Cet article est une traduction de « Ukraine, Europe, and the art of the deal », publié par War on the Rocks le 8 novembre 2024.
Avant même d’avoir prêté serment, le futur président Donald Trump a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine. Il a explicitement évité de donner des détails sur la marche à suivre pour y parvenir, arguant qu’il serait stupide de dévoiler ses cartes avant toute négociation. Un éventuel accord impliquant un échange de territoires contre la paix constituerait un revirement significatif quant à la promesse du président Joe Biden de soutenir l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». En outre, un tel accord irait à l’encontre de la volonté européenne d’aider l’Ukraine à continuer de se défendre contre la guerre d’agression menée par la Russie. Il est donc essentiel d’explorer les différentes options dont dispose l’Europe pour répondre à un éventuel plan de paix pour l’Ukraine sous l’égide de Donald Trump. Nous estimons qu’il est peu probable que l’Europe (c’est-à-dire les pays de l’Union Européenne plus le Royaume-Uni) puisse empêcher la conclusion d’un accord, ou combler le vide laissé par le retrait hypothétique de l’aide à l’Ukraine par les États-Unis. Elle devrait plutôt veiller à ce que tout accord futur soit durable et puisse garantir la survie de l’Ukraine en tant que pays indépendant, idéalement en intégrant Kyiv à l’OTAN et à l’Union Européenne. Pour poser les jalons d’un tel accord, l’Europe doit combiner judicieusement les incitations économiques, financières et militaires. En d’autres termes, les pays européens ne pourront peut-être pas empêcher l’accord de paix de Donald Trump sur l’Ukraine de se concrétiser, mais, s’ils jouent bien leurs cartes, ils pourront influencer le résultat final.
Quel type d’accord ?
Les spéculations ne manquent pas quant à la forme que pourrait prendre un accord de paix de Donald Trump avec l’Ukraine. Un ancien collaborateur de la Maison Blanche de Donald Trump a suggéré qu’un accord puisse impliquer la cession par l’Ukraine de la Crimée et d’une grande partie du Donbass, la limitation de l’expansion de l’OTAN et la réduction des dépendances de la Russie à l’égard de la Chine sur les plans militaire, économique et industriel. Plus récemment, le vice-président élu J.D. Vance a esquissé les contours d’un éventuel plan qui aboutirait à la création d’une zone démilitarisée dans l’est, tout en évitant une adhésion à l’OTAN pour le reste de l’Ukraine. Un « mécanisme d’application » serait ensuite mis en place pour empêcher les deux parties de violer le cessez-le-feu et éviter que l’échec des accords de Minsk ne se répète.
Le débat autour d’un éventuel accord pour l’Ukraine n’est pas nouveau. Il y a plus d’un an, François Heisbourg a proposé un accord s’inspirant des négociations entre l’Occident et l’Union soviétique sur le statut de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, les puissances occidentales et l’Allemagne de l’Ouest ont accepté le contrôle de facto de l’Union soviétique sur l’Allemagne de l’Est, sans en reconnaître la légalité ni renoncer à l’objectif à long terme de la réunification de l’Allemagne. L’Allemagne de l’Ouest, quant à elle, a rejoint l’OTAN, tandis que le plan Marshall et la Communauté européenne fournissaient un cadre pour sa reconstruction économique et son intégration à l’Ouest. S’inspirant de cette expérience, M. Heisbourg a suggéré que l’Ukraine puisse accepter une perte de territoire de facto en échange de la paix et de l’adhésion à l’OTAN, ce qui garantirait la longévité de l’accord. Un tel accord serait fondé sur une logique simple : une demande considérable pour l’Ukraine (c’est-à-dire l’acceptation de facto d’une perte de territoire) en échange d’une victoire considérable (l’adhésion à l’OTAN).
