Les sociétés militaires privées chinoises : ni Blackwater, ni Wagner

Le Rubicon en code morse
Mar 27

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Cet article est une traduction de l’article « Chinese Private Security Companies : Neither Blackwater nor the Wagner Group », publié sur War on the Rocks le 1er décembre 2023.

 

Depuis le lancement des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative, BRI) en 2013, les sociétés militaires privées (SMP) chinoises ont envisagé de travailler étroitement avec des entreprises américaines du même type comme Blackwater, SMP américaine. Elles chercheraient ainsi à s’inspirer du rôle joué par cette dernière en Irak, et à le reproduire afin de protéger la BRI contre la violence de groupes criminels ou militants. Ceci tout en bénéficiant de la légitimité du modèle SMP par rapport aux mercenaires traditionnels.

Toutefois, le secteur des sociétés militaires privées évolue rapidement. En raison des tensions accrues avec les États-Unis, les entreprises publiques chinoises sont moins disposées à coopérer avec leurs homologues américaines ou européennes. Pendant un certain temps, la montée en puissance du groupe russe Wagner a offert un modèle alternatif, mêlant mercenariat et action de proxy pour les États autoritaires. De fait, les SMP russes ont tenté de s’insérer dans l’activité lucrative de protection des Nouvelles routes de la soie, de l’Afrique au Moyen-Orient, et même en mer contre la piraterie. Néanmoins, aux yeux de Pékin, l’attrait pour cette approche s’est avéré éphémère, la mutinerie d’Evgueni Prigojine ayant fait apparaître ces méthodes comme ouvertement provocantes.

Aujourd’hui, les experts chinois en matière de sécurité continuent d’évaluer les forces et les faiblesses de Blackwater et de Wagner. En réalité, le gouvernement du parti communiste chinois (PCC) n’est convaincu ni par l’un ni par l’autre, étant fermement attaché au principe maoïste selon lequel « le parti contrôle les armes ». Pourtant, malgré ces réticences, les SMP chinoises sont susceptibles de jouer un rôle de plus en plus central dans la protection des intérêts du pays et le renforcement des capacités de sécurité, dans un domaine où la frontière entre le privé et le public est rarement claire.

Les origines juridiques

La transformation des SMP chinoises a commencé dans les années 1990 avec un ensemble de lois qui autorisaient, de manière cependant restreinte, l’octroi de licences à des sociétés privées en Chine continentale. Cette réglementation s’inscrivait dans le cadre de la politique plus large d’ « ouverture » de la Chine à l’Occident, menée par le Premier ministre Deng Xiaoping, et permettait une privatisation limitée de la sécurité nationale, normalement domaine réservé de l’État. Selon cette loi, seuls les anciens militaires et policiers pouvaient demander une licence aux autorités compétentes et ainsi déclarer une SMP, dans laquelle le port d’arme était d’ailleurs interdit à ses agents. Des amendements ultérieurs à la loi en ont ensuite élargi la portée, mais les limitations antérieures continuent de façonner l’évolution des sociétés de sécurité privée à « caractéristiques chinoises ».

En 2009, une nouvelle loi est venue modifier certaines des limites précédemment évoquées. En effet, elle a donné aux entreprises de sécurité privée la possibilité de fournir des services d’escorte armée lors du transport de fonds et de biens de valeur, et a supprimé la condition selon laquelle seuls les anciens agents de sécurité publique pouvaient obtenir une licence. Néanmoins, la plupart des milliers de SMP basées en Chine continentale sont toujours fondées et dirigées par d’anciens agents de sécurité, et le personnel opérant est recruté au sein de l’Armée populaire de libération (APL), de la Police armée du peuple (PAP) et des forces de police. Dans le même temps, la loi détaillée sur les SMP opérant en Chine continentale est en contradiction avec l’absence de règles précises pour les sociétés de sécurité privées à l’étranger. Ce vide juridique permanent laisse l’ensemble du secteur ouvert à la concurrence des SMP chinoises semi-légales qui s’installent à l’étranger, sans avoir obtenu l’autorisation nécessaire dans leur pays d’origine.

Les limites du risque faible

La construction d’infrastructures mondiales à travers des régions d’Eurasie parfois instables ou conflictuelles est une entreprise dangereuse. Pékin a intensifié ses efforts pour sécuriser l’initiative de la BRI en procédant à des évaluations complètes des menaces régionales et en dispensant une formation à la sécurité à ses travailleurs à l’étranger. Pour autant, les menaces continuent de se multiplier à un rythme alarmant. Malgré cela, Pékin n’était pas prête à envoyer l’APL, donc à mobiliser des soldats sur le terrain, pour protéger ses citoyens à l’étranger. C’est pourquoi, prêt ou non, le secteur chinois de la sécurité privée en pleine évolution est venu combler cette lacune sécuritaire.

