Milorad Dodik face à la justice : la Bosnie-Herzégovine dans l’impasse - Le Rubicon

Milorad Dodik face à la justice : la Bosnie-Herzégovine dans l’impasse

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Juil 11

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La condamnation, le 26 février 2025, de Milorad Dodik, président de l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, la République serbe de Bosnie (Republika Srpska), a plongé le pays dans l’une des crises politiques les plus graves de son histoire depuis la fin de la guerre en 1995. Cette condamnation, pour non-respect des décisions de la Cour constitutionnelle et des décisions de Christian Schmidt (le haut-représentant international), a également été suivie de l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre de plusieurs responsables politiques de la Republika Srpska : Milorad Dodik, Radovan Višković (Premier ministre) et Nenad Stevandić (président de l’Assemblée nationale). Pour la première fois dans l’histoire du pays, ces actions judiciaires ont provoqué un affrontement institutionnel direct entre l’entité serbe et l’État central, et remettent en question l’autorité du système judiciaire au sein de la Republika Srpska. En effet, bien que la Bosnie-Herzégovine ait traversé des crises politiques récurrentes au cours des trois dernières décennies, il est essentiel de distinguer ces cycles de cette nouvelle crise politique sans précédent dans laquelle Milorad Dodik a entraîné la Bosnie-Herzégovine, avec la promulgation de lois controversées qui menacent directement l’intégrité territoriale du pays.

Milorad Dodik, une personnalité politique contestée dans un système politique complexe

La Bosnie-Herzégovine se caractérise par un des systèmes institutionnels les plus complexes au monde, codifié dans l’Annexe 4 des accords de paix de Dayton, qui ont mis fin à la guerre de 1992-1995. La structure étatique repose sur un système politique consociatif de fédéralisme ethnique, caractérisé par une série de divisions territoriales et institutionnelles, dans lequel les identités ethniques ont été institutionnalisées au sein même de la structure du pays. Le pays est effectivement divisé en deux entités territoriales, dont la délimitation administrative, la Ligne-Frontière inter-entités (Inter-Entity Boundary Line – IEBL), correspond aux gains territoriaux acquis pendant la guerre – l’entité dite « serbe » appelée plus communément la Republika Srpska et l’entité dite « bosniaque et croate », la Fédération de Bosnie-Herzégovine, ainsi qu’un district « multiethnique », le district de Brčko.

Alors que cette structure complexe avait initialement pour objectif de minimiser le risque de retour d’un conflit, celle-ci a eu pour conséquences de pérenniser le conflit interethnique au sein-même de la structure du pays et du paysage politique en divisant, selon des critères d’appartenance ethnique, chaque aspect de la gouvernance et de l’administration publique. En effet, la Bosnie-Herzégovine est dirigée par une présidence tripartite, composée de trois membres issus de chaque peuple constitutif. En parallèle du parlement central, chaque entité dispose d’une assemblée parlementaire avec des compétences spécifiques. Une des conséquences les plus visibles de ce système institutionnel réside dans la dominance des partis ethnonationalistes depuis les premières élections parlementaires d’après-guerre en 1996. Cependant, de nombreuses fraudes électorales ont entaché certains scrutins, contribuant à maintenir ces partis au pouvoir. La Commission électorale centrale (Centralna Izborna Komisija – CIK) et ses membres ont été confrontés à des pressions politiques et des insultes de la part de Milorad Dodik après l’annulation en 2021 des résultats des élections locales à Srebrenica et Doboj pour fraude électorale. Ces manipulations électorales perpétuent la mainmise des partis nationalistes sur le paysage politique, donnant l’impression que les citoyens réélisent constamment les mêmes dirigeants.

En l’absence d’opposition idéologique en République serbe, tous les partis politiques se caractérisent par une politique nationaliste défendant les intérêts des Serbes du pays. Cette situation se remarque également en Fédération de Bosnie-Herzégovine, où les partis nationalistes défendant les intérêts des Bosniaques et des Croates remportent généralement un grand nombre de voix, même si des partis dits « civiques » et par conséquent non nationalistes sont parvenus à s’imposer. Ce phénomène témoigne d’une volonté croissante de certains segments de la population de se débarrasser de ce carcan institutionnel lourd et complexe au profit d’un État dénué d’entités territoriales qui permettrait au pays de sortir de cette paralysie politique.

