L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a pris de nombreux responsables politiques italiens au dépourvu, parmi lesquels Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres depuis octobre 2022 et dirigeante du parti national-conservateur et d’extrême droite Fratelli d’Italia (FdI). Lors d’un sommet en 2023, environ 18 mois après le début du conflit, Meloni l’a ouvertement reconnu : « En 2014, l’ampleur de la situation n’avait pas été pleinement saisie en Occident, et nous avions peut-être espéré que l’expansionnisme impérialiste de Moscou s’arrêterait là. Nous nous sommes trompés, et il est important de le reconnaître ».
Depuis février 2022, l’Italie a pris des mesures significatives de soutien diplomatique, humanitaire et militaire en faveur de l’Ukraine. En matière d’aide militaire bilatérale, l’Italie se classe aujourd’hui au 12e rang mondial avec 1,34 milliard d’euros (soit 2,01 milliards de dollars canadiens). Cependant, pour ce qui est de l’aide militaire lourde, elle grimpe au 7e rang avec 0,84 milliard d’euros (1,26 milliard de dollars canadiens), notamment grâce à l’envoi d’obusiers de 155 mm/152 mm, de lance-roquettes multiples (MLRS) et d’un système avancé de missiles sol-air (NASAMS).
Pour certains analystes, la position de l’Italie à l’égard du conflit en Ukraine peut apparaître comme difficile à appréhender dans toute sa complexité. D’une part, l’opinion publique italienne est parfois perçue comme plus sensible à la Russie qu’au sein de certains autres pays occidentaux, alimentée par des liens historiques, culturels et économiques qui auraient favorisé une relation plus coopérative entre Rome et Moscou. D’autre part, l’émergence depuis 2018 d’un populisme notamment pro-russe, au sein même du gouvernement, nourrit cette complexité. Certains de ces partis, notamment la Lega avec Matteo Salvini, ont entretenu des liens institutionnels et politiques avec le parti de Vladimir Poutine en Russie. Même si l’aide militaire fournie par l’Italie est relativement moins importante que celle fournie par d’autres pays, la forte condamnation de l’invasion russe par Rome aurait surpris Moscou, perçue comme un virage dans la posture italienne vis-à-vis de la Russie. Dès lors, comment interpréter l’engagement militaire de l’Italie en soutien à l’Ukraine ?
Cet article propose trois facteurs permettant d’expliquer cette posture italienne. Premièrement, l’Italie inscrit son engagement militaire en Europe de l’Est et son soutien à l’Ukraine dans une perspective plus large de l’architecture de sécurité européenne et transatlantique. Ainsi, Rome adopte une approche globale quant à son implication militaire comme puissance moyenne. Deuxièmement, il convient de relativiser la place de la Russie dans la pensée stratégique italienne. En dépit des liens historiques, économiques et personnels, la Russie n’occupe pas une place centrale dans la vision stratégique italienne. Face aux transformations structurelles majeures, telles que la guerre en Ukraine, l’Italie se montre aussi réticente que ses alliés à poursuivre une coopération avec Moscou. Finalement, le populisme italien a exercé une influence moins déterminante sur la politique de défense que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Cela s’explique en partie par les pressions systémiques, à la fois internes et externes, mais aussi par l’évolution du populisme italien et la normalisation progressive de ses mouvements politiques depuis 2019.
La Méditerranée élargie et la posture euro-atlantiste de la défense italienne
Après la Seconde Guerre mondiale, les intérêts nationaux de l’Italie ont été profondément façonnés par l’émergence d’une élite politique divisée entre une gauche socialiste et une droite catholique. Ces deux courants idéologiques partageaient une opposition commune à la guerre et à l’usage de la force pour régler les conflits internationaux. Ce pacifisme s’est renforcé après 1945, dans un contexte de défascisation néanmoins difficile et de réduction des capacités industrielles de défense. L’influence d’acteurs extérieurs, notamment par le traité de paix de 1947 signé entre l’Italie et les Alliés, a également contribué à ce mouvement. Cette orientation pacifique a été institutionnalisée dans l’Article 11 de la Constitution de 1947, qui rejette le recours à la guerre comme outil politique, tout en promouvant la coopération avec les organisations internationales en vue de promouvoir un ordre mondial fondé sur la paix et la justice. Durant cette période, l’Italie a adopté un rôle relativement limité sur la scène internationale.
