peut-être été sans intention de nuire. En revanche, ce navire présente toutes les caractéristiques d’un pétrolier dédié au contournement des sanctions occidentales qui pèsent sur les exportations de pétrole russe.
Il est par essence difficile d’évaluer le nombre de navires relevant de cette flotte fantôme russe : on évoque entre 500 et 1 000 navires sillonnant l’océan mondial, dont les deux-tiers sont des tankers battant pavillons de complaisance. Une centaine d’entre eux transiteraient par la mer Baltique, occupés à faire sortir, essentiellement depuis le port d’Oust-Louga, environ la moitié du pétrole russe qui est exporté par voie maritime depuis le début de l’imposition des sanctions de l’UE qui le visent, sachant que 70 % du pétrole russe exporté l’est par voie maritime. Il est particulièrement malaisé d’identifier ces navires dont le pavillon, l’opérateur et le propriétaire diffèrent généralement, mais peuvent aussi changer dans le temps, passant souvent par des montages complexes faisant intervenir des sociétés écrans. Pour les identifier, leur trajectoire et leur comportement peuvent renseigner, nombre d’entre eux aimant à couper leur récepteur-transpondeur AIS (système d’identification automatique) pour ne pas être repérés.
Dès lors, il apparaît que « Baltic Sentry » ouvre la possibilité, conformément au droit international et au droit européen, de prendre des mesures à l’encontre de tout navire suspecté de contourner les sanctions et de menacer la sécurité, les infrastructures et l’environnement des États côtiers de la mer Baltique, ces actions ne relevant pourtant pas toutes du même registre. Cette surveillance accrue doit se traduire par l’autorisation de procéder à l’inspection des certificats d’assurance des navires, d’introduire des outils de suivi et d’étendre les sanctions visant la flotte clandestine. Mark Rutte n’a pas exclu la possibilité de procéder à des arraisonnements, à la saisie et à l’immobilisation des navires. Il s’agit d’un message sans équivoque qui laisse peu de doutes quant à l’appréciation de situation par les pays occidentaux : « Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour nous défendre, pour être en mesure de voir ce qui se passe et de prendre les mesures nécessaires pour que cela ne se reproduise plus. Et nos adversaires doivent le savoir », avait déclaré le secrétaire général de l’OTAN lors de l’annonce de la création de « Baltic Sentry ».
La complémentarité entre cette mission de l’OTAN et la politique de l’UE apparaît clairement, sans être explicitement citée. « Baltic Sentry » ne se contente pas de surveiller les infrastructures sous-marines et les navires qui pourraient les endommager, mais cherche également à identifier, voire arraisonner, les tankers de la flotte fantôme russe qui contribuent au contournement des sanctions. Celles-ci ont été adoptées par l’UE rapidement après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et, en interdisant l’achat de pétrole russe par les États membres, visent à affaiblir la capacité de la Russie à alimenter sa machine de guerre. On est loin, dès lors, de la seule question de la protection des câbles sous-marins et bien plus près de celle du soutien à l’Ukraine, en luttant plus efficacement contre une pratique qui joue un rôle essentiel dans la capacité de la Russie à financer son effort de guerre.
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Le 16e paquet de sanctions de l’UE, annoncé très symboliquement le 24 février 2025 à l’occasion de la troisième année d’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, vise tout particulièrement la flotte fantôme russe : une interdiction d’accès aux ports et de fourniture de services vise les pétroliers non européens relevant de cette flotte et le nombre de navires listés a été rehaussé de 74 bâtiments, portant le total de navires désignés à 153. Pour courageuse qu’elle soit compte tenu de son coût, du risque de mesures de représailles juridiques de la part de la Russie ou de la complexité logistique et juridique de sa mise en œuvre, cette nouvelle étape n’en demeure pas moins insuffisante. On sait en effet que nombre de navires de la flotte fantôme n’ont pas pour destination des ports européens (mais, par exemple, des ports tiers où le pétrole est raffiné puis revendu comme non russe) ou que certains procèdent à des transferts de chargement en pleine mer vers d’autres navires pour éviter précisément de se voir opposer un refus d’entrée au port.
Dès lors, l’apport de la mission de l’OTAN « Baltic Sentry », en tentant d’arrêter les navires à leur point de départ en mer Baltique, prend sa pleine mesure : sous couvert de surveillance d’infrastructures, la mission viserait aussi – voire surtout – à lutter contre le contournement des sanctions. Cette lecture de sa finalité fait d’elle un acteur direct du soutien à l’Ukraine, en complémentarité avec l’UE.
[1] Les présidents finlandais Alexander Stubb, letton Edgars Rinkēvičs, lituanien Gitanas Nausėda, le chancelier allemand Olaf Scholz, les Premiers ministres estonien Kristen Michal, danoise Mette Frederiksen, polonais Donald Tusk et suédois Ulf Kristersson, ainsi que le secrétaire général de l’OTAN Mark Ruttre et la vice-présidente exécutive de la Commission européenne Henna Virkkunen.
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