De plus, il est crucial de mentionner le rôle des « ostali » (les « autres »), en l’occurrence les citoyens ne s’identifiant pas aux trois communautés constitutives du pays (serbe, bosniaque et croate), une catégorie souvent marginalisée dans le discours politique, qui joue un rôle significatif dans la promotion d’une identité politique inclusive et la remise en question du système institutionnel actuel. Dans une société comme la Bosnie-Herzégovine, où le système institutionnel a pérennisé le conflit autour des rapports interethniques, l’émergence de nouveaux clivages politiques reste encore très complexe.

Cette structure politique et institutionnelle permet de faire sens de la crise politique à laquelle fait face le pays et de comprendre dans quel système Milorad Dodik évolue. Depuis 2006, ce dernier s’est imposé comme la figure dominante de la scène politique serbe en Bosnie-Herzégovine. Il a progressivement imposé un discours sécessionniste radicalisé dans l’espace public, ayant pour objectif de proclamer l’indépendance de l’entité serbe, et ainsi de mettre en péril l’existence de la Bosnie-Herzégovine. Ce tournant a marqué une rupture profonde avec le début de sa carrière politique. Élu député en 1996 avec le soutien de la communauté internationale et notamment des États-Unis, Dodik était alors perçu comme une personnalité politique libérale, en contraste avec les anciens leaders nationalistes issus de la guerre de 1992-1995. Milorad Dodik reconnaissait notamment, à cette époque, la responsabilité de l’Armée de la République serbe dans le génocide des Bosniaques musulmans à Srebrenica au mois de juillet 1995.

À la suite de la proclamation de l’indépendance du Monténégro en 2006, son discours évolue drastiquement, adoptant une rhétorique nationaliste serbe de plus en plus virulente, fondée sur la remise en question de l’unité de la Bosnie-Herzégovine. Milorad Dodik est nommé Premier ministre de la Republika Srpska après les élections générales de 2006, président de l’entité serbe en 2010, puis membre de la présidence tricéphale de la Bosnie-Herzégovine en 2018. Au fur et à mesure de sa carrière politique, Dodik est parvenu à consolider progressivement son pouvoir en éliminant toute forme d’opposition politique dans l’entité serbe. Son parti, l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants (Savez nezavisnih socijaldemokrata – SNSD), est rapidement devenu l’unique force politique dominante en Republika Srpska, marginalisant ses opposants et détruisant toute forme d’opposition idéologique au sein de l’entité serbe, notamment après avoir obtenu la majorité à tous les niveaux des différentes institutions.

La rhétorique sécessionniste de Milorad Dodik à la lumière d’un lourd contexte historique

La rhétorique de Milorad Dodik repose sur l’idée que la cohabitation avec la Fédération de Bosnie-Herzégovine, composée majoritairement de Bosniaques (musulmans) et de Croates (catholiques), serait intenable en raison des tensions permanentes autour du partage des compétences entre Banja Luka, le centre politique et économique de la Republika Srpska, et Sarajevo, la capitale de l’État central. Dodik multiplie les déclarations incendiaires contre les institutions centrales qu’il accuse de vouloir « détruire » l’identité serbe et les acquis des accords de Dayton. Son discours est également structuré autour d’un narratif victimairedans lequel il présente les Serbes de Bosnie comme les grandes victimes oubliées des guerres des années 1990, tout en niant ou relativisant des crimes de guerre, en particulier le génocide de Srebrenica, reconnus par les tribunaux internationaux. Cette posture s’accompagne de déclarations ouvertement islamophobes et xénophobes, qui renforcent et entretiennent les divisions ethnoreligieuses, visant à associer les Bosniaques à un radicalisme islamique et du terrorisme.

Depuis près de deux décennies, ses menaces sécessionnistes se répètent de manière cyclique, souvent en période pré-électorale, mais n’ont jamais été suivies de déclaration unilatérale d’indépendance. Ce phénomène, qui peut s’expliquer à la lumière de sa rhétorique sécessionniste, est aux fondements mêmes de son discours politique. Même si Milorad Dodik présente la sécession de la République serbe comme un droit fondamental du peuple serbe, cette prise d’indépendance semble constamment retardée pour légitimer l’existence même de son parti et de son intérêt auprès de la population. Toutefois, ces déclarations, les différentes lois promulguées et, surtout, le soutien de certains alliés politiques, comme la Serbie et la Russie, ont contribué à affaiblir le fonctionnement des institutions étatiques, à bloquer les réformes et à entretenir un climat d’instabilité chronique, dans un pays où la gouvernance est déjà extrêmement complexe.