L’ancien chef du cabinet privé de l’OTAN a formulé une idée similaire à l’été 2023, et a fait l’objet de critiques à l’époque pour s’être écarté de la position officielle de l’OTAN consistant à soutenir l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudrait. Toutefois, les forces ukrainiennes étant en difficulté sur la ligne de front et la fatigue de guerre se faisant sentir ailleurs, l’idée d’une forme d’accord « paix contre territoires » n’a cessé de resurgir. Quelques jours à peine après avoir quitté ses fonctions de secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg a déclaré qu’il serait possible d’accorder la protection de l’article 5 à l’Ukraine « s’il existait une ligne qui ne soit pas forcément la frontière internationalement reconnue ».
L’Europe seule ne peut sauver l’Ukraine
Avec l’élection de Donald Trump, il semble presque inévitable qu’un accord de paix soit conclu en échange des territoires. Bien qu’il soit impossible de dire quel type d’accord Donald Trump pourrait préconiser, sa volonté de paix semble s’appuyer sur deux ensembles de considérations. Premièrement, il a promis de tenir les Américains à l’écart de la guerre et a l’intention de tenir cette promesse. Dans cette optique, mettre un terme aux combats est plus important que de conclure un accord équitable ou durable. Deuxièmement, la Chine est plus importante que la Russie. En réalité, une deuxième administration Trump ne considérerait pas nécessairement une Russie plus forte comme une mauvaise chose, dans la mesure où une Russie faible pourrait profiter à Pékin. Donald Trump pourrait même envisager une entente plus large avec la Russie, qui ne viserait pas tant à détacher la Russie de la Chine qu’à limiter l’étendue de la coopération sino-russe. Abstraction faite des difficultés inhérentes à toute tentative d’ingérence dans les relations sino-russes, un tel projet nécessiterait la reconnaissance d’une sphère d’influence russe en Europe de l’Est.
L’insistance de Donald Trump et les perspectives peu encourageantes pour l’Ukraine pourraient bien être les principaux facteurs à l’origine d’un éventuel accord de paix. Mais un autre facteur important entre en jeu : L’incapacité de l’Europe à combler le vide que laisserait une hypothétique fin de l’aide américaine à l’Ukraine. Toute initiative européenne dans ce sens impliquerait non seulement des moyens financiers importants, une volonté politique, un secteur industriel de la défense solide, mais aussi une capacité d’escalade. Sur tous ces fronts, l’Europe aurait probablement du mal à s’imposer. Sans les États-Unis, c’est toute l’infrastructure de soutien à l’Ukraine qui risque de s’effondrer.
Il est évident que l’idée selon laquelle l’Ukraine devrait être soutenue aussi longtemps qu’il le faudra a été rejetée en raison de son caractère bancal, l’idée étant de fournir à l’Ukraine une aide suffisante pour résister à la Russie, mais pas assez pour la repousser. Quelles que soient ses lacunes, l’approche « aussi longtemps qu’il le faudra » reposait sur deux hypothèses : le fait que la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ont été violées et que, malgré tous ses inconvénients, cette approche était jugée moins coûteuse que la perspective d’une avancée russe.
Après tout, une Ukraine indépendante – avec la Moldavie – protège les territoires alliés d’Europe centrale, orientale et des Balkans contre la Russie. Si Kyiv devait tomber dans l’orbite stratégique de Moscou, l’ensemble de l’espace continental allant de la mer Baltique à la mer Noire serait en jeu, générant une pression considérable sur les ressources de l’OTAN en termes de dissuasion. En d’autres termes, une Ukraine indépendante est un moyen rentable de contenir la Russie. L’expression « aussi longtemps qu’il le faudra » vise en définitive à priver la Russie de l’Ukraine.
Difficile donc de savoir si cette approche est conceptuellement erronée, ou si le problème réside plutôt dans le fait qu’elle n’a pas été pleinement mise en œuvre. Kyiv ne peut surpasser Moscou dans un contexte d’usure que si ses bailleurs de fonds se montrent sérieux dans leurs dépenses militaires et leur industrie de défense. Or, ce n’est pas le cas.
