Macron à New Delhi : une quête partagée d’autonomie stratégique dans un monde multipolaire

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Jan 25

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Cet article est une traduction et mise à jour de l’article « France and India: Two Nuances of ‘Strategic Autonomy’ » publié par le Center for Strategic & International Studies (CSIS) le 13 juillet 2023.

 

« Nous savons que l’Inde sera une superpuissance très difficile à gérer, à l’image d’une France à grande échelle. » Ce commentaire, d’un ancien conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre japonais Abe Shinzo, reflète une impression largement partagée parmi les membres du G7. En tant que puissances nucléaires, dotées d’armées et de capacités nationales significatives, la France et l’Inde ne se sont en effet jamais vues comme des acteurs passifs du système international. Elles ont constamment cherché à proposer leurs propres solutions aux divers problèmes mondiaux. La devise du président français Emmanuel Macron, « alliés, mais pas alignés », fait écho au « multi-alignement » promu par l’Inde. Cette posture est parfaitement illustrée par un concept que les deux pays citent régulièrement dans leurs discours de politique étrangère : « l’autonomie stratégique », définie comme la capacité de prendre des décisions indépendamment des pressions extérieures, notamment de celles des grandes puissances mondiales. Cette ambition partagée est d’ailleurs régulièrement soulignée lors des rencontres et déclarations bilatérales entre les deux États.

Les visites du Premier ministre indien Narendra Modi le 14 juillet 2023 à Paris, et du Président Emmanuel Macron le 26 janvier 2024 à New Delhi, en tant qu’invités d’honneur des fêtes nationales respectives, sont l’occasion de confirmer l’importance croissante des relations bilatérales entre les deux pays.

La France et l’Inde ont établi un partenariat stratégique en 1998, mais c’est réellement au cours de la dernière décennie que ce partenariat a pris son essor. Une coopération étroite a été amorcée ou consolidée sur un large éventail de sujets, y compris dans des domaines sensibles et souverains, notamment en matière de défense. Avec des contrats d’équipements majeurs tels que la livraison de 36 avions de combat Rafale ou de sous-marins Scorpène, la France s’est établie au deuxième rang des fournisseurs d’armes de l’Inde, après la Russie. De nouvelles annonces de coopération dans les domaines de la défense, de l’espace et du nucléaire ont également été faites pendant la visite de Modi à Paris en juillet 2023 2023 et feront l’objet d’un suivi lors du déplacement du président français.

La visite du président Macron sera une nouvelle occasion pour les deux pays de réaffirmer la robustesse de leur partenariat, avec, en son cœur, une quête partagée d’autonomie stratégique. Certes, leurs histoires et géographies différentes peuvent expliquer des nuances et des perceptions variées des menaces et priorités mondiales, notamment en ce qui concerne la guerre en Ukraine, ainsi que les relations avec la Russie et la Chine, mais leur vision convergente de la multipolarité et du multilatéralisme démontre un potentiel pour élargir leur coopération et pour promouvoir une vision stratégique originale, avec un œil sur l’Europe et l’autre sur l’Asie.

 

Les origines de l’autonomie stratégique française et indienne

L’autonomie stratégique est au cœur de la politique étrangère des deux États depuis la fin des années 1940. Dans le contexte français, le président français Charles de Gaulle souhaitait plus d’autonomie vis-à-vis des États-Unis. Une illustration fut la décision de la France de quitter la structure de commandement militaire de l’OTAN en 1966 (tout en restant membre de l’Alliance). En outre, de Gaulle plaida pour un dialogue avec l’Union soviétique, reconnut la République populaire de Chine en 1964 et défendit le besoin pour la France de maintenir le contrôle de la capacité de frappe de ses armes nucléaires.

Après son indépendance en 1947, l’Inde, sous l’égide de son Premier ministre Jawaharlal Nehru, adopta une approche comparable de protection de sa souveraineté pour maintenir une autonomie complète dans sa politique étrangère. Cette doctrine fut mise en pratique à travers la politique du non-alignement et une position assumée de neutralité dans le cadre de la Guerre froide. L’Inde développa également son propre programme nucléaire national dans le but d’accroître son autonomie énergétique et stratégique. Tout en contribuant à la création du mouvement des pays non alignés, l’Inde resta membre du Commonwealth britannique, et négocia à la fois l’achat d’équipements de défense auprès du Royaume-Uni et des États-Unis, ainsi qu’un partenariat stratégique avec l’Union soviétique.

