Les stratégies d’approvisionnement naval des États arabes du Golfe : l’émergence de nouvelles ambitions ?

Le Rubicon en code morse
Déc 20

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Durant le dernier quart du siècle dernier, les États membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCGEA ou CCG) ont réalisé de multiples acquisitions militaires en vue d’obtenir un soutien politique des États occidentaux, principalement les grandes puissances (États-Unis, Royaume-Uni et France). Le but associé à ces acquisitions était d’assurer une protection politique et militaire de leurs territoires par ces puissances, comme cela a été démontré avec l’intervention internationale engagée pour repousser les forces irakiennes du Koweït pendant l’opération « Tempête du désert » en 1991. Ainsi et jusqu’au début de la décennie 2010, les stratégies d’approvisionnement en armements des États arabes du Golfe ne semblaient pas orientées en vue d’assurer à ces États la capacité d’assurer eux-mêmes leur sécurité. Car bien que ces États aient dépensé 24,7 milliards de dollars en achats d’armements entre 1979 et 1989, ils ont été dans l’incapacité de se protéger face à l’Irak quand ce dernier a attaqué le Koweït en août 1990 et ils ont dû recourir à l’allié américain. Après cette nouvelle guerre du Golfe – la première guerre du Golfe avait opposé l’Irak à l’Iran entre 1980 et 1988 – les principaux États arabes du Golfe ont poursuivi leur politique « d’assurance-vie » en continuant d’acheter quantités d’équipements en provenance des puissances occidentales, accueillant dans le même temps des bases miliaires étrangères sur leurs territoires (principalement américaines, installées en Arabie saoudite, au Bahreïn, au Koweït et à Oman) et signant des accords de défense avec les plus grandes puissances. Cependant, les choses ont commencé à évoluer au début du XXIe siècle, avec un changement de stratégie observé au sein de certains États arabes du Golfe associé à une volonté d’autonomisation de leurs politiques étrangères dans un contexte particulièrement mouvant.

L’objet de cet article est de proposer une analyse de la stratégie d’approvisionnement naval de deux États membres du CCG, l’Arabie saoudite et les Émirats, seuls riverains arabes du Golfe à avoir de véritables ambitions nouvelles en la matière, à la lumière des évolutions politiques et stratégiques survenues au Moyen-Orient depuis le début du XXIe siècle.

Les origines de la nouvelle politique d’approvisionnement saoudienne et émirienne en armements navals : un basculement de l’outil politique vers le besoin opérationnel

Les déterminants du changement de stratégie d’approvisionnement naval observé en Arabie et aux Émirats, les menant d’achats « assurance-vie » à l’acquisition en vue de la satisfaction des besoins opérationnels, sont nombreux et cumulatifs et témoignent des évolutions géopolitiques qu’a connues le Moyen-Orient depuis maintenant une vingtaine d’années.

Le programme nucléaire iranien et la potentielle hégémonie de Téhéran au Moyen-Orient

La révélation en 2002 du programme nucléaire clandestin de l’Iran a fait naître une nouvelle inquiétude dans le Golfe arabe quant au rival perse. La non-déclaration par Téhéran de ses activités relatives à l’atome a favorisé l’émergence du soupçon selon lequel l’Iran prévoyait de fabriquer une arme nucléaire, qu’aucun État arabe ne possède à ce jour, pouvant lui donner de fait une supériorité définitive sur ses rivaux régionaux, à l’exception d’Israël. Ces craintes quant à la montée en puissance de l’Iran ont été accentuées par le renversement du régime de Saddam Hussein en Irak en 2003, qui a permis l’émergence d’un nouveau gouvernement majoritairement chiite à Bagdad, perçu comme manipulé par Téhéran, et renforçant donc l’influence iranienne en terres arabes. L’Iran est dans le même temps suspecté de tenter de déstabiliser des régimes du Moyen-Orient (Arabie saoudite, Bahreïn, Liban, Yémen…) en ayant notamment recours à ses différents « proxies ».

La perspective d’un Iran nucléarisé, hégémonique, et s’ingérant dans les affaires dites arabes du Moyen-Orient a ainsi mené plusieurs États membres du CCG (Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Bahreïn) à engager une confrontation politique avec Téhéran. En effet, le roi saoudien Abdallah en 2006 a appelé l’administration américaine à « engager une action décisive » contre la République islamique, comprendre une frappe préventive.