La Russie et ses soutiens, notamment la Chine, ont pris un rythme de guerre au niveau des dépenses de défense, et dépassent l’Europe et les États-Unis en termes de production industrielle de défense. Cela soulève des questions sur la faisabilité d’un soutien à l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra. Mais ces questions sont désormais sans objet. En l’absence d’un engagement clair de la part des États-Unis, la formule « aussi longtemps qu’il le faudra » est sans doute vouée à l’échec. Les bailleurs de fonds européens de l’Ukraine doivent reconnaître cette réalité et changer de cap. Ils ne peuvent pas empêcher la conclusion d’un accord de paix si Donald Trump est déterminé à aller de l’avant, et devraient se consacrer à préparer un accord qui leur convient.
La paix, pour le meilleur ou pour le pire
Du point de vue européen, le pire scénario de « paix » serait que les États-Unis forcent l’Ukraine à céder tous les territoires détenus actuellement par la Russie (y compris la Crimée), qu’ils « démilitarisent » ou « neutralisent » le reste de l’Ukraine et que le mécanisme de mise en œuvre de l’accord soit léger, voire inexistant. Un tel arrangement inviterait la Russie à faire une pause, recharger ses armes et s’en prendre à ce qui reste de l’Ukraine plus tard – sans grand espoir qu’en cas de retour des hostilités, Donald Trump vienne à l’aide de l’Ukraine.
Dans le meilleur des cas, cette paix limiterait les pertes territoriales dans le Donbass, sécuriserait l’ouest et le sud de l’Ukraine (c’est-à-dire sans pont terrestre vers la Crimée), démilitariserait la Crimée et intégrerait le reste de l’Ukraine dans l’OTAN. La garantie de sécurité de l’OTAN serait idéalement étayée par un déploiement avancé des forces américaines dans l’ouest de l’Ukraine, éventuellement par le biais du mécanisme de présence avancée renforcée de l’OTAN. Il est vrai que ce scénario idéal n’est peut-être pas à portée de main, étant donné la réticence de Donald Trump à consacrer des ressources militaires américaines à l’Ukraine, sans compter que le président russe Vladimir Poutine considère sans doute qu’il s’agit d’une ligne rouge. Toutefois, entre ces deux options extrêmes, il y a de nombreuses nuances de bien et de mal.
En ce qui concerne la garantie de sécurité pour l’Ukraine, des solutions intermédiaires pourraient inclure l’adhésion à l’OTAN suivie d’un déploiement de troupes européennes (et non américaines), l’adhésion à l’OTAN sans déploiement de troupes alliées (c’est-à-dire en étendant de facto à l’Ukraine l’acquis de l’Acte fondateur OTAN-Russie, aujourd’hui disparu) ou un accord excluant l’adhésion à l’OTAN mais soutenu par les États-Unis et d’autres puissances européennes concernées.
Quoi qu’il en soit, une adhésion à l’OTAN devrait être l’objectif principal de l’Europe. Certes, jusqu’à présent, l’OTAN s’est davantage efforcée de refuser l’Ukraine à la Russie plutôt que d’« avoir l’Ukraine ». En fait, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était considérée par beaucoup comme sous-optimale, car elle aggraverait les dilemmes de sécurité et inviterait potentiellement à une nouvelle escalade russe. Mais nous sommes désormais en territoire sous-optimal et avons atteint un point où l’adhésion à l’OTAN pourrait être le seul moyen réaliste de refuser l’Ukraine à la Russie. Cela dit, il pourrait s’avérer impossible de convaincre Donald Trump de laisser l’Ukraine entrer dans l’alliance.
Faire signer à l’Ukraine et à la Russie un accord qui soit dans l’intérêt de l’Europe ne sera pas non plus une mince affaire. L’Ukraine est sans doute la cible la plus facile. Comme d’autres l’ont fait remarquer, une menace de retrait de l’aide occidentale et la promesse d’une adhésion à l’OTAN et à l’Union Européenne pourraient inciter Kyiv à s’asseoir à la table des négociations. Il serait beaucoup plus compliqué d’obtenir l’adhésion de Vladimir Poutine. Cela dépendrait surtout de Donald Trump, qui pourrait bien décider d’augmenter l’aide à l’Ukraine avant d’essayer d’imposer un accord aux deux parties. Il existe encore une grande marge d’escalade en ce qui concerne l’aide militaire américaine et occidentale : par exemple, la fourniture d’armes à longue portée), les sanctions sur le gaz et le pétrole, ou la saisie d’actifs russes gelés. Des incitations seraient également nécessaires. Paradoxalement, l’aura d’imprévisibilité et le style de négociation de Donald Trump pourraient bien être la meilleure occasion d’amener Vladimir Poutine à la table des négociations.