À l’exception des entreprises publiques chinoises du secteur de l’énergie, la plupart des entreprises publiques ont tenté d’éviter les problèmes en investissant dans des pays que Pékin juge sûrs ou capables de protéger leurs citoyens et leurs infrastructures : ceci rend la tâche plus aisée pour les sociétés de sécurité qu’elles emploient. En Afrique, par exemple, les principales sociétés de sécurité chinoises, telles que Haiwei, Huaxinzhongan, Kunlun Lion Security et Frontier Services Group, opèrent dans des régions relativement stables, en Égypte au Kenya et en Ouganda.

Pourtant, de nombreuses petites SMP chinoises s’aventurent dans des environnements beaucoup plus précaires, sans disposer des ressources nécessaires pour faire face aux menaces sur le terrain. L’évolution des situations sur place, d’Islamabad à Bamako, a démontré que l’évaluation sécuritaire et la réponse aux crises de Pékin devaient s’adapter plus rapidement qu’initialement prévu. En Asie du Sud, le corridor économique Chine-Pakistan, d’une valeur de 63 milliards de dollars, est confronté à une montée de la violence insurrectionnelle, en témoignent l’attentat suicide commis par une femme baloutche qui a tué trois éducateurs chinois de l’Institut Confucius et les fréquentes attaques qui ont coûté la vie à des travailleurs chinois. Après le départ des troupes de la coalition dirigée par les États-Unis en Afghanistan, l’État islamique au Khorasan (EI-K) a concentré ses actions contre la Chine. En Afrique, la violence criminelle à l’encontre des mineurs chinois, y compris les meurtres et les enlèvements contre rançon, est également en augmentation.

Des modèles concurrents

Alors que le secteur chinois des SMP se transformait profondément pour faire face aux défis croissants à l’étranger, Pékin a imposé des restrictions sur l’accès de ces sociétés à l’armement, les obligeant à faire appel à du personnel armé provenant d’organisations locales ou internationales. En conséquence, les SMP chinoises restent relativement passives au sujet de la protection des biens contre les émeutes, le vol, l’enlèvement contre rançon, le terrorisme ou encore la piraterie maritime. C’est la raison principale pour laquelle, au cours de la dernière décennie, de nombreux experts militaires chinois ont plaidé en faveur de la professionnalisation et de la restructuration du secteur, en s’inspirant éventuellement des modèles militaires privés occidentaux, voire en adoptant des éléments de l’approche russe.

En effet, après le lancement de la BRI, le secteur chinois de la sécurité privée a d’abord expérimenté brièvement le modèle Blackwater. En témoigne la création de Frontier Services Group, une coentreprise basée à Hong Kong et cofondée par Erik Prince en collaboration avec le conglomérat d’État chinois China CITIC Bank. Toutefois, à mesure que les tensions entre la Chine et les États-Unis s’intensifiaient, l’importance du modèle inspiré de Blackwater au sein de Frontier Services Group et du secteur chinois des SMP en général a commencé à décliner. En avril 2021, M. Prince a quitté ses fonctions de directeur exécutif et de vice-président de la société. À l’heure actuelle, Frontier Services Group est dirigée par Li Xiaopeng, ancien directeur de l’une des principales SMP chinoises, Dewei International Security Limited, qui avait été rachetée par Frontier Services Group.

Avant la mort prématurée de Evgueni Prigojine, les entreprises de sécurité chinoises avaient commencé à envisager des partenariats avec des SMP russes. Elles ont été attirées par trois avantages clés offerts par des fournisseurs comme le Moran Security Group : 1) des entrepreneurs expérimentés ayant fait leurs preuves sur le terrain, 2) l’absence de liens apparents avec l’Occident qui pourraient compromettre la confidentialité des entreprises d’État et 3) des prix compétitifs.

Néanmoins, des complications sont toujours apparues. Fondamentalement, les Nouvelles routes de la soi exigent de la stabilité alors que le groupe Wagner prospère dans le chaos. Ceci pose dès lors un défi paradoxal à « l’amitié sans limites » entre Pékin et Moscou. Les actions des mercenaires russes lourdement armés et non réglementés, dans les zones où les investissements chinois sont en hausse, sont devenues zone d’ombre de leur compétition. En mars 2023, le meurtre non élucidé de neuf mineurs chinois en République centrafricaine a fait naître des soupçons quant à la possibilité que des mercenaires russes associés au groupe Wagner revendiquent des mines d’or lucratives. En dépit d’une nouvelle direction, le groupe Wagner reste soumis au même client, le Kremlin, et continue d’étendre son influence au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ce qui recoupe les intérêts chinois en matière d’exploitation des ressources naturelles. Dans ce contexte, la propagande russe présente le groupe Wagner comme offrant la perspective attrayante d’une « stabilité armée » du Mali au Niger, mais il reste à voir si les affirmations du groupe concernant son efficacité dans les opérations antiterroristes sont avérées.

