Lire la désinformation comme un récit sériel : pour une approche littéraire des manipulations de l’information

Le Rubicon en code morse
Nov 13

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Dans le paysage informationnel contemporain, la désinformation s’impose comme un phénomène protéiforme et endémique. Par désinformation, nous entendons ici l’ensemble des informations trompeuses ou biaisées, diffusées dans l’intention de façonner les représentations et d’influencer les opinions et les comportements. Cette désinformation recouvre un large spectre de productions discursives, depuis les multiples avatars de la propagande politique jusqu’aux discours du complot, en passant par les canulars, les rumeurs ou encore les récits de déni historique. Si l’on peine encore à mesurer les effets réels de cette désinformation – que certaines recherches récentes tendent toutefois à relativiser quelque peu –, cette prolifération de récits manipulateurs n’en constitue pas moins un défi majeur pour nos systèmes démocratiques, en ce qu’elle altère les conditions de possibilité d’une sphère publique : autrement dit, d’un débat éclairé, fondé sur des faits partagés et rationnellement établis.

Face à cette crise épistémique, de nombreux travaux académiques ont entrepris de mettre au jour les ressorts de la désinformation. Politistes, sociologues, spécialistes des sciences de l’information et de la communication ont exploré les mécanismes de fabrication et de diffusion des informations manipulées, tandis que les sciences cognitives ont mis en lumière le rôle des heuristiques dans notre traitement de l’information et dans l’adhésion aux énoncés fallacieux. Négligence de la fréquence de base, effet de cadrage, erreur de conjonction, etc., autant de processus cognitifs qui expliquent, pour partie, l’influence des informations manipulées.

Toutefois, par-delà ces mécanismes, un autre ressort fondamental de la désinformation demeure insuffisamment exploré : sa dimension narrative, et plus précisément sa dimension sérielle. Loin de se réduire à une simple juxtaposition d’informations erronées ou altérées, la désinformation repose également sur de véritables mises en récit qui configurent des événements, des acteurs et des enjeux dans une structure à la fois cognitive, affective et normative. Surtout, ces narrations fallacieuses ne fonctionnent jamais de manière isolée, mais s’agencent en « constellations », en échos, en séries : chaque « épisode » désinformateur fait sens en regard d’un répertoire partagé de figures imposées et de leitmotivs narratifs.

C’est précisément cette sérialité de la désinformation que nous proposons d’interroger dans cet article, en mobilisant les outils de la théorie littéraire et de la narratologie. Notre hypothèse est que la désinformation obéit aux mêmes logiques que les fictions populaires sérialisées : elle déploie des dispositifs d’architextualité, de variations autour de standards, de « formules » sans cesse réitérées ; et elle produit des effets de monde. En ce sens, la désinformation fonctionne comme une véritable « industrie narrative », avec ses codes et ses routines. Décrypter cette « grammaire » sous-jacente de la désinformation, c’est se donner les moyens d’en déconstruire les mécanismes, d’en désamorcer les pièges et, in fine, d’en réduire les effets de croyance.

Appliquée à l’analyse de la désinformation, l’approche littéraire comporte ainsi un double intérêt : épistémologique et politique. Sur le plan théorique, d’abord, les outils de la narratologie et les théories littéraires peuvent contribuer à une intelligence renouvelée des régimes de véridiction à l’ère de la désinformation massive. Mais cette démarche revêt aussi une portée civique : en éclairant les mécanismes narratifs de la fabrique du mensonge, la critique littéraire peut aider à rétablir les conditions de possibilité d’un débat public rationnel, prémisse indispensable à la vie démocratique.

Mais avant d’aller plus avant dans la démonstration, il nous faut répondre à une objection qui pourrait se faire jour. D’aucuns pourraient considérer, en effet, que la comparaison entre désinformation et fiction littéraire souffre d’une aporie insurmontable. Alors que la fiction assume pleinement son statut fictionnel, orientant l’horizon d’attente du lecteur dès le paratexte, les récits manipulateurs prétendent décrire la réalité et aspirent de ce fait au statut de discours sur le vrai.