Parallèlement, les deux pays comprendront rapidement que l’autonomie stratégique et la souveraineté ne sont possibles qu’avec le développement de capacités robustes dans des secteurs industriels clés. Cette vision commune aura guidé une coopération indo-française dans les domaines de la recherche nucléaire et spatiale dès les années 1950. Les contrats de défense de cette époque entre l’Inde et la France illustraient déjà l’ambition partagée par New Delhi et Paris de maximiser leur autonomie stratégique. Du point de vue de l’Inde, il y a eu une volonté de diversifier ses sources d’approvisionnement au-delà de la Russie. La fiabilité et la confiance politique ont été des critères décisifs dans le choix de la France comme partenaire privilégié. Les accords de défense ont été déterminés non seulement sur la base des qualités opérationnelles des équipements français, mais aussi sous la garantie que la France n’arrêterait pas la fourniture de pièces de rechange et de munitions en cas de tensions régionales, avec le Pakistan ou la Chine, une condition que d’autres fournisseurs nationaux n’étaient pas prêts à remplir. Troisièmement, se basant sur ces liens commerciaux de confiance avec la France, l’Inde a également initié une coopération technologique visant le co-développement et la co-production d’équipements de défense.

Depuis la fin de la guerre froide, la quête d’autonomie stratégique pour l’Inde et la France les a également conduits à maintenir des liens de plus en plus étroits, mais non exclusifs, avec Washington, tout en développant parfois en parallèle des liens avec d’autres pays rivaux des États-Unis, comme l’Iran ou la Russie. Paris et New Delhi ont longtemps déploré l’émergence d’un ordre bipolaire pendant la Guerre froide et, ensuite, d’un ordre unipolaire dans les années 1990, tout en s’alignant de manière sélective avec les grandes puissances dans des cas spécifiques, comme le soutien de l’Inde à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, ou la participation de la France à la guerre en Iraq en 1991 (mais toutefois pas en 2003).

 

L’autonomie stratégique sous l’ère Modi-Macron

À l’instar de leurs prédécesseurs, Modi et Macron se sont employés à développer des liens étroits avec les grandes puissances tout en veillant à limiter leurs dépendances envers elles et à éviter la cristallisation d’une nouvelle « compétition entre blocs » de type Guerre froide. Les deux pays sont plus intégrés dans des formats de défense ou de sécurité collective qu’ils ne l’étaient 70 ans auparavant, mais l’Inde de Modi demeure formellement opposée à la participation à des alliances militaires, tandis que la France de Macron se montre régulièrement critique à l’encontre de l’OTAN.

Modi a poursuivi l’autonomie en réaffirmant la posture nucléaire de l’Inde et en élaborant un réseau de partenariats économiques et militaires avec plusieurs grandes puissances telles que les États-Unis, la France et le Japon. La perception mondiale de l’Inde, qui aura évolué de l’image d’une laborieuse nation en développement en une économie émergente puis en une puissance ascendante, lui a offert un siège à de nombreuses tables, telles que le Dialogue de Sécurité Quadrilatéral (ou « Quad » avec l’Australie, les États-Unis et le Japon), le groupe des BRICS (avec l’Afrique du Sud, le Brésil et la Chine, élargi depuis le 1er janvier à l’Égypte, aux Émirats arabes unis, à l’Éthiopie et à l’Iran – BRICS+5), le G20, l’Organisation de la Coopération de Shanghai, tout en crédibilisant sa demande de devenir membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies.

La France se trouve quant à elle dans une situation inverse : elle a à justifier sa présence à presque toutes les tables, étant aujourd’hui le seul pays qui soit à la fois membre du G7, du Conseil de sécurité des Nations Unies, de l’OTAN et de l’Union européenne (UE). Paris compense ainsi son relatif déclin économique en se présentant comme une force de proposition, comme en témoignent ses nombreuses initiatives telles que la Communauté politique européenne, l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, l’initiative franco-mexicaine d’encadrement du droit de veto, ou encore le Sommet de Paris pour un nouveau pacte financier mondial.

Emmanuel Macron et Narendra Modi ont également en commun l’ambition de façonner et non de subir les rapports de force internationaux. Comme Nehru et de Gaulle avant eux, ils soutiennent un ordre international multipolaire.

