Ce texte est une traduction de l’article « The Limits of Rapprochement Between India and China », publié sur War on the Rocks le 19 septembre 2025.
Ceux qui anticipent un rapprochement durable entre l’Inde et la Chine risquent d’en être pour leurs frais, car des frictions structurelles profondes persistent entre les deux pays. Au cœur de cette méfiance réciproque se trouve notamment un conflit frontalier non résolu.
Certes, l’Inde et la Chine semblent raviver leur dialogue de coopération dans un contexte international turbulent, marqué par la hausse unilatérale des droits de douane américains et par de profondes transformations de l’ordre international. Ces derniers mois ont ainsi laissé entrevoir des signes d’apaisement dans les relations sino-indiennes, en dépit de vents contraires. Parmi les facteurs de tension figurent le soutien affiché de la Chine au Pakistan lors de sa confrontation avec l’Inde en mai 2025, le lancement du projet controversé du barrage de Yarlung Tsangbo, ainsi que l’intensification de la coercition économique chinoise à travers de nouvelles réglementations visant les minéraux critiques, les intrants agricoles, les équipements destinés à la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse et les produits électroniques.
Paradoxalement, cette multiplication des tensions s’est accompagnée d’initiatives de rapprochement, telles que la visite amicale du ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, à l’occasion de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Dans le même esprit, plusieurs mesures ont été annoncées : des conseillers gouvernementaux indiens en charge de la planification économique ont proposé de lever l’autorisation préalable jusqu’ici nécessaire pour les entreprises chinoises cherchant à détenir – jusqu’à 24 % – des parts dans des sociétés indiennes ; les émissions de visas touristiques et les vols directs ont repris ; des déclarations bilatérales optimistes sur la gestion des différends frontaliers ont été formulées.
La visite du Premier ministre indien Narendra Modi en Chine, le 31 août – la première depuis sept ans –, à l’occasion de la réunion de deux jours de l’OCS, a été perçue comme un geste symbolique de rapprochement et de bonne volonté. Modi a souligné que les deux puissances devaient être partenaires plutôt que rivales, tandis que le dirigeant chinois, Xi Jinping, a tenu des propos tout aussi positifs, affirmant qu’il était dans l’« intérêt mutuel de la Chine et de l’Inde d’être de bons voisins et amis ».
Pour beaucoup, ces déclarations et les images issues de cette rencontre ont suscité l’optimisme, laissant espérer que les deux géants asiatiques pourraient enfin évoluer vers une relation plus stable. Pourtant, un tel optimisme risque de passer sous silence des tensions plus profondes, toujours latentes. La même Organisation de coopération de Shanghai illustre d’ailleurs cette réalité d’« amis-ennemis » : pour Pékin, cette plateforme constitue un moyen d’affirmer son leadership régional, tandis que pour New Delhi, elle représente avant tout une nécessité stratégique qui lui permet de conserver sa place à la table des négociations.
Ainsi, au-delà des gestes symboliques, un véritable partenariat amical entre l’Inde et la Chine est-il réellement envisageable ? Bien que les deux pays aient de nombreuses raisons pour renforcer leur coopération, les différends non résolus et une méfiance réciproque persistante suscitent des doutes quant à la pérennité de tout rapprochement. La stratégie de l’administration Trump a, semble-t-il, contribué à modifier le contexte politique. Cependant, l’absence de Narendra Modi au défilé militaire à Pékin, organisé quelques jours seulement après le sommet de l’OCS, laisse entrevoir les limites de la cordialité affichée. En définitive, la normalisation des relations sino-indiennes demeure précaire, car les tensions structurelles, notamment un litige frontalier non résolu, continuent d’éroder la confiance mutuelle, à un moment où l’Inde craint d’être de plus en plus vulnérable face à l’influence régionale de la Chine.
Un coup de projecteur sur le différend frontalier
Représentant les deux pôles de puissance majeures en Asie, l’Inde et la Chine entretiennent des relations complexes, qui alternent phases de coopération et de compétition. À première vue, plusieurs facteurs semblent favoriser la collaboration. Les relations économiques entre les deux pays sont significatives : la Chine figure parmi les principaux partenaires commerciaux de l’Inde, un lien qui a, jusqu’à présent, servi d’ancrage stabilisateur, empêchant leurs relations de basculer entièrement dans l’hostilité. Sur la scène internationale, les deux puissances partagent une préférence pour un ordre multipolaire, résistant à l’hégémonie d’une seule puissance, bien que leurs visions diffèrent quant à la mise en œuvre de ce principe. Cependant, derrière ces points de convergence se cache une réalité bien plus complexe.