Cette objection, pour légitime qu’elle soit, mérite cependant d’être nuancée. D’abord, les théories littéraires, loin de se cantonner à l’étude des œuvres de fiction, ont depuis longtemps investi le champ des écritures factuelles. Elles se sont intéressées à des textes au statut ambigu, tels que l’autobiographie, avant de s’étendre à des écritures pleinement référentielles. Ainsi, les travaux de Marie-Ève Thérenty sur la « littérature au quotidien » ont montré la fécondité d’une approche littéraire pour penser le journal au XIXe siècle. Plus récemment, Zoé Carle a mis en lumière, dans sa thèse de doctorat, l’heuristicité d’une telle démarche pour étudier les slogans révolutionnaires, et au-delà toute forme d’énoncé politique.

En outre, la frontière entre fait et fiction apparaît aujourd’hui de plus en plus poreuse. Comme l’a montré Alexandre Gefen, la littérature contemporaine est marquée par une forte hybridation entre roman et récit documentaire, brouillant les repères génériques traditionnels. Ce « retour au réel » ne signifie pas pour autant un abandon des procédés fictionnels, mais plutôt leur réinvestissement au service d’une nouvelle forme de « littérature de terrain ». De nombreux auteurs, d’Emmanuel Carrère à Philippe Vasset, ancrent ainsi leurs récits dans le monde, sans renoncer aux ressources de la mise en intrigue.

C’est dans ce contexte d’indistinction croissante entre régimes factuel et fictionnel que se déploie la désinformation contemporaine. En jouant de cette porosité, en empruntant tantôt aux codes du témoignage, tantôt à ceux du récit imaginaire, les discours manipulateurs brouillent les repères et sapent les fondements d’une lecture critique. Décrypter ces stratégies discursives suppose donc de prendre acte de cette nouvelle donne générique et d’y adapter nos outils d’analyse.

Sérialité et architextualité : des outils littéraires pour penser la désinformation

Le concept de sérialité, tel que théorisé par Matthieu Letourneux dans ses travaux sur la littérature populaire – et en particulier dans Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatiqueoffre un cadre fécond pour appréhender les logiques narratives de la désinformation. Selon Letourneux, une fiction sérielle se caractérise par son inscription dans un ensemble d’œuvres interconnectées, dont la production et la réception sont médiatisées par une « unité architextuelle » qui en conditionne la signification. Autrement dit, une œuvre sérielle n’est jamais close sur elle-même, elle ne fait pleinement sens qu’en relation avec un corpus plus large de récits apparentés, qui en constituent l’horizon de référence. Cette notion d’architextualité, empruntée à Gérard Genette, renvoie à « […] l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève chaque texte singulier ». L’architexte fonctionne ainsi comme un schéma d’intelligibilité, un répertoire de conventions qui orientent la production du sens et comblent les éventuelles lacunes du texte. L’auteur de fantasy n’a ainsi nul besoin de décrire un ogre ou un elfe pour être compris de ses lecteurs, l’architexte du genre charrie de multiples images de ces êtres qui en rendent la présence familière. Cet architexte permet à l’auteur d’être compris à demi-mot ou de jouer sur les sous-entendus.

De ce point de vue, comme l’explique Matthieu Letourneux, la sérialité ne se limite pas aux séries à personnages récurrents (Sherlock Holmes, Club des cinq), modèle auquel on pense spontanément lorsque l’on évoque les séries et qui se caractérise par une logique de répétition et de variation autour d’un noyau diégétique stable (personnages, univers) ; il inclut également la littérature de genre (roman policier, roman noir, science-fiction, etc.), vastes catégories dont les codes informent la lecture du texte ; les œuvres rattachées à des collections spécifiques (Harlequin, Bibliothèque rose, etc.) et qui constituent une sérialité éditoriale ; les cycles, qui répondent davantage à une dynamique d’expansion et d’approfondissement progressif d’un monde fictionnel au fil des épisodes (Harry Potter) ; et les œuvres dérivées (encyclopédie de personnages, novellisation de film ou de jeux vidéo, etc.). La sérialité peut ainsi adopter de multiples formes qui se caractérisent cependant toutes par la mobilisation d’un architexte qui engage une lecture spécifique, orientée.