La montée en puissance iranienne inspire également des craintes militaro-économiques. Sur les aspects maritimes de cette inquiétude, la côte est de la péninsule arabique est hautement stratégique pour les États arabes du Golfe. Des pays tels que les Émirats arabes unis disposent d’installations critiques sur leurs côtes orientales – telles que le port de Jebel Ali – qui sont totalement dépendantes du trafic maritime dans les eaux golfiennes. De plus, près de cinq millions de barils de pétrole transitent chaque jour par le détroit d’Ormuz, accroissant les inquiétudes des États arabes de la péninsule quant à la possibilité que l’Iran entrave la liberté de circulation dans cet espace. Les dirigeants iraniens ont en effet, à plusieurs reprises, menacé de bloquer le trafic maritime dans le détroit, ce qui pourrait avoir un fort impact sur les économies des États arabes riverains du Golfe.

Arabie saouditeÉmirats arabes unisIran
Effectif des forces navales13 4002 50038 000

Ces craintes sont renforcées par les capacités navales (humaines comme matérielles) iraniennes. La République islamique a la marine la plus développée de la région. Pendant des décennies, Téhéran a fait l’acquisition de différents types d’équipements, tels que des sous-marins, des corvettes et autres engins d’attaque. Le régime iranien possède également une forte expérience dans le minage des eaux du Golfe, lui donnant la possibilité de menacer la liberté de navigation dans le détroit d’Ormuz. Cet aspect est au cœur de la stratégie iranienne dans cette région sensible et est fondamental dans l’analyse du besoin saoudien et émirien de faire face à ces menaces.

La guerre au Yémen et le besoin opérationnel de capacités amphibies : le cas des Émirats arabes unis

La guerre au Yémen, débutée en 2015 afin de restaurer le gouvernement Hadi renversé par la milice Houthi, a démontré une intéressante évolution des stratégies navales et maritimes de certains États arabes du Golfe, notamment les Émirats arabes unis. Abou Dhabi, qui a concentré ses opérations dans le sud du Yémen, a combiné différents aspects de son hard power en vue de prendre l’avantage sur ses adversaires, incluant dans sa stratégie un volet maritime et naval. Comme souligné par Emma Soubrier, les EAU ont conduit deux principales opérations navales et maritimes au Yémen. La première fut le blocus du port d’Hodeida en 2015 opéré au moyen de corvettes Baynunah, et la seconde fut un assaut amphibie sur Mukalla en 2016. Alors que cette guerre fit l’objet de nombreuses critiques en Occident quant à de potentielles violations des droits humains, Abou Dhabi a dû compter sur ses propres ressources humaines et matérielles pour conduire ses opérations durant le conflit. Ainsi, cette guerre a ouvert la voie aux EAU, pour qu’ils deviennent un acteur naval significatif dans le Golfe. Ceci a généré un besoin de faire évoluer leur stratégie d’approvisionnement en équipements dans le domaine naval, dans le but de répondre à ces nouveaux défis opérationnels et de soutenir leurs ambitions politiques.

Washington : un allié qui n’est plus fiable ?

Nonobstant ces éléments, la quête d’autonomie de certains États arabes du Golfe actuellement observée doit être analysée à la lumière de l’engagement politique et militaire américain au Moyen-Orient. Un élément à souligner est relatif à ce qui est survenu en 2019 dans le Golfe. En juin, des tankers japonais furent frappés par des missiles d’origine inconnue alors qu’ils transitaient à proximité du détroit d’Ormuz. Alors que l’Iran a été accusé d’être responsable de l’attaque, celle-ci a illustré la vulnérabilité des eaux du Golfe et les potentielles conséquences d’une telle insécurité pour la liberté de navigation. En septembre de la même année, les Houthis du Yémen ont lancé plusieurs missiles ayant pour cibles des champs pétroliers situés en Arabie saoudite. Le mouvement yéménite a officiellement revendiqué ces attaques, tandis que l’Iran a été considéré comme étant le « cerveau » non officiel de l’opération. S’attendant à une forte réaction de l’Administration américaine suite à ces attaques, Abou Dhabi et Riyad ont été quelque peu déçus de l’absence de réaction concrète de la Maison-Blanche. Le président Trump estimait en effet que les deux États arabes du Golfe, compte tenu du volume et de la qualité des équipements militaires obtenus des États-Unis au cours des dernières années, avaient la possibilité de répondre par leurs propres moyens, sans nécessité d’une intervention concrète de Washington. Ce manque de soutien perçu de la part de ceux qui étaient jusque-là considérés comme les « gardiens du Golfe » a mené les dirigeants des États arabes du Golfe à envisager leurs enjeux de sécurité indépendamment des États-Unis, avec un besoin d’accroître leur autonomie et leur capacité à agir seuls.