Dans ce contexte, la question frontalière demeure l’une des sources de confrontation les plus persistantes, révélatrice d’une dynamique centrale des relations sino-indiennes. Le dilemme stratégique autour de la frontière himalayenne a des racines historiques profondes. Depuis son indépendance en 1947, l’Inde a connu des affrontements récurrents le long de sa frontière nord, dont la guerre sino-indienne de 1962 constitue la rupture la plus marquante. L’offensive chinoise avait laissé l’Inde militairement vaincue et psychologiquement meurtrie, façonnant durablement la façon qu’a New Delhi de percevoir Pékin, considéré comme un adversaire stratégique à long terme. Le quasi-conflit de 1987 a rappelé la fragilité des relations bilatérales, tout en ouvrant la voie à des initiatives diplomatiques. Ainsi, l’accord de 1993 sur le maintien de la paix et de la tranquillité le long de la ligne de contrôle effectif (LAC) visait notamment à institutionnaliser des mécanismes de désescalade à la frontière.
Malgré ce cadre, la concurrence stratégique s’est maintenue. Au début des années 2000, la Chine a initié un ambitieux projet d’infrastructure au Tibet, notamment la ligne ferroviaire Qinghai-Tibet, renforçant significativement sa logistique militaire et la mobilité de ses troupes le long de la LAC. Cette infrastructure permet désormais à la Chine de déployer rapidement ses troupes sur la ligne de front, modifiant ainsi de manière substantielle l’équilibre stratégique dans la région. En réponse à la présence croissante de Pékin dans la région, l’Inde a entrepris, en 2007, un renforcement de sa défense, visant à établir une posture militaire solide, capable de dissuader de manière crédible toute tentative chinoise d’incursion sur son territoire. Fait notable, cette période de tensions et de renforcement militaire à la frontière n’a pas freiné la coopération économique : les deux pays ont, parallèlement, augmenté leurs échanges commerciaux bilatéraux.
Vers le milieu de l’année 2009, des signes notoires de frustration sont apparus en Inde en raison du déséquilibre produit par la politique générale d’engagement envers la Chine. À New Delhi, l’idée s’est progressivement imposée que la Chine était la seule grande puissance qui semblait ne pas accepter l’ascension de l’Inde. Le sentiment dominant en Inde à l’époque – et encore aujourd’hui – est que le régime chinois n’est pas disposé à accorder à l’Inde le poids qui lui revient dans les affaires mondiales ou régionales. De plus, l’engagement économique de la Chine, notamment par le développement d’infrastructures et sa présence croissante dans l’océan Indien, a accentué ces inquiétudes. Comme l’a observé C. Raja Mohan, le développement d’infrastructures chinoises au Tibet a accru les vulnérabilités stratégiques de l’Inde, au moment même où les intérêts de cette dernière étaient court-circuités voire affaiblis par les initiatives prises par la Chine au niveau mondial.
Dans ce contexte, les efforts pour une gestion concertée de la frontière se sont poursuivis, notamment avec la création, en 2012, du Mécanisme de travail pour la consultation et la coordination à la frontière. Cependant, cette initiative n’a pas suffi à changer, en Inde, la perception selon laquelle la Chine cherchait à restreindre son espace stratégique. En 2013, le face-à-face de Depsang a marqué une recrudescence des tensions. Lorsque le Bharatiya Janata Party (BJP) a remporté la majorité absolue en 2014 et que Narendra Modi est devenu Premier ministre, celui-ci a d’abord exprimé sa volonté d’engager un dialogue constructif avec Pékin, notamment en renforçant les liens économiques. Cependant, Modi avait également, durant sa campagne électorale, mobilisé la rhétorique de la « mentalité expansionniste » de la Chine. Ainsi, le Premier ministre indien a cherché à trouver un équilibre entre la poursuite du commerce et des investissements et une réponse ferme face aux actions chinoises. Lors de la visite de Xi Jinping en Inde en 2014, Modi a exprimé directement ses préoccupations concernant les incursions chinoises à Chumar, manifestant ainsi sa volonté d’adopter une attitude plus résolue à l’égard de Pékin. L’instabilité persistante le long de la frontière, conjuguée à des visions stratégiques profondément divergentes, a dès lors préparé le terrain aux crises ultérieures, de celle du Doklam en 2017 à celles du Ladakh en 2020.