Appliquée à la désinformation, cette grille d’analyse permet de mettre en lumière la dimension fondamentalement réticulaire et architextuelle des informations manipulées. Les énoncés désinformateurs ne sont pas de simples artefacts isolés, mais s’inscrivent au contraire dans des séries, des « constellations » narratives qui leur confèrent leur pleine efficace. Chaque « épisode » conspirationniste ou propagandiste ne prend donc sens qu’en référence à un fonds commun de préconstruits narratifs, de personnages récurrents ou de motifs évocateurs.

On peut ainsi identifier de grands architextes structurant le champ de la désinformation, nous proposons, dans le cadre de cet article, de nous pencher sur trois d’entre eux qui nous semblent particulièrement significatifs : le conspirationnisme, avec ses figures emblématiques (le « complot des élites », le « gouvernement de l’ombre », etc.) et ses intrigues récursives (le dévoilement d’une « vérité cachée ») ; le manichéisme de la propagande géopolitique et ses schémas narratifs réducteurs (l’affrontement du Bien et du Mal, le choc des civilisations) ; ou encore le récit migratoire et civilisationnel (le migrant « inassimilable »). Ces grilles architextuelles constituent autant de répertoires de stéréotypes, de lieux communs et de scripts comportementaux, qui informent la production et la réception des récits fallacieux.

En ce sens, la désinformation fonctionne bien comme un genre sériel à part entière (à l’image du genre des romans policiers, de la fantasy ou encore de celui des « school stories » auquel appartient Harry Potter par exemple), régi par ses propres lois, ses propres conventions de lecture. L’approche littéraire, en décryptant ces codes implicites, permet de mieux cerner les mécanismes d’élaboration et d’adhésion aux manipulations de l’information. En amont, elle dévoile les procédés narratifs à l’œuvre dans la fabrique de la désinformation : intertextualités, stéréotypie, formules itérées, etc. En aval, elle invite à repenser la réception de ces récits captieux, en montrant comment le lecteur mobilise spontanément ses compétences sérielles pour « faire fonctionner » le texte.

Une autre dimension essentielle de la désinformation sérielle réside dans sa capacité à générer de véritables mondes fictionnels, au sens où l’entendent des auteurs comme Marie-Laure Ryan ou Anne Besson, ou à tout le moins à produire ce que l’on pourrait appeler des « effets de monde ». La théorie des mondes possibles, telle que proposée par Ryan, offre ici un cadre stimulant pour penser ces productions narratives. Selon cette approche, un monde fictionnel se définit comme une construction contrefactuelle, dotée d’une cohérence interne, qui projette un univers alternatif régi par ses propres lois et informé des connaissances (ou croyances) des récepteurs. Ce monde contrefactuel entretient avec le monde réel une relation modulable, faite de convergences et de divergences. Dans le cas de la désinformation, c’est précisément le jeu entre factualité et fiction qui fait la force de ces récits. Les entrepreneurs de la désinformation greffent sur un substrat d’éléments avérés tout un écheveau de connexions imaginaires et de liens causaux fictifs, et ce faisant, façonnent des mondes « alternatifs » mais vraisemblables, dont la cohérence interne permet de court-circuiter les mécanismes d’analyse critique. Les discours complotistes autour du 11 septembre en offrent un exemple éloquent : s’appuyant sur des faits avérés (l’effondrement des tours jumelles, la non-intervention immédiate de l’armée de l’air, etc.), ils tissent un réseau de suppositions et de liens imaginaires (l’implication du gouvernement américain, la présence de charges explosives dans les bâtiments, etc.) pour construire un récit alternatif d’autant plus crédible qu’il est cohérent.

Ainsi, qu’il s’agisse de mettre au jour les architextes ou les univers fictionnels de la désinformation, l’approche littéraire offre des clés précieuses pour comprendre la fabrique de la désinformation. En éclairant les soubassements narratifs de ces productions, elle nous aide à en déconstruire les effets de croyance. Autrement dit, en expliquant comment ces récits parviennent à « faire croire », on se donne les moyens de rompre le charme. C’est là une condition préalable à toute tentative de les endiguer.