Enfin, les deux pays s’emploient à être identifiés comme des leaders parmi les « puissances moyennes » et dans la redéfinition du multilatéralisme. Bien que l’Inde ait continuellement renforcé ses partenariats avec des pays « occidentaux », elle continue de se ménager des marges de manœuvre diplomatiques en étant membre actif d’organisations telles que les BRICS ou l’Organisation de la coopération de Shanghai, dans lesquelles Pékin et Moscou ont une influence considérable. L’Inde a dans le même temps su mettre à profit sa présidence du G20 pour promouvoir sa vision et son influence parmi les pays en développement. Bien que la France se trouve en difficulté dans ses liens avec le « Sud global », notamment en raison de son passé colonial, Paris s’emploie à lancer des initiatives touchant aux grands déséquilibres de l’ordre international actuel, notamment s’agissant de la gouvernance financière. Les deux pays conjuguent parfois leurs efforts, comme avec l’Alliance solaire internationale.

La convergence stratégique entre la France et l’Inde est ainsi évidente, mais elle connait aussi des limites et des nuances. Tout d’abord, bien que le président Macron aime insister sur le travail mémoriel et sur l’influence historique de la France à l’international, son approche n’équivaut pas au message idéologique et quasi-spirituel promu par l’Inde de Modi, derrière la promotion de « l’état civilisationnel » et de « l’hindouïté » (Hindutva). Ensuite, de manière plus pratique et en termes de doctrine militaire, bien que l’État indien contemporain ait pu se montrer coercitif sur le plan intérieur et qu’il ait pu utiliser la force contre des voisins agressifs, tels que la Chine et le Pakistan, il a fait montre d’une retenue rare, évitant les interventions militaires extérieures. À l’inverse, la France a déployé des troupes dans de multiples missions et opérations, que ce soit dans le cadre de l’UE, de l’OTAN ou de coalitions ad hoc.

 

L’autonomie stratégique en pratique

L’affinité conceptuelle autour de « l’autonomie stratégique » se traduit également par des similitudes dans l’exercice des politiques étrangères de la France et de l’Inde et, de manière croissante, dans une volonté d’action coordonnée.

L’Indopacifique demeure le cadre privilégié pour la florissante relation franco-indienne. La France, plus que les autres partenaires du Quad, a un intérêt direct dans la stabilité de l’océan Indien, à la faveur de ses territoires ultramarins dans le sud de l’océan Indien et de ses bases militaires dans le nord, à Djibouti et aux Émirats arabes unis (EAU). Cela a donné lieu à une coopération bilatérale fructueuse, cadrée par la Vision stratégique conjointe de la Coopération franco-indienne dans la Région de l’océan Indien adoptée en 2018 et à l’image de l’exercice naval annuel Varuna lancé par les deux pays dès 1983. Paris et New Delhi renforcent simultanément leurs coopérations avec des partenaires communs, par le biais de formats trilatéraux, respectivement avec l’Australie et les EAU, ainsi qu’avec, en parallèle, le rehaussement de partenariats stratégiques, avec la Grèce et l’Égypte notamment.

L’autonomie stratégique se retrouve également dans les relations que les deux pays entretiennent avec les grandes puissances telles que les États-Unis, la Chine et la Russie, même si les positionnements respectifs vis-à-vis de chacune de ces puissances diffèrent.

L’Inde et la France ont des relations complexes, souvent mal comprises, avec Washington. La France, en raison de son histoire qui la lie aux États-Unis depuis leur création et en raison de son appartenance à l’OTAN, a une relation plus intime avec Washington que l’Inde, dont le rapprochement avec les Américains est plus récent, sur fond de tensions croissantes avec la Chine. Dans le contexte actuel, les États-Unis sont un partenaire indispensable tant pour la France que pour l’Inde, mais toutes deux aspirent à un certain degré d’indépendance et se montrent régulièrement critiques des politiques américaines dès lors qu’elles ont le sentiment que Washington cherche à leur imposer son agenda.  Ces critiques peuvent être perçues comme ingrates par les partisans de liens transatlantiques et indopacifiques plus solides, notamment parmi les autres membres de l’OTAN ou du Quad indopacifique. Ce que ces derniers peinent à voir est l’intérêt sur le long terme pour les États-Unis d’avoir des partenaires capables et autonomes dans des régions clés, même si cela implique un travail de coordination et d’engagement diplomatique parfois plus délicat. Le fait que Macron et Modi soient deux des trois chefs d’État invités par l’Administration Biden pour des visites d’État (le troisième étant le président sud-coréen Yoon Suk Yeol) est une illustration parlante de l’intérêt bien compris des États-Unis à cultiver ces deux partenaires imprévisibles, mais indispensables.