Ces divergences entre les États-Unis et certains de leurs alliés du Golfe ne sont pas nouvelles et d’autres étaient déjà apparues durant la présidence Obama (2009-2017). L’ancien président américain avait eu de fortes oppositions avec certains leaders arabes du Golfe : Obama avait notamment refusé de bombarder la Syrie en 2013, et a conclu un accord international avec l’Iran sur son programme nucléaire (JCPOA). Ces divergences ont mené plusieurs leaders du Golfe arabe à boycotter le sommet États-Unis-Golfe organisé à Washington à l’été 2015, et les ont poussés à renforcer leur stratégie de diversification des alliances : le président français François Hollande a ainsi été, en décembre 2015, le premier dirigeant étranger à être invité à un sommet du Conseil de coopération du Golfe.

Ce phénomène s’est poursuivi avec l’élection en 2020 du candidat démocrate Joe Biden. Souhaitant procéder à un rééquilibrage des relations entre les États-Unis et certains États arabes du Moyen-Orient – Arabie saoudite et Émirats arabes unis en tête –, Joe Biden a pris plusieurs mesures durant les premières semaines de sa présidence qui étaient opposées aux intérêts de certains États arabes du Golfe. Le nouveau président américain a en effet pris la décision de retirer les Houthis de la liste américaine des organisations terroristes, a suspendu plusieurs projets de vente d’armes à l’Arabie et aux EAU conclus sous Donald Trump, incluant le drone Reaper et l’avion de combat F-35, tous deux produits par la compagnie américaine Lockheed Martin, dans un contexte de guerre au Yémen où les forces de la coalition menée par Abou Dhabi et Riyad étaient accusées de multiples violations du droit des conflits armés. À cela peut être ajouté le fait que Joe Biden a pendant plusieurs mois considéré le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) comme « paria », autorisant parallèlement la publication d’un rapport du renseignement américain relatif à l’implication de MBS dans le meurtre du journaliste du Washington Post, Jamal Khashoggi.

Toutes ces divergences ou contrariétés ressenties par certains leaders du Golfe sous Obama, Trump puis Biden leur ont fait réaliser qu’il était nécessaire d’accroître leurs capacités pour faire face par leurs propres moyens aux menaces, sans attendre un soutien des traditionnels alliés occidentaux. Et ce dans un contexte de tensions renforcé par les Printemps arabes débutés fin 2010 en Tunisie, qui a mené à l’émergence de nouvelles menaces politiques incarnées par certains mouvements jugés menaçants et proches des Frères musulmans, en Égypte et en Libye notamment.

Vision 2030, UAE 2025 : promouvoir les industries locales et accroître l’autonomie des États arabes du Golfe 

Dans le même temps, avec l’ambition de réduire la dépendance de leurs États aux hydrocarbures, plusieurs monarchies du Golfe ont promu de nouvelles stratégies nationales en vue de réduire le volume de leurs importations, dans la perspective affichée de promouvoir les productions locales. Dans le secteur militaire, le projet Vision 2030 annoncé par MBS en 2016 ambitionne que 50% des dépenses saoudiennes en équipements soient issues de productions du royaume et ce d’ici 2050. Un consortium national, la Saudi Arabia Military Industry (SAMI), a été créé à cet effet. Aux Émirats arabes unis, le groupe EDGE, spécialisé dans la production de produits et véhicules à haute valeur ajoutée, se présente comme classé parmi les vingt-cinq premiers groupes fournisseurs d’armements. Ainsi, ces ambitions nationales de développer leur propre industrie militaire peuvent être vues comme un moyen pour ces États de réduire leur dépendance aux pays étrangers, de développer leurs capacités opérationnelles et de stimuler leurs économies par le développement d’industries locales embauchant prioritairement des nationaux et réduisant le volume des importations.