Avec la fin de la Guerre froide, la posture de défense de l’Italie a pris une nouvelle direction. À partir des années 1990, le pays est devenu beaucoup plus actif à l’échelle globale, multipliant les engagements extérieurs et augmentant considérablement le nombre de soldats italiens déployés dans des missions de gestion de crise, de stabilisation et de maintien de la paix.
La posture stratégique de l’Italie dans l’après-guerre repose sur trois piliers essentiels : (1) l’intégration européenne et le multilatéralisme, principalement au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) ; (2) les relations transatlantiques, notamment la coopération stratégique et militaire avec les États-Unis ; et (3) la Méditerranée élargie, considérée comme une zone d’intérêt stratégique en raison du rôle de l’Italie en tant que carrefour entre l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.
Le cadre institutionnel de l’OTAN constitue un élément fondamental dans l’engagement euro-atlantique de l’Italie. Cet engagement de l’Italie envers l’OTAN transcende les clivages politiques internes. Comme l’ont décrit Cottichia et Vignoli, malgré les changements de gouvernements, l’Italie a constamment privilégié la participation aux missions dirigées par l’OTAN. Depuis l’après-Guerre froide, l’Italie s’est progressivement affirmée comme un fournisseur de sécurité au sein de l’organisation, s’engageant activement dans diverses opérations sous l’égide de l’OTAN, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Irak. En raison de sa position géographique stratégique, l’Italie joue un rôle clé dans la mise en œuvre de la stratégie méditerranéenne de l’Alliance.
Depuis la seconde moitié des années 2010, l’Italie a recentré ses engagements extérieurs vers la région de la Méditerranée élargie, délaissant progressivement ses interventions au Moyen-Orient, amorcées au début des années 2000. Ce réajustement stratégique se manifeste par une priorité accordée aux Balkans, au Sahel, et à l’Afrique du Nord. Ce recentrage a été consolidé par la publication du Livre blanc sur la sécurité internationale et la défense en 2015, qui a réaffirmé la région euro-méditerranéenne comme une priorité stratégique pour les institutions de défense italiennes, bénéficiant d’un large consensus bipartisan. Ainsi, malgré des événements géopolitiques majeurs à l’Est, tels que l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, la Méditerranée élargie demeure aujourd’hui au cœur des priorités stratégiques de l’Italie. En effet, près de la moitié des engagements militaires italiens sont concentrés dans cette région.
Dans des documents stratégiques récents, tels que la Stratégie de sécurité et de défense pour la Méditerranée de 2022, la Méditerranée est décrite comme étant « à nouveau au centre de la scène internationale » et un « pilier du renforcement du rôle de l’Italie sur la scène mondiale ». L’ancien ministre de la Défense, Lorenzo Guerini (2019-2022), a souligné l’importance de cette région en affirmant que l’objectif est de « promouvoir une analyse plus nuancée des crises, qui valorise la région sud comme partie intégrante des dynamiques globales, touchant pratiquement tous les domaines ». Cela traduit la volonté de l’Italie de repositionner la Méditerranée au cœur des enjeux mondiaux, représentant à la fois un déplacement stratégique vers l’instabilité de l’Afrique du Nord et du Sahel, mais aussi une posture ancrée dans un usage de la force plus prudente mettant de l’avant des missions de renforcement des capacités des acteurs dans la région visant à répondre aux enjeux du terrorisme et de la migration illégale.
Sur le plan opérationnel, l’Italie cherche à se positionner comme un acteur clé de la sécurité au sein de l’OTAN, en coopération avec ses alliés du sud de l’Europe. Ce positionnement vise à garantir la sécurité régionale et à relier la géopolitique méditerranéenne à la sécurité européenne à travers une architecture de sécurité globale. Autrement dit, alors que le centre de gravité de l’OTAN se déplace vers le Nord et l’Est en raison de la guerre en Ukraine, et que l’Alliance intègre la Suède et la Finlande, l’Italie cherche à démontrer son engagement au sein de cette architecture de sécurité européenne comme puissance moyenne.