La condamnation de Milorad Dodik, une première dans l’histoire du pays

Le 26 février 2025, un événement d’une portée politique majeure a secoué la Bosnie-Herzégovine. Milorad Dodik a été condamné par la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine à une peine d’un an d’emprisonnement, ainsi qu’à six années d’interdiction d’exercer toute fonction publique. Cette décision fait suite à son refus délibéré de se conformer aux décisions du haut-représentant international pour la Bosnie-Herzégovine, Christian Schmidt, en fonction depuis le 1er août 2021. Ce dernier avait bloqué deux lois controversées adoptées par les autorités de la Republika Srpska, remettant en cause la légitimité des institutions étatiques.

Le haut-représentant en Bosnie-Herzégovine est une autorité internationale créée par les accords de Dayton, qui est chargée de superviser la mise en œuvre des aspects civils de l’accord de paix et de garantir la stabilité politique du pays. Nommé par le Conseil de mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council – PIC), il dispose de pouvoirs étendus, notamment ceux définis lors de la conférence de Bonn en 1997, lui permettant d’imposer des lois, de révoquer des responsables politiques et de prendre des décisions contraignantes pour assurer le respect de l’accord et maintenir la stabilité politique de la Bosnie-Herzégovine, en particulier face aux tensions sécessionnistes et aux défis liés à la gouvernance multipartite du pays. Toutefois, sa nomination est contestée par Milorad Dodik, qui remet en question la légitimité de son autorité, soutenu en cela par la Russie et la Chine.

Il s’agit d’une première dans l’histoire post-Dayton : jamais un dirigeant d’une entité bosnienne n’avait été condamné à de la prison par une juridiction nationale pour avoir directement défié le cadre institutionnel établi par les accords de paix. Les deux lois, adoptées à Banja Luka et suspendues par le haut-représentant, sont d’une importance capitale : l’une annulait l’obligation pour l’entité serbe de reconnaître et d’appliquer les décisions de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, tandis que l’autre modifiait les modalités de publication des lois au Journal officiel de la République serbe, empêchant ainsi tout contrôle externe, notamment de l’État central et du haut-représentant. Malgré l’interdiction formelle de leur mise en œuvre, Milorad Dodik et Miloš Lukić, alors directeur par intérim du Journal officiel, ont poursuivi les procédures d’adoption, défiant ainsi ouvertement l’autorité du haut-représentant.

Si Miloš Lukić a été acquitté, Dodik, lui, a été reconnu coupable. Loin de tempérer son propos, il a immédiatement tenu un discours enflammé à Banja Luka devant une foule de sympathisants, dénonçant une « attaque contre la Republika Srpska et le peuple serbe ». Cette rhétorique victimaire, qui repose sur la construction d’un sentiment de persécution, s’inscrit dans la continuité du narratif identitaire et sécessionniste de Dodik, mais également du nationalisme serbe dans la région depuis l’éclatement de la Yougoslavie, qui lui permet de qualifier toute action menée contre lui (en tant que personnalité politique) d’attaque visant l’entièreté de la communauté serbe du pays.

Vers une rupture ouverte avec les institutions de l’État ?

La tension est montée d’un cran le 12 mars 2025, lorsque trois mandats d’arrêt ont été émis par le Bureau du procureur de Bosnie-Herzégovine à l’encontre de Milorad Dodik, de Radovan Višković (Premier ministre de la République serbe) et de Nenad Stevandić (président de l’Assemblée nationale de la Republika Srpska) pour non-comparution à un interrogatoire et atteinte à l’ordre constitutionnel. S’ensuivit, le 17 mars 2025, l’exécution nationale des mandats par la Cour d’État obligeant toutes les forces de police du pays à coopérer pour procéder à leur arrestation. En réponse, l’Assemblée nationale de la République serbe, dominée par les députés du SNSD, a voté une série de lois bloquant la juridiction des institutions étatiques (les tribunaux, le parquet, le Conseil supérieur de la magistrature et la SIPA – l’agence officielle de la police étatique) sur le territoire de la Republika Srpska. Bien que ces lois aient été temporairement suspendues par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine le 6 mars, Dodik a déclaré qu’elles seraient appliquées coûte que coûte dans l’entité.

À l’heure où ces lignes sont écrites, Dodik n’a pas encore été arrêté, en partie en raison des risques d’escalade qu’une telle arrestation pourrait entraîner, mais aussi parce qu’il est constamment protégé par la police de la République serbe. Bien que Sarajevo ait sollicité l’intervention de la force de l’Union européenne (EUFOR Althea) pour assurer la sécurité du pays, Bruxelles aurait refusé, craignant une aggravation des tensions et rappelant que l’arrestation de criminels ne relève pas directement du mandat de l’EUFOR Althea. Cette mission militaire est déployée en Bosnie-Herzégovine depuis le 2 décembre 2004 pour assurer le maintien de la paix.

