Cet article est une traduction de « Foreign State-Sponsored Disinformation in the Pacific Islands », publié par l’Australian Institute of International Affairs le 13 mars 2025.
Des puissances étrangères ont désormais recours à la désinformation pour tenter d’influencer les opinions et la politique étrangère des États insulaires du Pacifique. Tirer les leçons d’expériences récentes dans ces territoires peut nous aider à identifier les changements dans l’environnement numérique, qui ont des ramifications nationales et internationales.
La désinformation est un sujet important de la recherche sur la sécurité, notamment depuis les accusations d’ingérence russe lors de l’élection présidentielle américaine de 2016. Des études ont été menées sur les campagnes de désinformation étrangères aux États-Unis, à Taïwan, en Ukraine et dans l’Union européenne (UE). En comparaison, peu d’écrits ont été publiés sur les actions de désinformation de puissances étrangères dans les États insulaires du Pacifique.
Lors de nos recherches, nous n’avons trouvé que 13 articles universitaires et rapports de recherche sur la désinformation qui étudiaient précisément la désinformation provenant d’États étrangers dans le Pacifique. Nous les avons examinés pour déterminer ce que l’on sait actuellement des effets de ce phénomène sur l’opinion publique. La désinformation pouvant provenir à la fois de sources étatiques ou non étatiques, il peut être difficile, voire impossible, d’attribuer ces actions de désinformation à un État en particulier. Cependant, nous pouvons supposer que la désinformation qui amplifie et soutient les positions politiques d’une puissance étrangère peut provenir de cette puissance même, en particulier lorsque les informations semblent déconnectées des questions nationales qui animent le débat public dans les États insulaires du Pacifique.
Selon les études que nous avons examinées, la Chine, la Russie et l’Indonésie ont été impliquées dans des actions de désinformation en Océanie. Le pays le plus actif est la Chine : elle utilise la désinformation dans le cadre d’une campagne d’influence plus large visant à renforcer sa récente implication dans le Pacifique. La Chine a l’habitude d’utiliser la désinformation et les campagnes d’influence à l’intérieur de ses frontières, mais aussi beaucoup contre Taïwan. L’île a d’ailleurs été décrite comme étant soumise à la plus importante désinformation au monde, tout en disposant de certains des meilleurs mécanismes de lutte contre ce phénomène.
Qu’est-ce qui motive la désinformation dans le Pacifique ?
Les États étrangers ont des motivations différentes pour diffuser de la désinformation dans le Pacifique. Comme nous l’évoquions plus haut, la Chine cherche à exercer une influence politique et à obtenir un soutien pour sa position sur Taïwan. Depuis 2019, trois États insulaires du Pacifique sont passés d’une reconnaissance diplomatique de Taïwan à une attitude en faveur de la Chine. En revanche trois autres pays (Tuvalu, les Îles Marshall et les Palaos) maintiennent toujours des liens avec Taïwan. La Russie n’a aucun intérêt direct dans le Pacifique, mais elle s’est engagée dans des campagnes de désinformation à l’échelle mondiale pour éroder la réputation des États-Unis.
Une campagne de désinformation chinoise notable a eu lieu à la suite des émeutes de 2021 à Honiara, aux Îles Salomon. Une série d’articles publiés par le média d’État chinois Global Times ont faussement accusé les États-Unis et Taïwan d’avoir initié cette révolte. Ce récit a été amplifié par Alfred Sasako, du populaire journal Solomon Star et vice-président de l’Association d’amitié sino-salomonienne (Solomon Islands China Friendship Association), qui a publié un article dans le Solomon Star affirmant que Taïwan avait directement soutenu les violences.
En 2024, une campagne de désinformation similaire a impliqué la coopération de médias d’État chinois et russes. Sputnik avait annoncé avoir trouvé des preuves d’un complot américain visant à organiser un coup d’État électoral contre le Premier ministre pro-chinois Manasseh Sogavare. L’article citait ce qu’il prétendait être une source anonyme de l’International Foundation for Electoral Systems (IFES). Cet article a été repris par le Global Times, qui a publié pas moins de six autres articles amplifiant ces fausses informations. À peu près au même moment, une source anonyme prétendant appartenir à l’IFES a fait circuler un courrier électronique affirmant que les partisans révoltés de l’ancien Premier ministre des Îles Salomon, Daniel Suidani, avaient l’intention d’utiliser de l’essence et de la dynamite pour détruire des infrastructures essentielles et attaquer le gouvernement – tout ceci avec la connaissance et le soutien financier des États-Unis. À ce jour, des poursuites ont été engagées pour des incendies volontaires et des pillages d’entreprises asiatiques à Honiara, mais il n’y a aucune preuve de violence organisée planifiée.