Acquérir l’autonomie tout en accroissant les capacités opérationnelles. La stratégie à trois niveaux de l’Arabie et des Émirats

Afin de satisfaire les besoins opérationnels de leurs marines, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont déployé une stratégie à trois niveaux.

Premier niveau : une stratégie ininterrompue d’approvisionnement extérieur

Le premier niveau de cette stratégie consiste à poursuivre l’acquisition d’équipements navals auprès de fournisseurs occidentaux. Avec le double besoin de faire face aux capacités iraniennes dans le Golfe et de satisfaire les besoins opérationnels pour le théâtre yéménite (notamment pour les Émirats), la poursuite d’achats auprès d’industriels expérimentés apparaît comme la stratégie la plus pertinente pour obtenir des équipements de haut niveau dans un délai réduit. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’achat en 2019 par les EAU de deux corvettes de type Gowind auprès de la société française Naval Group. La corvette Bani Yas, livrée en 2021, et l’Al Emarat, livrée six mois plus tard, sont aptes à opérer dans les eaux du Golfe, et sont particulièrement « conçues pour réaliser le spectre complet des opérations de défense navale et de sécurité maritime », et peuvent être « utilisées contre toute menace aérienne, navale et sous-marine ». Ces deux corvettes peuvent ainsi challenger les forces iraniennes dans le Golfe et protéger les intérêts des EAU à proximité du détroit d’Ormuz. Il est pertinent de souligner que le contrat entre les EAU et Naval Group prévoyait initialement un transfert de technologies au bénéfice d’Abou Dhabi, mais les deux corvettes furent intégralement conçues et fabriquées en France et non aux Émirats. La même stratégie d’approvisionnement externe fut adoptée par l’Arabie saoudite, qui, en janvier 2022, passa commande de quatre navires de combat de surface multi mission (Multi Mission Surface Combatant – MMSC) auprès du constructeur américain Lockheed Martin, en partenariat avec l’entreprise italienne Fincantieri. Les quatre navires seront intégralement construits aux États-Unis, dans l’État du Wisconsin, non en Arabie saoudite.

Comment peut-on expliquer que ces commandes ne prévoient pas de co-construction, alors que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ambitionnent de relocaliser la production d’équipements destinés à leurs armées ? L’explication la plus probable est que ces États n’ont pas encore les compétences requises pour produire localement cette gamme d’équipements de premier rang. La SAMI fut créée en 2017 et est au commencement de ses ambitions. L’Abu Dhabi Ship Building (ADSB) est plus ancienne (1996), mais son savoir-faire se concentre sur trois types navires : les patrouilleurs hauturiers(offshore patrol vessels), les bâtiments de combat multi-rôles (multirôle combattant) et les corvettes standards (basic corvettes). Ainsi, l’Arabie saoudite et les EAU n’ayant pas les savoir-faire nécessaires à la production de vaisseaux de premier rang, leur stratégie implique un approvisionnement auprès des industriels occidentaux, tout en exigeant que le personnel de leurs marines soit formé à l’utilisation de ces équipements. Toutefois, les choses semblent évoluer.

Second niveau : acquérir des compétences via des transferts de technologie

Abou Dhabi est le premier État arabe du Golfe à avoir développé une solide industrie navale locale. Bien que celle-ci ne soit pas en mesure de fournir à la marine émirienne tous les vaisseaux dont elle a besoin, ADSB a, dès ses débuts, prévu de monter en compétence dans l’optique de positionner EDGE – la maison-mère d’ADSB – dans le classement des 25 plus grandes industries militaires au monde. La première illustration du déploiement de cette stratégie fut observée avec le programme de corvettes de classe Al Baynunah. Réalisé en partenariat avec le français des Constructions Mécaniques de Normandie (CMN), ce contrat portant sur six unités est une illustration de la stratégie des EAU de bénéficier des transferts de technologies en vue de monter en compétences et de gagner en autonomie. La première unité a été construite en France à Cherbourg, les cinq autres ont été construites quant à elles à Mussafah, dans l’émirat d’Abou Dhabi, illustrant l’ambition émirienne d’accroître ses compétences nationales et de ne plus seulement dépendre des puissances étrangères pour ses équipements navals dans le futur.