Surtout, en soutenant toute stratégie de Donald Trump destinée à réunir les parties autour d’une table, les partisans européens de l’Ukraine pourraient faciliter leur participation au processus diplomatique subséquent. Le plus difficile serait d’affecter la marge de manœuvre de Donald Trump. Mais ils pourraient bien avoir quelques cartes à jouer.
Les atouts de l’Europe
Donald Trump est connu pour son insistance à faire payer à l’Europe sa propre sécurité, ainsi que celle de l’Ukraine, et pour son approche transactionnelle de la politique étrangère en général. Autrement dit, plus Donald Trump parvient à se décharger de l’Ukraine et de l’Europe, plus il est susceptible d’accepter les préférences européennes.
Il serait important d’accélérer l’adhésion de l’Ukraine (occidentale) (et éventuellement de la Moldavie) à l’Union Européenne. Dans le même ordre d’idées, l’Union Européenne, ses États membres et le Royaume-Uni devraient prendre les devants dans la reconstruction économique et la stabilisation politique de l’Ukraine. Toutefois, l’adhésion à l’Union Européenne n’est susceptible de fonctionner que si elle s’accompagne de l’adhésion à l’OTAN et des garanties de sécurité sérieuses qui en découlent. De plus, les alliés européens de l’OTAN pourraient proposer de contribuer à financer le déploiement potentiel (mais peu probable) d’un bataillon multinational dirigé par les États-Unis en Ukraine (occidentale) dans le cadre du mécanisme de présence avancée renforcée de l’OTAN, y compris par le biais d’instruments de l’Union Européenne tels que la Facilité européenne pour la paix, en coopération avec le Royaume-Uni. Ils pourraient en outre proposer de renforcer un bataillon multinational dirigé par les États-Unis par un autre bataillon multinational de l’OTAN, exclusivement européen, idéalement dirigé par le Royaume-Uni et la France. Une offre des alliés européens de l’OTAN pour financer la modernisation de l’armée de l’air, de l’armée de terre et de la marine ukrainiennes avec des capacités de pointe interopérables avec l’OTAN serait également utile. Dans le même ordre d’idées, les membres européens de l’OTAN devraient annoncer une augmentation du seuil des dépenses de défense de l’OTAN (au-delà de 2 % du PIB) et lier cette augmentation à l’achat de plates-formes et de munitions américaines de premier plan. Enfin, l’Union Européenne et l’OTAN pourraient s’engager à s’aligner plus largement sur les priorités économiques, technologiques et diplomatiques des États-Unis vis-à-vis de la Chine.
Conclusion
Pour résumer, si Donald Trump va de l’avant avec un accord de paix pour l’Ukraine, l’Europe devrait s’abstenir d’essayer d’empêcher l’accord de se produire et se concentrer plutôt sur la façon d’influencer les modalités de l’accord. Un tel accord impliquerait un certain compromis entre la paix et les territoires. Mais le diable se cache dans les détails, et de nombreuses questions se posent quant au type de paix et aux territoires qui devraient être concernés par l’accord. Concrètement, les efforts européens devraient se concentrer sur deux aspects essentiels : sécuriser autant que possible le sud de l’Ukraine et veiller à ce que l’accord soit aussi durable que possible, idéalement en proposant à l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN et à l’Union Européenne. Nous avons souligné les leviers que l’Europe pourrait actionner pour influencer les modalités de l’accord. Même si les partisans de l’Ukraine n’ont pas réussi à mener à bien leur projet « aussi longtemps qu’il le faudra », ils auront toujours la possibilité de lutter pour une alternative acceptable.
Image: Shealah Craighead via Wikimedia Commons
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