Tout cela se déroule à un moment où la dynamique du pouvoir a évolué en faveur de Pékin. Moscou ne peut rivaliser avec l’expansion économique de la Chine, mais le déploiement de mercenaires et de SMP en tant que « substituts géopolitiques » en période d’incertitude aide la Russie à gagner la confiance des chefs militaires dans les régions susceptibles de faire l’objet de coups d’État militaires.

En parallèle, la pandémie de Covid-19 a accéléré la consolidation du secteur chinois de la sécurité, réduisant les possibilités de profit des SMP chinoises de taille moyenne et obligeant des centaines d’entreprises à fusionner, à procéder à des acquisitions hostiles, voire à faire faillite. La pandémie a non seulement provoqué une forte perturbation des activités à l’étranger, mais elle a également généré des services supplémentaires pour les entreprises de sécurité privée à assurer dans leur pays. Enfin, l’automatisation des fonctions de sécurité au moyen de la reconnaissance faciale et de l’intelligence artificielle (IA), notamment pour contrôler les foules, a considérablement réduit les besoins en ressources humaines des SMP. Ceci a réduit la demande en agents de sécurité locaux, tout en entraînant des opportunités pour les SMP chinoises opérant à l’étranger d’exporter des technologies de surveillance avancées. En outre, les restrictions imposées aux voyages internationaux ont limité le nombre de nouveaux contrats et réduit l’ampleur des projets en cours pour la BRI. Par conséquent, les solutions de sécurité appropriées ont été les premières à être supprimées par les programmes de réduction des coûts des entreprises d’État chinoises. En outre, la pandémie a restreint les réunions en personne et la corruption souterraine qui entoure l’expansion des petites sociétés de sécurité privées chinoises semi-légales à l’étranger. Un responsable travaillant pour l’une d’elle a indiqué que plusieurs petites SMP chinoises qui avaient l’habitude de maintenir leur portefeuille de clients internationaux grâce à la corruption avaient un besoin urgent de se réunir en présentiel : « Donner des enveloppes rouges [de l’argent liquide] pour conclure de nouveaux contrats et obtenir des licences et des permis locaux n’est pas facile à faire via des réunions faites sur Zoom ».

Dilemmes politiques

Aujourd’hui, face à la montée de la violence à l’étranger et aux perturbations industrielles dans le pays, il sera plus difficile pour le secteur chinois de la sécurité privée de continuer à faire profil bas. Cette situation oblige le gouvernement chinois à se poser une question fondamentale : comment peut-il protéger ses intérêts mondiaux sans externaliser l’utilisation de la force de sécurité à des entités ressemblant à Wagner ou sans privatiser entièrement les entreprises de sécurité comme sur le modèle de Blackwater ? Dans mon prochain livre « Money for Mayhem », j’interroge la manière dont la communauté universitaire chinoise considère les SMP comme une solution appropriée pour minimiser les tensions politiques avec les gouvernements hôtes, en particulier dans les nations marquées par l’histoire coloniale et les conflits armés.

Au cours des dernières décennies, la capacité de Pékin à projeter son image de pays en développement plutôt que d’ancienne puissance coloniale, tout en continuant à bénéficier du parapluie de sécurité américain, a protégé les travailleurs et les investissements chinois. Toutefois, les évènements présents contrastent fortement avec cette façade, Pékin se retrouvant empêtrée dans un réseau complexe de défis sécuritaires.

Si la non-ingérence est une constante de la politique étrangère chinoise, elle est de plus en plus débattue à mesure que la Chine aspire à jouer un rôle plus important dans l’ordre international. Jusqu’à présent, Pékin a opté pour une approche pragmatique : elle s’écarte lentement de la non-ingérence lorsqu’une occasion spécifique se présente. Dans la « nouvelle ère des relations internationales non définies par les États-Unis », l’environnement international de plus en plus fluide et complexe profite à la privatisation par Pékin du monopole des services de sécurité à l’étranger. Toutefois, la montée de la violence et de l’incertitude ne laisse pas le temps au secteur chinois de la sécurité privée de se préparer à de nouvelles menaces.