Depuis l’émission des mandats d’arrêt, plusieurs déplacements internationaux de ces personnalités politiques posent la question d’un refus actif de coopération des forces de sécurité de la Republika Srpska, mais aussi des autorités frontalières. Nenad Stevandić s’est rendu à Belgrade le 15 mars, apportant son soutien à une contre-manifestation étudiante soutenue par Aleksandar Vučić, destinée à briser le mouvement de blocus universitaire et de manifestations étudiantes qui touchent la Serbie depuis octobre 2024. Quelques jours plus tard, le 24 mars, Milorad Dodik participait comme chaque année à la commémoration des bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) de 1999 aux côtés de Vučić, à Belgrade, affichant une solidarité politique forte avec le président serbe. Dodik s’est également rendu en Israël, où il a pris part à une conférence contre l’antisémitisme organisée par Benyamin Netanyahou à Tel-Aviv pour apporter son soutien à Israël, en mentionnant que « les Serbes et les Juifs sont deux peuples qui ont fait face à différentes tentatives d’éradication totale et qui y ont survécu, raison pour laquelle nous nous soutenons mutuellement ». Par la suite, Milorad Dodik s’est rendu à Moscou, pour y rencontrer Vladimir Poutine.

Ces voyages, effectués malgré les mandats d’arrêt en vigueur, illustrent l’impunité dont semble bénéficier Dodik, mais, surtout, l’alignement géopolitique du leader serbe de Bosnie avec les puissances contestant l’ordre international occidental. Ces déplacements en dehors des frontières de la Bosnie-Herzégovine malgré le mandat d’arrêt font planer le doute sur la volonté ou la capacité des forces de police locales de l’entité serbe à arrêter Milorad Dodik. Cette situation problématique quant à la protection policière dont bénéficie Milorad Dodik s’est également illustrée le 24 avril 2025 lorsque la police de l’entité serbe a empêché la SIPA de lui délivrer un mandat d’arrêt. Alors que Dodik se trouvait à Sarajevo-Est (sur le territoire de la République serbe), celui-ci a refusé de quitter le bâtiment du gouvernement de la Republika Srpska. Dodik était protégé par des forces spéciales antiterroristes, qui portaient les insignes du drapeau de la Serbie sur leurs uniformes, soulevant la question du rôle de Belgrade, même si cela a été démenti par le ministre serbe des Affaires intérieures, Ivica Dačić, qui a déclaré qu’il s’agissait d’un « symbole général serbe ». Dodik est ainsi parvenu, une fois encore, à échapper à la justice et aux forces de police de la SIPA grâce à la protection policière de la République serbe.

Les réactions internationales, entre préoccupation et soutien à Milorad Dodik

Les réactions internationales ne se sont pas fait attendre. Même si Dodik bénéficie de soutiens politiques au sein de l’Union européenne, tel que celui de Viktor Orbán en Hongrie, l’Union européenne (UE) a exprimé sa préoccupation profonde et le besoin de mettre en place des sanctions à l’égard de Dodik, face à une situation qu’elle appréhende comme une tentative grave de saper l’État de droit en Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, certains pays européens, comme la Pologne, l’Allemagne et l’Autriche, ont pris la décision de lui interdire l’accès à leur territoire. Aux États-Unis, Marco Rubio, le secrétaire d’État américain, a réagi en soutenant l’État bosnien et en insistant sur le fait que « cette situation ne peut pas amener à la chute du pays ni à un quelconque nouveau conflit » et que Dodik « menace la stabilité et la sécurité [du pays] ». Milorad Dodik a également été critiqué par le Royaume-Uni, qui a rappelé son soutien à la stabilité, l’unité et les efforts d’intégration à l’OTAN de la Bosnie-Herzégovine. En réponse à la dégradation de la situation sécuritaire, la mission de maintien de la paix de l’EUFOR Althea a été renforcée dès le mois de mars 2024.