L’objectif est de renforcer les liens entre ces régions stratégiques afin de maximiser la sécurité européenne et italienne à travers une approche globale intégrant les dimensions géopolitiques de l’Europe de l’Est, de la Méditerranée, et de l’Indo-Pacifique. Le Président Sergio Mattarella, en 2022, a d’ailleurs réaffirmé cette posture en déclarant que « l’agression russe en Ukraine a davantage mis en lumière la continuité géopolitique et l’importance stratégique des relations de l’Italie et de l’Europe avec le bassin méditerranéen élargi ainsi qu’avec l’ensemble du continent africain, particulièrement affecté par les répercussions du conflit russo-ukrainien ».
Axe Rome-Moscou à contextualiser
Dans les sphères politiques et académiques relatives à la politique étrangère et de défense italienne, l’idée de relations historiques entre l’Italie et la Russie est significative. Lors de la Guerre froide, l’importance du Parti Communiste Italien (PCI) et de ses liens avec Moscou a marqué les relations diplomatiques bilatérales. Par exemple, lors de la Crise de Berlin en 1961, malgré un atlantisme certain de la part de Rome, l’Italie a cherché à jouer un rôle de médiateur entre l’Ouest l’URSS. Aujourd’hui, ces liens se manifesteraient aussi à travers une convergence d’intérêts stratégiques, des relations interpersonnelles importantes, une dépendance énergétique de la part de l’Italie, ainsi qu’une affinité idéologique envers une Russie perçue comme « conservatrice » ou « traditionnelle » par certains partis nationalistes et conservateurs en Italie. Cette relation aurait contribué à faciliter le dialogue et la coopération entre les deux pays.
Tout d’abord, puissance moyenne dans un environnement stratégique en mutation dans le contexte de la fin de la Guerre froide, l’Italie aurait cherché à se positionner comme « médiateur » entre la Russie et les États-Unis. Ce faisant, typique d’une puissance moyenne, elle aurait tenté d’assurer à la fois son ancrage militaire et culturel envers l’Occident, mais aussi économique et énergétique avec la Russie. Pour d’autres, l’Italie aurait tenté de contrecarrer le rééquilibrage du centre de gravité de l’OTAN vers l’est de l’Europe et de la Russie depuis 2014, soulignant plutôt l’importance des menaces venant du sud de l’Europe telles que les migrations transnationales et le terrorisme. Ainsi, l’Italie aurait cherché à limiter la menace que représenterait la Russie à l’Europe.
Président du Conseil des ministres de l’Italie au courant des années 2000, Silvio Berlusconi aurait tenté d’incarner ce pont entre Rome et Moscou à travers d’importantes relations interpersonnelles avec son homologue Vladimir Poutine. Pour le dirigeant italien, l’Italie avait un rôle à jouer dans la construction d’un pont entre les deux anciens rivaux. Berlusconi n’est pas le seul chef de gouvernement italien à avoir eu un impact direct dans les liens entre les deux pays. Selon Fabrizio Coticchia et Jason Davidson, Matteo Renzi, Président du Conseil des ministres entre 2014 et 2016, aurait tenté d’être plus conciliant avec la Russie dans le contexte de la crise de la Crimée par électoralisme. Pour d’autres, il existerait à la fois une longue tradition amicale et culturelle entre les deux États, mais aussi des affinités et inclinaisons stratégiques communes.
Lorsque les tensions entre la Russie et l’Occident ont émergé en 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée, nombreux observateurs ont souligné que la dépendance de l’Italie au gaz russe réduisait la marge de manœuvre du gouvernement italien. Ainsi, les relations économiques, commerciales et énergétiques entre les deux pays favoriseraient aussi une posture plus conciliante de Rome envers la Russie dans le contexte de tensions internationales. Pour ceux qui défendent cet argument, la posture du gouvernement italien envers les sanctions au début de l’invasion à grande échelle en février 2022 traduirait cette ambivalence. Dès le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, le gouvernement de Mario Draghi a soutenu les sanctions économiques et commerciales de la part de l’UE vis-à-vis Moscou, mais tout en refusant initialement de toucher aux exportations de gaz russe.
Finalement, il y aurait un certain attrait envers une Russie « conservatrice » et « traditionnelle » pour une droite conservatrice en Europe, y compris en Italie. Par exemple, le chef de parti de Lega, Matteo Salvini, partageait avec Vladimir Poutine un attrait envers certaines valeurs chrétiennes et conservatrices, voire envers une certaine posture autocratique. Salvini envisageait une stabilité politique avec une politique de loi et d’ordre, mettant ainsi de l’avant un patriotisme contrastant avec la mondialisation. Cette posture est analogue à celle de Giorgia Meloni, Présidente du Conseil des ministres de l’Italie depuis octobre 2022, qui disait en 2021 que la Russie défendait « les valeurs européennes et l’identité chrétienne ».