Cette stratégie de transfert de technologie a été suivie par l’Arabie saoudite plusieurs années plus tard,      en témoigne le contrat signé en 2018 avec le fabriquant espagnol Navantia. En effet, l’Arabie a commandé cinq corvettes AVANTE 2200, qui seront intégrées à la Royal Saudi Navy Western Fleet et déployées en mer Rouge, où l’Arabie développe plusieurs projets tels que NEOM ou « The Line », et      en vue de protéger les intérêts saoudiens à proximité du détroit de Bab Al Mandeb. Comme pour les corvettes Baynunah, les trois premières unités seront intégralement construites en Espagne, et les deux dernières seront finalisées en Arabie saoudite dans le but de contribuer à la formation des ingénieurs saoudiens via un transfert de technologies. Rappelons ici que dans le cadre du plan saoudien Vision 2030, le royaume prévoit de progressivement localiser les productions d’armements à destination de ses forces armées à hauteur de 50%. La création de la SAMI en 2017 reflète cette ambition de faire de l’Arabie un fournisseur d’armements de premier rang, ce qui nécessite toutefois à ce jour des collaborations avec les industries mondiales de premier plan afin d’acquérir les compétences et les savoir-faire. Sur ce dernier aspect, plusieurs collaborations reposant notamment sur le développement de co-entreprises ont été engagées. En 2010 a été créée Etihad Ship Buildings, une co-entreprise entre ADSB et Fincantieri, et la firme émirienne a établi en 2013 un partenariat avec le groupe espagnol Navantia. Ces sociétés binationales créées ont pour objectifs de définir de nouvelles possibilités de collaboration et de favoriser les transferts de technologies. L’Arabie saoudite a emprunté une voie similaire en 2019 avec la création de la SAMI NAVANTIA Naval Industries – une co-entreprise entre le groupe saoudien SAMI et le groupe espagnol Navantia – et avec la création d’une autre société avec le groupe français Naval Group, détenue à 51% par SAMI et à 49% par Naval Group. Même si les effets de ces partenariats ne sont pas véritablement connus, ils illustrent la volonté des deux monarchies arabes de monter en compétences et ainsi en souveraineté. Les accords dits d’Abraham signés par les EAU et Israël en 2020 peuvent être considérés comme partie intégrante de cette stratégie. En mars 2021, EDGE et Israel Aerospace Industries ont signé un Memorandum of understanding (MoU) pour développer conjointement un aéronef sans pilote destiné à l’armée émirienne. La même année, en novembre, un autre MoU a été signé entre les deux compagnies dans l’optique de développer un navire de surface sans pilote.

Cette stratégie pourrait mener les deux principales puissances arabes du Golfe à obtenir plus d’autonomie dans le développement de leurs équipements militaires, comme cela a été démontré par le récent contrat attribué à ADSB et prévoyant la gestion complète de la construction de nouveaux navires pour la Marine émirienne.

Troisième niveau : vers une maîtrise complète du processus de production

En mai 2023, le gouvernement des EAU a attribué un contrat d’un milliard de dollars à ADSB pour produire aux Émirats de nouveaux navires pour la marine émirienne. Les patrouilleurs hauturiers Al Falaj 3 seront intégralement développés localement, illustrant l’autonomie croissante du constructeur naval émirien. Même si certaines parties des navires seront réalisées avec des sous-traitants étrangers, comme ST Engineering pour le design, cette commande majeure est une illustration de l’ambition croissante d’Abou Dhabi de devenir lui-même un des principaux fournisseurs de la marine émirienne et de ne plus dépendre exclusivement des volontés des puissances étrangères. Comme développé dans la première partie de cet article, cette stratégie fournit des réponses aux trois principaux défis auxquels fait face Abou Dhabi : contenir les activités iraniennes dans les eaux du Golfe, promouvoir le développement d’une industrie locale générant des emplois pour les nationaux et réduire la dépendance opérationnelle à l’Occident. L’Arabie saoudite ambitionne également de développer elle-même ses propres équipements de premier plan, mais n’en a pour l’heure pas les capacités, et demeure ainsi dépendante des importations. Cependant, une première étape a été franchie, puisque le royaume a récemment annoncé la création du premier système naval de combat saoudien, appelé « Hazem », développé en partenariat avec Navantia, le constructeur espagnol. Cette annonce pourrait préfigurer un accroissement de compétences de l’ingénierie militaire saoudienne.