Toutefois, la situation se complexifie avec le soutien explicite de plusieurs dirigeants régionaux à Milorad Dodik. Le président serbe, Aleksandar Vučić, reste l’un de ses principaux alliés politiques, malgré une rhétorique officiellement prudente. Certes, Vučić a défendu Milorad Dodik et sa « lutte » pour les Serbes de Bosnie en présentant la procédure judiciaire à son encontre comme « un verdict honteux contre Milorad Dodik – illégal, antidémocratique, visant à saper la Republika Srpska et à affaiblir la position du peuple serbe ». Pourtant, ce soutien est aujourd’hui fragilisé de fait de la phase d’impopularité que traverse Vučić dans un contexte de multiplication des crises internes en Serbie liées aux mobilisations étudiantes et aux manifestations antigouvernementales dénonçant l’autoritarisme de son régime. Cette perte de légitimité interne limite sa capacité d’action sur le dossier de la Republika Srpska, rendant son soutien à Dodik davantage symbolique que stratégique. Le président de la Serbie mobilise surtout la situation politique en Bosnie-Herzégovine dans ses déclarations pour détourner l’attention de l’opinion publique en Serbie de la crise politique à laquelle son régime fait actuellement face.

Zoran Milanović, président de la Croatie, a quant à lui également exprimé son soutien à Milorad Dodik en le présentant comme le « politicien le plus populaire parmi les Serbes en Bosnie-Herzégovine » et en dénonçant cette décision de justice comme une « tentative d’écarter de la vie politique un représentant démocratiquement élu du peuple serbe parce qu’il a désobéi à un ordre de l’administrateur colonial, un homme politique allemand à la retraite depuis longtemps ». Même s’il ne s’agit pas de la première fois que Zoran Milanović apporte son soutien à Milorad Dodik et qu’il dénonce le « dysfonctionnement » des institutions centrales en Bosnie-Herzégovine, ces déclarations ont été perçues comme un encouragement tacite à la rhétorique séparatiste du président de la République serbe. La Croatie se présente comme un important facteur de déstabilisation politique en Bosnie-Herzégovine et les prétentions nationalistes croates à la création d’une troisième entité et d’institutions politiques parallèles croates sont également à prendre en compte dans ce contexte politique.

Enfin, Vladimir Poutine a réaffirmé son soutien à Dodik en présentant cette décision de justice comme une décision « politique ». Le président russe a « condamné ce genre de démarches, car elles pourraient provoquer des conséquences négatives pas seulement en Republika Srpska, mais également au sein des Balkans ». Cette alliance renforce la posture antioccidentale de Dodik et l’inscrit dans une dynamique plus large de déstabilisation géopolitique, par laquelle la Russie instrumentalise les divisions internes en Bosnie-Herzégovine pour affaiblir l’influence de l’UE et de l’OTAN dans la région. En effet, dans le contexte actuel de la Bosnie-Herzégovine, l’implication du Kremlin dans la déstabilisation de la région pose question, notamment à la suite de leur rencontre lorsque, selon les dires de Milorad Dodik : « Poutine a déclaré que la Russie, en tant que garant de l’accord de Dayton, plaidera pour la fin et la cessation du travail des institutions internationales, en particulier du faux haut-représentant, ou comme il l’appelle, du représentant illégitime. »

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La condamnation de Milorad Dodik le 26 février 2025 marque un tournant sans précédent dans l’histoire post-Dayton de la Bosnie-Herzégovine et révèle les limites de l’autorité de l’État central, qui se doit de mobiliser des leviers exceptionnels pour faire face à une entité serbe de plus en plus autonome. Dodik est parvenu à concentrer entre ses mains l’ensemble des leviers du pouvoir, réduisant ainsi au silence toute forme d’opposition idéologique en provoquant l’alignement des partis d’opposition sur son discours ethnonationaliste.

La radicalisation progressive de Dodik et la remise en cause directe des institutions étatiques et internationales fragilisent profondément l’équilibre mis en place depuis la fin de la guerre en 1995. Le fait qu’une juridiction nationale ait condamné un dirigeant d’une entité pour avoir défié les accords de Dayton montre que les institutions de l’État central fonctionnent encore et tentent d’assurer le respect de l’ordre constitutionnel en dépit des blocages politiques. Cependant, cette décision judiciaire, bien que symboliquement forte, ne doit pas masquer les limites structurelles du système actuel. Le fait que des interventions aussi exceptionnelles soient nécessaires pour sanctionner des violations aussi graves souligne la fragilité de cet équilibre dans une situation paradoxale où les institutions existent et sont en mesure d’agir tout en étant constamment affaiblies par des pressions politiques et des stratégies d’obstruction systématique.