Bien que les relations italo-russes s’inscrivent dans un cadre parfois complexe, il convient de nuancer l’idée que ces relations entraînent systématiquement une posture plus conciliante et favorable à la Russie que ne le font les autres États européens et occidentaux. Gabriele Natalizia et Mara Morini soutiennent que les relations italo-russes évoluent en fonction de la stabilité de l’ordre international. Lorsque cet ordre est stable, l’Italie adopterait une posture coopérative envers la Russie, mais en période d’instabilité, des tensions émergeraient plutôt. Comme l’expliquait l’ancien ambassadeur italien en Russie, Sergio Romano, les relations entre les deux États ne seraient pas un profond partenariat sincère, mais plutôt une tentative mutuelle d’obtenir des avantages communs à travers des alliances de circonstance.
Sur différents enjeux au Caucase et en Mer Noire, en Méditerranée et dans les Balkans, les intérêts stratégiques italiens entreraient directement en tensions avec ceux de la Russie. Ainsi, bien que Rome ait historiquement cultivé des liens économiques et diplomatiques avec Moscou, ses engagements envers l’OTAN et l’UE, combinés au virage autoritaire de la Russie, auraient limité sa marge de manœuvre, menant à un alignement plus affirmé sur le camp occidental. Les relations entre l’Italie et la Russie ne seraient donc pas plus intrinsèquement plus coopératives qu’elles ne le sont entre d’autres États européens et la Russie. C’est d’ailleurs ce que démontre Fabio Battanin en 2012, à travers une historiographie des relations italo-russes, qui soulignait qu’en réalité, d’autres États européens entretiennent des liens plus étroits avec Moscou.
Limites du populisme et posture de défense italienne
Depuis les années 1990 jusqu’à la moitié des années 2010, la politique italienne en matière de défense et d’interventions militaires se caractérise par un large consensus bipartisan. En outre, toutes les interventions militaires, qu’elles soient combattantes ou non, sont systématiquement présentées comme des « missions de paix », une rhétorique soutenue par les principaux partis politiques, quel que soit le contexte opérationnel. La seconde moitié des années 2010 voit toutefois l’émergence de partis populistes, souvent anti-système, eurosceptiques, anti-immigration ou pro-russes, en partie en raison d’une certaine attirance idéologique pour une alternative à la démocratie libérale. Ces partis ont proposé des plateformes différentes des postures traditionnelles, à la fois sur le plan de la politique intérieure et extérieure.
En Italie, plusieurs mouvements politiques ont conduit à la formation de gouvernements populistes à partir de 2018. Le premier fut le Gouvernement Conte I, qui a duré de juin 2018 à septembre 2019. Il a été suivi par le Gouvernement Conte II, de septembre 2019 à février 2021, puis par le Gouvernement Draghi, en place de février 2021 à octobre 2022. Depuis octobre 2022, le pays est dirigé par Giorgia Meloni. Au cours de ces différentes périodes, ces coalitions ont affiché des positions divergentes concernant l’OTAN, l’UE, la Russie et la politique de défense, rompant ainsi avec le consensus bipartisan qui avait prévalu entre 1990 et 2015. C’est du moins le cas au niveau rhétorique.
Au sein de ces coalitions, deux partis populistes ont joué un rôle central : le Moviemento Cinque Stelle (M5S), un parti anti-système et attrape-tout, et la Lega (Ligue), un parti populiste nationaliste de droite. Le M5S a participé à toutes ces coalitions, à l’exception de celle formée par Meloni en 2022, tandis que la Ligue n’a pas participé au Gouvernement Conte II. Initialement favorable à une « sortie de l’OTAN », le M5S a modifié sa position en 2017, plaidant plutôt pour un « ajustement de l’Alliance atlantique au nouveau contexte multilatéral », insistant sur une approche strictement défensive de ses activités. Le parti s’est également opposé à certaines missions de l’OTAN ainsi qu’au stockage d’armes nucléaires américaines sur le sol italien.