D’un point de vue juridique, certains universitaires chinois affirment catégoriquement que les opérations militaires mandatées par le gouvernement ne doivent pas être déléguées à des organismes extérieurs. Dans ce contexte, ces experts mettent le doigt sur une contradiction déterminante provenant des pratiques des États-Unis et du Royaume-Uni, qui ont externalisé de nombreuses fonctions militaires depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Selon eux, cette externalisation comporte un risque substantiel de déclencher des violations généralisées des droits de l’homme. Par conséquent, la majorité des universitaires recommandent vivement que l’élaboration des politiques chinoises relatives aux SMP respecte les lignes directrices du gouvernement central chinois, conformément au mandat des Nations unies sur les obligations des parties contractantes à ne pas déléguer des fonctions incombant normalement à l’État.

Les critiques formulées par les chercheurs chinois sur l’état du secteur national de la sécurité privée peuvent être résumées en quatre points. Premièrement, dans le domaine du droit national, les réglementations ont régulièrement évolué depuis la promulgation de la législation principale sur les SMP. Toutefois, le cadre juridique pour l’établissement et les qualifications des entreprises de sécurité opérant à l’étranger reste incertain. Alors que les réglementations applicables aux entreprises exerçant des activités à l’étranger se sont améliorées au sujet des exigences financières, de la gestion des ressources humaines et du soutien de l’État, le secteur de la sécurité est resté à la traîne.

La deuxième critique concerne la BRI en elle-même et souligne l’absence de processus rationalisé, souvent appelé « Guichet unique », pour l’acquisition d’informations opérationnelles essentielles. Différents ministères et départements, du ministère des Affaires étrangères à celui de la Sécurité publique (MSP), ont des réglementations administratives qui se chevauchent concernant l’expansion des SMP sur les marchés étrangers. Si la nécessité de protéger les intérêts de la Chine à l’étranger face à l’escalade des défis sécuritaires est clairement reconnue, la mise en place d’un cadre réglementaire cohérent reste hypothétique.

La troisième critique porte sur le manque d’expertise des SMP chinoises par rapport à leurs homologues internationaux. Le personnel chinois, en particulier les militaires à la retraite, manque souvent d’expérience pour gérer des crises imprévues dans des territoires étrangers et peut avoir des difficultés à communiquer en anglais ou dans les langues locales. En outre, les capacités en matière de prévention sont insuffisantes. Pour remédier à ces lacunes, les entreprises de sécurité privées chinoises doivent cultiver des talents capables de communiquer et de collaborer efficacement avec les forces de l’ordre étrangères, de participer à des opérations de sécurité à l’étranger et de gérer des ressources externalisées.

En ce qui concerne le quatrième point, les chercheurs s’accordent à dire que les SMP chinoises opérant à l’étranger doivent respecter rigoureusement les lois du pays hôte et les normes juridiques internationales. Elles sont invitées à présenter la BRI sous un jour positif, à promouvoir l’image de la Chine et à laisser une impression favorable dans le pays d’accueil afin de gagner la confiance et la reconnaissance de la population locale. De plus, l’industrie devrait développer activement des produits de sécurité à l’étranger qui tirent parti du développement technologique rapide et des capacités de production de la Chine.

Les prochaines étapes

Trois événements survenus sous la présidence de Xi Jinping sont susceptibles d’inciter davantage de SMP chinoises à s’aventurer à l’étranger : 1) la préférence constante pour les entreprises d’État, 2) l’accélération de l’intégration civilo-militaire et 3) l’augmentation des attaques contre des personnes et des infrastructures chinoises à l’étranger.

La protection des ports chinois et des voies de communication maritimes vitales (SLOCs), la collecte de renseignements locaux essentiels et le déploiement de personnel pour des opérations d’évacuation de ressortissants (RESEVAC) ne sont que quelques-unes des offres stratégiques du futur arsenal des SMP chinoises. Compte tenu de l’engagement économique et diplomatique croissant de la Chine à l’échelle mondiale, le gouvernement chinois s’appuiera de plus en plus sur les sociétés de sécurité privées, quelles que soient ses réserves. Pékin ne souhaite manifestement pas reproduire l’expérience russe, mais il reste à voir dans quelle mesure la Chine parviendra à garder le contrôle de ce secteur en pleine expansion.

 

Crédit photo : Wikimedia Commons

Auteurs en code morse

Alessandro Arduino

Dr. Alessandro Arduino est professeur affilié au Lau China Institute du King’s College de Londres et membre du groupe consultatif de l’International Code of Conduct Association. Il est l’auteur de “Money for Mayhem : Mercenaries, Private Military Companies, Drones, and the Future of War” et de “China’s Private Army : Protecting the New Silk Road”.

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