Même si la situation politique en Bosnie-Herzégovine se caractérise par des crises politiques cycliques et à répétition depuis 1995, la stabilité politique du pays est devenue extrêmement préoccupante au vu du point de non-retour atteint à la suite des actions de Milorad Dodik. La consolidation d’un pouvoir parallèle à Banja Luka et les soutiens internationaux dont bénéficie Dodik posent la question d’un possible scénario de sécession. La communauté internationale, jusqu’ici prudente, ne peut plus se contenter de déclarations. Elle devra repenser en profondeur ses mécanismes d’action pour éviter un effondrement institutionnel tout en prenant en compte les aspirations des leaders politiques en Croatie et en Serbie, qui jouent un rôle important de déstabilisation politique en Bosnie-Herzégovine. Cette crise impose une remise en question profonde du modèle de gouvernance du pays, dans une société où les discours sécessionnistes attisent les peurs d’une population toujours marquée par son passé traumatique, sans cesse ravivé par des figures politiques comme Milorad Dodik.

De plus, la radicalisation politique de Dodik ne peut être dissociée des intérêts économiques qui sous-tendent son maintien au pouvoir. En effet, le contrôle des ressources publiques, des marchés publics et des institutions politiques et judiciaires en République serbe a permis l’émergence d’un système de corruption structurelle, de clientélisme et de népotisme profondément enraciné au sein de l’élite dirigeante de l’entité où le pouvoir politique est devenu un outil au service des intérêts économiques opaques. La Republika Srpska est aujourd’hui l’un des espaces les plus corrompus de toute l’Europe du Sud-Est, comme différents rapports d’observateurs internationaux, tels que Transparency International en attestent. Par ailleurs, l’adoption en procédure d’urgence de la loi « Agent étranger », dès le lendemain du verdict le 27 février 2025, a marqué un durcissement autoritaire majeur.

En criminalisant toute forme d’engagement citoyen, notamment en matière de droits humains ou de lutte contre la corruption, cette loi vise à neutraliser la société civile et à consolider le pouvoir de Milorad Dodik. Elle s’inscrit dans un climat de répression croissante contre l’opposition politique, illustré par l’incendie de la voiture de Nebojša Vukanović (Partija demokratskog progresa – PDP), une des principales figures de l’opposition politique dans l’entité et les menaces explicites de figures du SNSD, telles que Nenad Stevandić qui a déclaré que « nous devons tuer tout ceci [l’opposition], je vais les tuer, je le jure ». Jelena Trivić (Narodni Front – NF), une autre figure importante de l’opposition politique au sein de la République serbe, a également dénoncé une dérive vers une dictature à parti unique. Dans un contexte où l’Assemblée de la Republika Srpska est quasi entièrement acquise à sa cause, Dodik contrôle désormais sans entrave les leviers du pouvoir. Même s’il a annoncé, le 18 avril, un nouveau projet de Constitution de la République serbe et un référendum d’indépendance le 9 janvier, le « Jour de la République serbe de Bosnie », il est primordial de souligner que, derrière ce discours nationaliste et sécessionniste, il s’agit avant tout pour Dodik et son entourage de protéger un système qui leur assure impunité, richesse et influence, quitte à affaiblir dangereusement la stabilité du pays. La Bosnie-Herzégovine se retrouve ainsi à un tournant de son histoire où elle devra parvenir à restaurer l’autorité de l’État de droit sur l’ensemble de son territoire et éviter de glisser dans une logique de souverainetés concurrentes, prélude à une sécession de facto.


Crédit photo : Izbor za bolji zivot Boris Tadic

Auteurs en code morse

Neira Šabanović

Neira Šabanović est doctorante en science politique à la faculté de Philosophie et Sciences Sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et est affiliée au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL). Durant son parcours académique en science politique à l’ULB, elle concentre ses recherches sur la région des Balkans occidentaux, notamment dans son mémoire portant sur l’instrumentalisation des identités ethniques dans le discours politique de Milorad Dodik en Bosnie-Herzégovine. Diplômée du master de Science politique de l’ULB, Neira Sabanovic est actuellement Aspirante FNRS au CEVIPOL, où elle réalise une thèse portant sur la mobilisation de la mémoire collective dans les discours politiques de peur dans les Balkans occidentaux.

Comment citer cette publication

Neira Šabanović, « Milorad Dodik face à la justice : la Bosnie-Herzégovine dans l’impasse », Le Rubicon, 11 juillet 2025 [https://lerubicon.org/milorad-dodik-face-a-la-justice-la-bosnie-herzegovine-dans-limpasse/].