La Ligue, de son côté, a longtemps entretenu des liens étroits avec la Russie, comme en témoigne la signature d’un accord avec le parti Russie Unie de Vladimir Poutine en 2017, malgré des accusations de corruption liées à ces relations. Toutefois, la Ligue a pris des positions plus clairement favorables à l’Atlantisme, tout en reconnaissant la nécessité pragmatique de maintenir des relations diplomatiques avec la Russie.
Dans son discours inaugural, le Président du Conseil des ministres, Giuseppe Conte a soutenu la levée des sanctions internationales contre la Russie, tout en réaffirmant l’engagement de l’Italie au sein de l’OTAN et la nécessité de réformes au sein de l’organisation. Lors du sommet du G7 en 2018 à La Malbaie, il fut le seul dirigeant à soutenir la proposition du président américain Donald Trump de réintégrer la Russie dans le groupe, visant ainsi à recréer le G8. Toutefois, bien que les gouvernements Conte I et II soient souvent qualifiés de « populistes », ils ont défendu l’adhésion de l’Italie à l’OTAN, avec les États-Unis comme principal allié, tout en cherchant à préserver des relations économiques avec la Russie.
Sur le plan de la défense, l’Italie a néanmoins continué de soutenir des initiatives telles que la Coopération structurée permanente (PESCO) et le Fonds européen de défense (EDF). Selon Cladi et Locatelli, la posture de défense de l’Italie serait restée remarquablement stable, en raison de pressions internes systémiques et du besoin d’assurer le consensus parmi les divers groupes d’influence. Par conséquent, les gouvernements Conte I et II n’auraient eu qu’un impact limité sur la position de l’Italie en ce qui a trait aux relations transatlantiques ou européennes.
L’arrivée de Mario Draghi, figure technocratique en dehors des partis populistes, à la tête du gouvernement, a entraîné un virage vers des positions plus europhiles et pro-atlantiques. Il a ainsi mis fin à la période de gouvernance populiste, marquant un retour aux orientations traditionnelles de l’Italie. Sous sa direction, la politique étrangère italienne s’est recentrée sur l’intégration européenne et le renforcement des relations transatlantiques, symbolisant une rupture nette avec l’ère Conte. Draghi a privilégié le multilatéralisme, la solidarité européenne et une coopération accrue avec des partenaires clés comme l’Allemagne et la France. Il a également réajusté les relations de l’Italie avec la Russie et la Chine, en alignant le pays sur des positions plus critiques à l’égard de ces deux puissances.
Conscient du danger croissant d’une invasion à partir de l’automne 2021, Draghi a soutenu jusqu’au début de l’invasion que l’UE devait continuer à dialoguer avec le président Poutine. Ainsi, dans les semaines précédant l’invasion de l’Ukraine, Draghi se montrait modérément optimiste quant à la possibilité d’une solution négociée à la crise, tandis que le ministre des Affaires étrangères Luigi Di Maio, figure éminente du M5S, refusait d’explicitement condamner les actions de Poutine. Fidèle à la gestion italienne des crises passées impliquant la Russie, l’Italie critiquait officiellement Moscou, conformément à la position des États-Unis et de l’UE, tout en préconisant une approche modérée axée sur le dialogue plutôt que sur la confrontation directe.
Dès le début du conflit, le gouvernement Draghi a soutenu l’Ukraine, allant jusqu’à fournir des armes lourdes dans sa lutte contre la Russie. Dès ce moment, il a fermement réitéré l’engagement de l’Italie dans le cadre euro-atlantiste. Le gouvernement a régulièrement réaffirmé l’importance de continuer à soutenir l’Ukraine par tous les moyens disponibles, tout en soulignant que la fourniture d’armements est indispensable pour permettre aux Ukrainiens de se défendre efficacement. De son côté, le président Mattarella a mis en avant l’importance d’un soutien inconditionnel à l’Ukraine face à l’agression russe, estimant que l’Italie, aux côtés de ses alliés européens, avait la responsabilité de contribuer à la sécurité et à la stabilité du continent européen. Il semblerait donc que l’émergence du populisme en Italie à partir de 2018 n’ait eu qu’un impact limité sur la posture de défense italienne.