La fabrique sérielle de la désinformation

Après avoir posé les bases théoriques d’une analyse sérielle de la désinformation, il convient à présent d’examiner plus concrètement ses mécanismes à travers trois études de cas qui éclaireront l’heuristicité de cette approche.

Les discours complotistes constituent l’exemple paradigmatique d’une désinformation sérielle qui, comme l’a montré Raoul Girardet dans son analyse des mythes politiques, s’appuie sur des structures narratives récurrentes qui fictionnalisent le réel, mais procède également à une véritable mythopoétique , autrement dit à la fabrication d’un monde fictif intégral (comme chez Tolkien qui est d’ailleurs l’auteur d’un poème intitulé Mythopeia). Chaque récit conspirationniste s’inscrit dans un vaste architexte du soupçon, peuplé d’actants récurrents (la société secrète omnipotente, le lanceur d’alerte héroïque, etc.) et rythmé par des intrigues conventionnelles (le dévoilement d’un grand secret, l’imminence d’une catastrophe, etc.). Cette réticularité confère aux discours complotistes un puissant « effet de déjà-lu-vu-entendu » qui, paradoxalement, renforce sa crédibilité : saturé de lieux communs et de topoï éculés, il paraît d’autant plus « vrai » qu’il réactive un imaginaire largement partagé.

C’est typiquement le mécanisme mobilisé par la désinformation chinoise autour de l’origine du virus du SARS-CoV2 que nous avons baptisée ailleurs « opération Infektion 2.0 ». En accusant la base américaine de Fort Detrick d’être responsable de la pandémie de Covid-19, Pékin réactivait les discours complotistes qui, dans les années 1980 et 1990, affirmaient que cette base était à l’origine du virus du VIH (croyance que le KGB avait fait naître via l’opération « Infektion »). Que le récit déployé par Pékin fût lacunaire et imparfait comptait peu à partir du moment où il parvenait à s’arrimer à l’architexte du soupçon en incluant des topoï et stéréotypes solides donnant corps au récit. Autrement dit, ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse narrative (un récit mal ficelé) devient en réalité une force, car le discours chinois résonne avec un univers fictionnel complotiste déjà établi et cohérent. En se contentant d’esquisser les grandes lignes du récit et en laissant le lecteur remplir les blancs, la crédibilité du message se trouve paradoxalement renforcée. Cet exemple montre par surcroît comment ces architextes se construisent par apposition de couches successives charriant les réminiscences de récits passés tout en ouvrant de nouveaux possibles narratifs.

Mais la force du complotisme réside surtout dans sa propension à bâtir des mondes fictionnels. Les discours complotistes ne se réduisent pas à une collection de mensonges disparates, mais déploient une véritable cosmologie « parano-fictionnelle » qui réenchante le réel en l’inscrivant dans une trame occulte. C’est le cas par exemple du mythe des Illuminati, vaste société secrète tirant dans l’ombre les ficelles de l’histoire mondiale. Comme l’ont montré Pierre-André Taguieff et Chloé Chaudet, les discours complotistes projettent un univers fantasmatique régi par des séries causales ésotériques et peuplé d’entités imaginaires (sociétés secrètes, gouvernements mondialistes, etc.). Les discours conspirationnistes ne s’arrêtent pas à l’invocation d’un « complot » isolé, mais échafaudent une « dystopie » globale, un autre monde qui redouble et subvertit le visible.

Cette propension à forger des fictions prétendument non fictionnelles rapproche les énoncés complotistes des jeux en réalité alternée (alternate reality game ou ARG), tel que Eiffel1812 qui a impliqué une communauté de près de 16 000 abonnés sur Twitter : à l’image de ces jeux immersifs, les discours complotistes instaurent un régime d’indistinction entre fait et fiction, en inscrivant leurs chimères dans le tissu même de la réalité. Plutôt que de s’opposer par nature, régime de vérité et régime fictionnel semblent ici étroitement intriqués : c’est précisément parce qu’elle s’écarte des critères factuels pour déployer des mondes contrefactuels que la désinformation complotiste peut prétendre énoncer des « vérités » supérieures, qui transcendent l’ordre du visible. En un sens, le monde complotiste est bien un monde augmenté par la fiction.