La principale épreuve pour la cohésion stratégique franco-indienne a trait à leurs évaluations respectives des relations à entretenir avec d’autres puissances plus problématiques, telles que la Chine et la Russie. Enferrée dans un face-à-face militaire avec la Chine dans l’Himalaya depuis avril 2020, l’Inde affirme désormais que ses relations avec Pékin ne sont « pas normales ». Les tensions accrues avec Pékin sont l’un des principaux facteurs du rapprochement de l’Inde avec les États-Unis et, au-delà, avec les partenaires des États-Unis dans l’espace indopacifique. Or la France affiche clairement une volonté de maintenir une distance avec la politique américaine vis-à-vis de la Chine, comme l’avait fait le Président Macron en avril 2023 au retour d’une visite très remarquée à Pékin, en plaidant précisément pour l’autonomie stratégique des Européens, suscitant une vive polémique. La visite a été présentée comme une forme de complaisance française vis-à-vis de Pékin, qui pourrait être une source d’inquiétude pour l’Inde en cas de tensions avec la Chine. Toutefois, les réactions de Washington et de New Delhi se sont révélées mesurées dans la mesure où les trois pays se consultent régulièrement dans le cadre des défis posés par la Chine dans l’Indopacifique.

Les relations respectives avec la Russie sont enfin le principal sujet de dissonance, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine. Le président Macron a appelé à plusieurs reprises les pays dits du « Sud global » à prendre position au regard des conséquences mondiales du conflit. Or l’Inde, en tant que pays en développement aux besoins énergétiques considérables, résiste aux pressions et continue notamment d’acheter son pétrole à bas coût à son partenaire russe. Le Premier ministre Modi a certes déclaré en 2022, en présence du président Poutine, que « le temps n’était pas à la guerre » et a appelé à une résolution pacifique du conflit, ce qu’il a réitéré devant le Congrès américain en juin 2023, mais les relations entre Moscou et New Delhi demeurent au beau fixe. La Russie valorise à l’envi ce partenariat qui illustre son « non-isolement » sur la scène internationale. Ainsi, le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov présentait la relation avec l’Inde comme un « partenariat stratégique particulièrement privilégié » dans sa conférence annuelle de politique étrangère du 18 janvier 2024.

 

Conclusion

Une quête historique comparable visant à préserver une autonomie stratégique dans un environnement géopolitique complexe a encouragé le développement d’un partenariat pragmatique et de confiance entre les deux puissances. Il est intéressant de noter que chaque pays considère l’autre comme un partenaire privilégié, mais pas suffisamment pour développer une relation « spéciale ». La France est suffisamment puissante pour soutenir l’Inde sur les plans diplomatique, militaire, spatial et nucléaire, mais insuffisamment pour refaçonner l’ordre international ou pour aider de manière décisive l’Inde à contenir la Chine en cas d’escalade militaire. Pour la France, l’Inde est importante, mais n’est pas le partenaire de choix en matière de coopération dans le contexte de multiplication des menaces telles que l’agression russe ou le terrorisme transnational. La visite de Macron à New Delhi est ainsi une nouvelle étape importante dans la consolidation de cette relation entre l’Inde et la France, qui ne deviendra toutefois jamais une alliance militaire. En effet, l’autonomie stratégique implique des restrictions même aux partenariats les plus poussés.

 

 

[1] Avec l’Afrique du Sud, le Brésil et la Chine, élargi depuis le 1er janvier à l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran

 

Photo : MEAphotogallery

Auteurs en code morse

Mathieu Droin, Nicolas Blarel et Rajesh Basrur

Mathieu Droin (@Mathieu_Droin) est chercheur invité au programme Europe, Russie, Eurasie du Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington DC. Mathieu Droin est diplomate de carrière, il a occupé les fonctions d’adjoint au sous-directeur en charge des Affaires stratégiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Il a également servi dans les services économiques des ambassades de France au Koweït, en Irak et aux Émirats arabes unis. Ses recherches portent sur les enjeux de sécurité et de défense européens et dans la relation transatlantique.

Nicolas Blarel (@nicoblar) est Associate Professor de relations internationales à l’Université de Leyde aux Pays-Bas. Ses travaux portent notamment sur les processus d’élaboration de la politique étrangère en Inde, les relations internationales de l’Asie du Sud et les stratégies européennes de l’Indo-Pacifique.

Rajesh Basrur (@rajesh_basrur) est un chercheur indépendant basé à Mumbai et est affilié à l’université de Griffith (Australie) et l’université nationale de Singapour.

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