Cycles d’escalade et de désescalade
Le face-à-face du Doklam en 2017 illustre parfaitement les cycles récurrents d’escalade et de désescalade qui caractérisent les relations entre New Delhi et Pékin. Le plateau du Doklam est une zone disputée entre le Bhoutan, la Chine et l’Inde. À la mi-juin 2017, des militaires chinois ont entrepris la prolongation d’une route dans cette région, s’approchant dangereusement du corridor de Siliguri en Inde, également appelé le « cou de poulet », un étroit passage stratégique reliant le Nord-Est de l’Inde au reste du pays. Cette manœuvre représentait pour Pékin un moyen relativement peu coûteux mais efficace de faire valoir ses revendications territoriales, tout en mettant en place des infrastructures susceptibles de faciliter la collecte de renseignements sur les forces armées indiennes.
Cependant, l’Inde a rapidement déployé ses troupes dans la zone disputée, conformément au Traité d’amitié indo-bhoutanais de 2007, interrompant ainsi les travaux routiers. Les deux parties se sont alors engagées dans une confrontation risquée, testant chacun la détermination de l’autre, avant de finalement privilégier la voie diplomatique. Les déclarations de Pékin faisaient écho aux confrontations historiques, notamment la guerre de 1962, et les deux camps ont adopté un ton particulièrement ferme et tendu. Bien qu’aucun combat direct n’ait été officiellement rapporté, ce face-à-face a été l’un des incidents les plus graves entre l’Inde et la Chine en près de 55 ans, ravivant la crainte d’un nouveau conflit militaire entre les deux pays. Il a en outre révélé une tendance encore plus inquiétante : la normalisation des confrontations à haut risque. En effet, tandis que les démonstrations de force militaire et les représailles diplomatiques s’intensifiaient, les liens économiques entre l’Inde et la Chine continuaient, paradoxalement, de se renforcer.
Ce n’est qu’après plus de deux mois de face-à-face que, grâce aux mécanismes de travail existants, les deux parties ont accepté de retirer leurs troupes vers leurs positions initiales. Le désengagement du Doklam a permis à Narendra Modi de se rendre à Xiamen, en Chine, pour le sommet des BRICS en septembre 2017. Cette désescalade a été suivie de multiples signes d’amélioration des relations bilatérales, notamment le sommet informel de Wuhan entre Modi et Xi et la rencontre parallèle des ministres des Affaires étrangères dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai. Lors de leur première rencontre bilatérale l’année suivante, en juin 2019, en marge du sommet de l’OCS à Bichkek, Modi a déclaré à Xi qu’« un nouvel élan et une nouvelle stabilité » caractérisaient désormais les relations sino-indiennes grâce à une meilleure communication stratégique entre les deux pays, une évolution qui, selon lui, les rendrait chacun « plus sensible aux préoccupations et aux intérêts de l’autre ».
La dynamique de désescalade s’est révélée fragile. L’abrogation de l’article 370 de la constitution indienne en août 2019, qui a fait du Ladakh un territoire de l’Union, administré directement depuis New Delhi, a créé un nouveau sujet de discorde entre l’Inde et la Chine. Dans le but de soutenir le Pakistan et d’internationaliser la question du Cachemire devant les Nations unies, la Chine a critiqué les actions indiennes, estimant qu’elles portaient atteinte à ses intérêts directs. Après l’échec de cette tentative, Pékin a commencé à renforcer ses déploiements militaires le long de la LAC dans l’est du Ladakh, notamment à proximité de la vallée de Galwan, de Hot Springs et du lac Pangong, dès avril 2020. En réponse, l’Inde a contré le positionnement chinois en mai 2020, ce qui a entraîné une série de face-à-face entre les troupes indiennes et chinoises dans plusieurs zones le long de la LAC. Alors que les deux gouvernements tentaient de minimiser les tensions, l’opposition s’est transformée en une confrontation violente dans la vallée de Galwan à la mi-juin 2020.
Les affrontements de 2020 ont marqué un tournant encore plus brutal : contrairement au Doklam, la confrontation dans la vallée de Galwan a entraîné des pertes humaines des deux côtés, les premières depuis plusieurs décennies. Dans le Ladakh, la décision surprise de la Chine d’occuper militairement des positions clés à plusieurs endroits a contraint l’Inde à se mobiliser rapidement. Cependant, la réponse indienne a été plus forte que lors de l’épisode de 2017. Malgré les efforts diplomatiques, la Chine a poursuivi le renforcement de ses positions à Pangong Tso, Depsang et Hot Springs, en construisant de nouveaux bunkers, routes et fortifications. L’Inde a réagi en répondant point par point à la présence militaire chinoise. Pour finir, l’armée indienne a lancé l’opération « Snow Leopard » à la fin du mois d’août 2020, afin de prendre le contrôle des hauteurs stratégiques autour du lac Pangong et d’autres points de friction. Cette opération militaire a clairement conduit les deux parties au bord du conflit de manière particulièrement aiguë. Parallèlement, alors que le blocage diplomatique persistait, le renforcement militaire s’est accompagné de contre-mesures économiques, telles que de nouvelles restrictions sur les investissements et les applications numériques chinoises. Ces mesures, bien que principalement protectionnistes afin de réduire sa vulnérabilité économique, visaient également à démontrer la résilience de l’Inde : alors que Pékin semblait bénéficier d’un avantage initial dans la confrontation, New Delhi a envoyé un signal clair de sa détermination visant à ne pas se laisser prendre au dépourvu à l’avenir.