Une stratégie globale pour ces États

Comme le montre cette stratégie à trois niveaux, l’Arabie saoudite comme les Émirats ambitionnent de réduire leur dépendance aux puissances étrangères et prévoient à terme de produire localement et même intégralement leurs navires et autres équipements militaires. Il faut par ailleurs souligner que la stratégie émirienne ne se focalise pas seulement sur l’acquisition d’équipements, mais est également orientée en vue d’améliorer la formation des équipages de la Marine émirienne. En 2012, l’Abu Dhabi Ports Maritime Training Center a été créé, devenant plus tard l’Abu Dhabi Maritime Academy. En 2016, en collaboration avec la société canadienne CAE, l’UAE Naval Training Center a été fondé et en 2018 l’Underwater Training Centre a ouvert ses portes à la Al Taweela Naval Military School, en partenariat avec Thales. Le monde académique est ainsi impliqué dans cette stratégie, de nouveau illustrée par la création d’un module de « Stratégie maritime avancée » à l’université Sorbonne Abu Dhabi. Ainsi, à moyen/long terme, les Émirats devraient être en mesure à la fois d’entraîner leurs marins à la réalisation de tous types de missions tout en fournissant à leur marine les différents équipements nécessaires au soutien des ambitions politiques d’Abou Dhabi.

Quelles limites pour ces ambitions ?

Malgré le déploiement de ces stratégies, les États arabes du Golfe font face à différentes difficultés dans leurs ambitions navales. La première concerne le nombre de marins disponibles pour leurs marines, notamment aux Émirats arabes unis. La marine émirienne est composée de 2500 personnes, bien moins que les 18 000 marins de l’Islamic Republic of Iran Navy, ou des 20 000 marins de la marine des Gardiens de la Révolution. Ainsi, même si les Émirats pourraient appuyer leur politique navale sur des systèmes de haute technologie ou sur une flotte relativement moderne, le manque de ressources humaines pourrait réduire leur capacité à être totalement autonomes. C’est pourquoi dans l’optique de faire face à ce défi, les Émirats sont suspectés de recruter des combattants étrangers, pour encadrer leurs troupes ou pour opérer durant les conflits. Concernant l’Arabie saoudite, même si la Saudi Arabia Royal Navy est composée d’un personnel de 13 500 personnes, le principal défi porte sur la capacité du royaume à localiser les productions militaires sur son territoire. L’Arabie – tout comme les Émirats – manque en effet de main-d’œuvre qualifiée et ne peut s’appuyer que sur peu de sous-traitants locaux pour produire des équipements militaires de premier rang. Même si des progrès ont été réalisés, ces difficultés pourraient mener le royaume à se focaliser sur la production d’équipements standards, tels que des corvettes ou des patrouilleurs, tout en continuant à importer des équipements plus sophistiqués tels que des frégates de premier rang ou même des sous-marins.

Conclusion

Nous assistons à une réelle évolution des stratégies navales de certains États arabes du Golfe, qui, faisant face à de nouveaux défis sécuritaires et politiques, ont entrepris différentes politiques dans l’optique de gagner en autonomie et de renforcer leur souveraineté. Ces politiques reposent sur trois axes parallèles, avec l’objectif à long terme de réduire la dépendance aux puissances étrangères, d’accroître leurs capacités navales et de stimuler leurs industries nationales. Bien que l’ambition soit réelle, ces États ont à faire face à différents défis qui pourraient les amener à revoir à la baisse leurs ambitions et à maintenir leurs alliances de sécurité avec l’Occident : les récentes conditions imposées par l’Arabie saoudite aux États-Unis concernant une paix avec Israël et relatives à des garanties de sécurité américaines données à Riyad – bien que remises en cause par les récents événements survenus au Proche-Orient- en sont la preuve.

Crédit photo : U.S. Navy – Seaman Jesse A. Hyatt 

Auteurs en code morse

Rachid Chaker

Rachid Chaker (@Rachid_Chak) est enseignant-chercheur en relations internationales à l’École navale et chercheur associé au Centre Thucydide de l’université Paris Panthéon-Assas.

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