La propagande géopolitique, notamment dans sa variante la plus manichéenne, constitue un autre vivier de la désinformation sérielle quoique peut-être moins puissant que celui des récits complotistes. Fondée sur un architexte structurellement binaire, elle reconduit inlassablement un même schéma opposant le camp du Bien et l’axe du Mal sur la scène internationale. Cette vision dichotomique fonctionne comme une matrice narrative qui informe, de manière quasi impérieuse, notre perception des relations internationales.

La rhétorique de la République populaire de Chine fournit une illustration saisissante de cette propagande géopolitique manichéenne. Qu’il s’agisse de dénoncer les Etats-Unis comme une puissance « hégémonique », foncièrement « violente » et promouvant une « nouvelle guerre froide », ou de présenter la Chine comme une puissance « responsable » et intrinsèquement « pacifique », c’est toujours le même imaginaire d’affrontement civilisationnel qui est mobilisé. Cette grille de lecture binaire fonctionne comme un script interprétatif qui assigne par avance à chaque acteur un rôle et un camp, au mépris de toute nuance.

Mais le pouvoir structurant de cet architexte propagandiste va plus loin : il conditionne en profondeur notre rapport émotionnel et axiologique aux événements. En ramenant toute situation à un affrontement entre Bien et Mal, il induit des réflexes d’adhésion ou de rejet entravant tout jugement pondéré. Avant même d’être un réservoir de stéréotypes, ce manichéisme géopolitique fonctionne ainsi comme une véritable « machine à formater » notre appréhension du monde.

La thématique des questions migratoires et de leur instrumentalisation par divers acteurs endogènes et transnationaux nous offre un dernier exemple de la dimension sérielle de la désinformation stratégique. Les récits manipulateurs autour des enjeux migratoires s’appuient en effet sur un architexte bien identifiable, avec ses figures récurrentes (le clandestin « envahisseur », le migrant qui « abuse des systèmes sociaux », l’étranger « inassimilable » qui menace l’identité nationale, etc.), ses scénarios récursifs (le « grand remplacement », le « péril démographique », etc.) et ses motifs narratifs anxiogènes (la peur du « déclassement », la hantise de la « submersion » culturelle, etc.).

Cet architexte façonne notre perception des phénomènes migratoires, en les inscrivant dans une trame narrative structurée par la peur et le rejet de l’Autre. Il déploie de véritables « mondes parallèles », habités de « hordes » menaçantes. Ces « mondes », en dépit de leur caractère largement fantasmatique, exercent un puissant effet de sidération qui brouille les frontières entre réel et imaginaire.

La thématique migratoire fonctionne sur un mode fortement sériel, comme en témoigne la récurrence de certains « épisodes » narratifs (les « crises » migratoires, les faits divers impliquant des étrangers, etc.). Là encore, chaque nouvel épisode réactive l’architexte, tout en l’enrichissant de nouveaux personnages et intrigues.

Mais la spécificité de cet architexte réside également dans la complexité des acteurs qui le mobilisent et l’instrumentalisent. Les récits de désinformation migratoire sont en effet portés par une myriade d’acteurs aux agendas parfois contradictoires. Les mouvements d’extrême droite, tout d’abord, puisent abondamment dans cet imaginaire anxiogène pour promouvoir leurs thèses identitaires et xénophobes. La figure de l’étranger « envahisseur » est au cœur de leur rhétorique. Mais l’extrême gauche n’est pas en reste. Certaines figures politiques ou partis mobilisent le spectre d’un « racisme d’État » ou d’un nouvel « ordre colonial » dans une logique de surenchère verbale vouée à radicaliser le débat. La polarisation entre ces deux extrêmes aux discours également excessifs rend difficile l’émergence d’une discussion apaisée et rationnelle sur ces enjeux complexes.