Une tentative d’intensifier les efforts de désengagement et de désescalade a eu lieu lorsque Modi et Xi se sont brièvement rencontrés en marge du sommet des BRICS à Johannesburg en 2023. Cependant, cette tentative s’est révélée infructueuse. Ce n’est qu’à l’été 2024 que la dynamique s’est véritablement relancée et, en septembre 2024, le ministre indien des Affaires étrangères, Jaishankar, a déclaré qu’environ 75 % des différends liés au « désengagement » le long de la frontière entre l’Inde et la Chine avaient été résolus.
Malgré ces avancées, cette résolution demeure incomplète. Pékin continue d’étendre ses infrastructures stratégiques et de renforcer ses déploiements militaires, notamment avec la ligne ferroviaire Hotan-Shigatse qui longe les zones de friction à l’est du Ladakh et dont l’extension vers Yadong, près de la vallée du Doklam, est déjà envisagée. Depuis juin 2025, les discussions bilatérales entre l’Inde et la Chine visant à clarifier et délimiter une frontière contestée depuis des décennies sont devenues plus ambitieuses, laissant entrevoir quelques signes de progrès, même si les changements substantiels demeurent limités. En définitive, la gestion des confrontations frontalières est restée minimale, ce qui n’a pas permis un rétablissement durable de la confiance mutuelle.
À la lumière de ce qui précède, plusieurs facteurs entretiennent cet état de fait. Premièrement, l’Himalaya n’est pas une frontière stabilisée, mais une « géographie contestée » sur le plan historique, qui engendre des frictions constantes. Chaque nouvelle route, chaque nouveau pont ou chaque nouveau déploiement de troupes modifie l’équilibre tactique, ce qui rend la confrontation quasi automatique. Deuxièmement, à chaque affrontement frontalier, les deux puissances parviennent finalement à désamorcer la situation, ce qui conduit à banaliser ces face-à-face, perçus comme des outils politiques ordinaires. Dans cette dynamique, l’asymétrie joue un rôle central : la Chine, puissance dominante, ne voit guère d’intérêt à faire de concessions, tandis que l’Inde refuse d’accepter un désavantage structurel permanent. Troisièmement, le nationalisme constitue une ressource politique majeure des deux côtés. Les dirigeants chinois invoquent la préservation de l’intégrité territoriale pour projeter leur force, tandis que les dirigeants indiens mettent en avant leur fermeté face à la Chine, à la fois pour éviter de paraître faibles et parce que toute modification du territoire indien nécessiterait l’approbation du parlement. Cela entraîne une politisation des incidents frontaliers, réduisant ainsi la marge de manœuvre pour un compromis. Quatrièmement, les face-à-face servent aussi de signaux stratégiques à moindre coût : la Chine rappelle à l’Inde sa vulnérabilité, tandis que l’Inde affiche sa résilience. Chaque confrontation devient ainsi une épreuve de crédibilité et de dissuasion. Enfin, les mécanismes existants ne permettent pas de résoudre les différends, mais seulement de les gérer. Le principal problème réside dans le fait que la plupart de ces mécanismes ne sont activés qu’une fois la crise déclenchée : ils agissent comme des soupapes de contrôle des crises, et non comme des outils de prévention des conflits. Par conséquent, chaque flambée de tensions est « contenue », mais jamais réellement réglée. En outre, en raison des implications historiques et politiques profondes liées aux différends frontaliers, les deux parties hésitent parfois à activer ces mécanismes au moment opportun, soit pour préserver leur crédibilité intérieure, soit pour attendre que l’adversaire ait fait preuve d’une retenue suffisante.
Implications stratégiques : le dilemme et les impératifs de l’Inde
La persistance d’une gestion de crise sans véritable résolution à la frontière met en évidence la nature structurelle de la rivalité sino-indienne. Ce qui peut apparaître comme une normalisation n’est souvent qu’une trêve fragile, aisément compromise par des affrontements localisés. Parallèlement, la puissance d’influence multidimensionnelle de la Chine – combinant pression militaire, levier économique, stratégie d’isolement diplomatique et de domination technologique – place l’Inde dans une position défensive.