On observe ce retour à une posture plus traditionnelle lors de l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en octobre 2022. Avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, le parti Fratelli d’Italia défendait l’idée d’améliorer les relations avec la Russie tout en maintenant une position pro-atlantiste. Meloni et son parti avaient salué les succès électoraux de Vladimir Poutine de 2018, ainsi que sa défense des valeurs occidentales, adoptant des positions souverainistes et eurosceptiques. Toutefois, depuis l’invasion, la nouvelle Présidente du Conseil des ministres a fermement soutenu l’aide militaire à l’Ukraine, affirmant que « ceux qui soutiennent l’Ukraine, y compris militairement, œuvrent pour la paix » et exigeant que la Russie mette fin à son occupation.
Elle a ainsi réitéré l’engagement de l’Italie à soutenir l’Ukraine, notamment sur le plan militaire. Lors du sommet de l’OTAN à Vilnius, Meloni a souligné que « l’unité de l’Alliance atlantique […] pour défendre le droit international et la sécurité commune est également le meilleur moyen de protéger nos citoyens ». De plus, le ministre des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a déclaré que « l’Occident est uni […] nous soutiendrons l’Ukraine jusqu’à une paix juste ». Pour Meloni, une paix durable devra inclure des garanties de sécurité pour l’Ukraine, en raison des violations répétées des engagements par la Russie. Elle a confirmé le « soutien total du gouvernement italien aux autorités ukrainiennes […] jusqu’à l’obtention d’une paix durable et globale ».
FdI et Giorgia Meloni semblent s’inscrire dans une dynamique de transformation progressive, s’éloignant de leurs positions radicales et anti-establishment vers une forme de gouvernance plus intégrée dans le cadre des institutions européennes et transatlantiques. Depuis l’arrivée de Meloni au pouvoir en 2022, le parti adopte un positionnement qui, tout en restant fermement conservateur, protectionniste et nationaliste, tend à atténuer les aspects populistes qui l’avaient caractérisé par le passé. Cette évolution suggère une tentative de « normalisation » politique, souvent observée chez les partis de droite radicale lorsqu’ils aspirent à une légitimité accrue sur la scène internationale et au sein de l’électorat national. En ce sens, Fratelli d’Italia semble s’aligner davantage sur une idéologie conservatrice de droite, plutôt que de continuer à être associé à des positions fascistes, répondant ainsi à une demande d’un électorat en quête de stabilité et de continuité avec les cadres établis. Cela reflète une volonté non seulement de maintenir des liens solides avec l’UE et les alliés transatlantiques, mais aussi de répondre aux attentes d’une base électorale conservatrice tout en s’insérant dans les mécanismes institutionnels plus classiques.
Il faut donc aussi tenir compte de l’opinion publique. Comme l’ont démontré Fabio Bordignon, Ilvo Diamanti et Fabio Turato dans un récent article, le début de la guerre en Ukraine a eu un impact important sur le niveau de confiance des Italiens envers les États-Unis et la Russie. Pour tous les partis, qu’ils soient de gauche, de droite ou populistes, on voit une hausse de la confiance envers les États-Unis et une baisse importante de la Russie. De surcroît, la diffusion d’images de la violence de la guerre en Ukraine aurait changé la perception des acteurs politiques en Italie.
Stabilité de la politique de défense
Bien que l’Italie ait historiquement entretenu des relations ambivalentes avec la Russie, la guerre en Ukraine a mis en lumière une continuité stratégique caractérisée par un engagement euro-atlantiste affirmé. L’influence du populisme sur la politique de défense italienne s’est révélée plus restreinte que prévu, en grande partie en raison des pressions institutionnelles internes, des dynamiques géopolitiques extérieures, mais également des attentes de l’électorat. Rome s’est alignée sur ses partenaires européens et au sein de l’OTAN, condamnant fermement l’agression russe tout en apportant un soutien militaire conséquent à l’Ukraine. Cette position, réitérée par Giorgia Meloni et son gouvernement, témoigne d’une adaptation pragmatique des forces politiques italiennes. L’Italie poursuit ainsi son rôle de puissance moyenne, soucieuse de garantir la stabilité au sein de l’architecture de sécurité européenne, tout en préservant ses intérêts stratégiques en Méditerranée élargie. Toutefois, plus de trente mois après le début de l’invasion à grande échelle, c’est surtout l’épuisement dû aux coûts internes croissants de la guerre qui pourrait accentuer la pression en faveur d’une solution diplomatique, au détriment d’un soutien militaire inconditionnel.
Crédit photo : President Of Ukraine
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