À ces acteurs endogènes s’ajoutent des États qui cherchent à instrumentaliser les peurs migratoires pour déstabiliser les sociétés occidentales. La Russie a ainsi été accusée de relayer et d’amplifier les discours anti-migrants pour attiser les tensions en Europe. Des États autoritaires comme la Chine ont également recours à la question migratoire comme levier d’influence géopolitique, tout comme certains acteurs religieux transnationaux.

Cette multiplicité d’acteurs aux motivations hétérogènes opacifie singulièrement la fabrique de la désinformation migratoire. Elle l’inscrit dans des stratégies d’influence protéiformes qui débordent largement le seul cadre national. Mais au-delà de leur diversité, ces acteurs semblent converger dans leur volonté de nourrir un imaginaire anxiogène et conflictuel.

En définitive, l’exemple des récits migratoires est particulièrement éclairant en ce qu’il montre comment un même architexte peut être disputé par une pluralité d’acteurs qui, malgré leurs divergences apparentes, contribuent conjointement à façonner un imaginaire délétère. Décrypter cette dynamique sérielle complexe est essentiel pour désamorcer les pièges de la désinformation stratégique. C’est tout l’intérêt d’une approche littéraire attentive aux logiques architextuelles.

La lecture sérielle de la désinformation : un chantier de recherche à ouvrir

L’analyse des mécanismes sériels des manipulations de l’information offre ainsi, il nous semble, des perspectives nouvelles qui méritent d’être explorées plus avant. Les récits les plus trompeurs semblent être ceux qui déploient de véritables univers fictionnels, dotés d’une cohérence interne qui les rend imperméables à la réfutation rationnelle. Un peu à l’image des mythes étudiés par Paul Veyne, c’est paradoxalement leur caractère fictionnel qui fait leur force persuasive : en se posant comme des « fictions vraies », ils échappent à l’épreuve des faits et s’offrent à une forme de « suspension de l’incrédulité ».

Face à ce régime retors de fictionnalité, les armes de la critique factuelle sont largement impuissantes. Pour rendre ces récits inopérants, c’est sur le terrain de leur construction narrative qu’il faut se placer. Mettre au jour leurs architextes, révéler leur mécanique, c’est déjà réintroduire une distance critique. Ainsi, c’est en prenant au sérieux leur dimension fictionnelle qu’on se donne les moyens de désamorcer leur puissance mystificatrice.

Mais l’approche littéraire de la désinformation ne se limite pas à la démystification de ses récits ; elle invite également à penser à neuf notre rapport à la fiction. Dans un monde saturé de récits concurrents, il est indispensable d’interroger les processus de construction de nos imaginaires partagés. Il s’agit, autrement dit, d’être lucide sur le rôle joué par ces récits stratégiques, d’apprendre à distinguer les différents régimes de véridiction à l’œuvre, sans pour autant disqualifier la fiction.

Décrypter les mécanismes architextuels, repérer les indices de mise en récit, naviguer entre immersion et distance réflexive : voilà quel pourrait être le programme d’une éducation critique à la sérialité de la désinformation. Un tel apprentissage pourrait contribuer à instaurer une hygiène de la réception et aguerrir les esprits face aux pièges de la désinformation.

Plus largement, il nous faut appréhender la prolifération des récits et contre-récits comme une véritable « écologie narrative ». L’analyse sérielle des récits stratégiques contemporains, à l’intersection des études littéraires, des sciences de l’information et des relations internationales peut contribuer à un tel programme. En cartographiant les architextes qui informent nos imaginaires, elle nous donne les moyens de nous en émanciper ; c’est ce vaste chantier de recherche que nous suggérons d’ouvrir ici.

Auteurs en code morse

Paul Charon

Dr. Paul Charon est directeur du domaine Renseignement, anticipation et stratégies d’influence de l’IRSEM. Ses recherches portent sur la propagande et les stratégies informationnelles des États. Il œuvre, en particulier, à une hybridation des outils de la narratologie et de la théorie littéraire avec ceux des études stratégiques et des relations internationales. Il est membre du Réseau des narratologues francophones.

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