Les enjeux dépassent largement les interactions bilatérales à la frontière. Les liens économiques, censés stabiliser la relation, sont devenus source de tensions. L’Inde subit un important déficit commercial vis-à-vis de la Chine, tandis que leurs différends liés à l’accès à leurs marchés respectifs et à leur concurrence pour les ressources persistent. L’utilisation récente par Pékin d’outils économiques coercitifs, allant des contrôles à l’exportation sur les terres rares, essentielles au secteur indien des technologies, aux restrictions sur les engrais et les équipements industriels, a renforcé les vulnérabilités de l’Inde. Plutôt que d’offrir la perspective d’un avenir plus équilibré, l’approche chinoise a mis en évidence la forte dépendance structurelle de l’Inde, ce qui a accentué la méfiance réciproque. Malgré une coopération affichée entre l’Inde et la Chine, les deux puissances demeurent économiquement interdépendantes, mais rivales sur le plan stratégique, révélant la fragilité du discours « gagnant-gagnant » souvent mobilisé pour décrire leurs relations.
À une échelle plus large, il y a peu de convergence entre les deux puissances. Le partenariat de longue date entre la Chine et le Pakistan est perçu par l’Inde comme une provocation directe, notamment du fait du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) au sein de l’initiative Belt and Road, sans parler des efforts de Pékin visant en général à étendre son influence dans d’autres pays, tels que le Sri Lanka et les Maldives. En réaction, l’Inde cherche à convaincre les États de la région de freiner ou de réduire la présence stratégique de la Chine sur leurs territoires. Parallèlement, New Delhi a cherché à nouer ses propres partenariats avec les voisins de la Chine. À titre d’exemple, l’Inde a coopéré avec le Vietnam dans le cadre de ses explorations minières dans la mer de Chine méridionale et a engagé des démarches pour vendre des missiles BrahMos aux Philippines. Le facteur Trump complique encore davantage le calcul stratégique de l’Inde vis-à-vis de la Chine et, en dépit des tarifs douaniers imposés par Washington, la réalité est que New Delhi ne peut se permettre de s’éloigner des États-Unis.
L’Inde et la Chine restent donc enfermées dans une dynamique d’« amis-ennemis », contraintes de coopérer tout en étant vouées à s’affronter, le conflit frontalier constituant le cœur de ces tensions. L’interdépendance économique coexiste avec une rivalité stratégique, au sein de laquelle les litiges frontaliers alimentent des cycles d’escalade. Le véritable dilemme de l’Inde ne réside donc pas dans sa capacité à « gérer » la Chine, mais dans sa faculté d’échapper au rôle de gestionnaire de crise permanent, condamné à réagir aux initiatives de Pékin plutôt que de façonner lui-même son environnement stratégique.
L’interdépendance économique s’est révélée illusoire, servant davantage de levier de coercition que de facteur de stabilité, tandis que le soutien des États-Unis ne saurait se substituer à la transformation structurelle de l’Inde. New Delhi devrait donc œuvrer à renforcer sa résilience économique, en réduisant sa dépendance au commerce et aux technologies chinoises, tout en consolidant ses alliances avec d’autres puissances influentes afin de gagner en marge de manœuvre stratégique. Parallèlement, l’Inde devrait moderniser ses infrastructures frontalières, améliorer ses capacités de surveillance et réformer ses mécanismes de gestion de crise afin de prévenir plutôt que de simplement contenir les face-à-face, tout en menant une diplomatie plus sélective et stratégique.
L’évolution future de la situation frontalière demeure incertaine et plusieurs dynamiques pourraient accentuer les tensions. L’accélération du développement des infrastructures chinoises dans les zones disputées, le renforcement des déploiements militaires, ainsi que la montée du nationalisme intérieur réduisent encore davantage la marge de manœuvre pour un compromis. À l’inverse, des progrès pourraient être envisagés si les deux pays parvenaient à institutionnaliser les communications entre leurs armées, à clarifier et à codifier les règles d’engagement au-delà de l’accord de 1993 sur le maintien de la paix et de la tranquillité, et à établir un cadre à long terme visant à réduire les risques stratégiques. D’ici là, les gestes de rapprochement, tels que ceux récemment affichés lors du sommet de l’OCS, resteront symboliques et l’Inde risque de s’enliser dans un avenir où sa politique à l’égard de la Chine serait dictée non par une stratégie proactive, mais par une logique de survie.
Crédits photo : Bureau du Premier ministre indien via Wikimedia Commons
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