D’autres analyses des émeutes indiquent en revanche que les principaux moteurs de ce moment explosif étaient le mécontentement profond de la population, son exclusion de la vie politique et des gains économiques, plutôt qu’une ingérence étrangère en tant que telle.
L’intérêt principal de l’Indonésie dans le Pacifique est de réprimer le soutien aux appels à l’indépendance de la Papouasie occidentale et d’affirmer sa domination sur le territoire. Le Vanuatu possède une Association pour une Papouasie occidentale libre (Free West Papua Association) active et ses dirigeants ont répété à plusieurs reprises leur appel à l’autodétermination de ses habitants dans les fora internationaux. Les gouvernements de Papouasie-Nouvelle-Guinée, des Fidji et des Îles Salomon n’ont pas activement soutenu la cause de la Papouasie occidentale ces derniers temps et, plus généralement, les États du Pacifique ont montré un intérêt décroissant pour l’autodétermination en général.
Une enquête menée en août 2019 a révélé qu’un acteur basé en Indonésie avait créé plusieurs pages d’informations supposément indépendantes sur Facebook, qui diffusaient de la désinformation au sujet de l’envoyée spéciale du Vanuatu pour la décolonisation de la Papouasie occidentale auprès des États insulaires du Pacifique. L’Indonésie a également été liée à plusieurs reprises à des réseaux de bots sur Facebook et X (anciennement Twitter), qui « détournent » des hashtags tels que #FreeWestPapua et #Vanuatu en associant les hashtags à des commentaires et des infographies pro-gouvernementaux. Des militants pro-indépendance de Papouasie occidentale ont signalé que leurs comptes étaient régulièrement la cible d’insultes et de menaces sur Facebook et Instagram, de la part de comptes à la fois authentiques et faux.
Ces manœuvres de désinformation sont-elles efficaces ?
Il est difficile de déterminer l’efficacité de la désinformation menée par des puissances étrangères, car elle fonctionne rarement seule et il est difficile de séparer les effets de la désinformation des autres formes d’influence. Néanmoins, les analyses réalisées à ce jour suggèrent que les campagnes de désinformation menées par des États étrangers dans le Pacifique ont eu peu d’impact immédiat sur les populations qu’elles visaient.
Les fausses pages Facebook destinées aux internautes Ni-Vanuatu [Mélanésiens originaires du Vanuatu] ont été supprimées à la suite de l’article du Daily Post et une enquête menée en 2022 sur la campagne de désinformation chinoise autour des émeutes de Honiara a révélé qu’elle n’avait pas réussi à modifier l’opinion des habitants des îles Salomon sur la Chine ou l’Occident. Notre expérience à ce jour suggère que la source de ce qui est dit est déterminante. Ainsi, les articles de désinformation rédigés par des auteurs salomoniens connus pour être « à la solde » de telle ou telle puissance plutôt que par des journalistes réputés pour leurs reportages équilibrés, ou par des auteurs dont les noms ne sont pas connus du public salomonien, ont été signalés par les internautes comme probablement faux.
L’article de 2024 de Sputnik sur l’ingérence électorale a été republié sur Facebook par le Parti de l’émancipation, de l’unité et de la responsabilité (Ownership, Unity and Responsibility Party) de Manasseh Sogavare, mais il a pu être considéré comme politiquement biaisé plutôt que factuel. La désinformation devra ainsi devenir plus sophistiquée pour apparaître « vraie », une tâche qui pourrait également s’avérer plus difficile à réaliser avec l’intelligence artificielle, en raison de la diversité des langues océaniennes, qui ne sont pas facilement reproduisibles avec les outils actuels.
Il s’agit donc d’échecs tactiques à court terme, qui doivent néanmoins être mis en perspective avec des intérêts stratégiques à plus long terme. Les intérêts d’États étrangers tels que la Chine et l’Indonésie en matière de désinformation dans le Pacifique se poursuivront et s’intensifieront même à mesure que des conflits auront lieu. La Papouasie occidentale s’est de plus en plus militarisée ces dernières années et l’élection de l’ancien général militaire Prabowo Subianto, accusé de violations des droits de l’homme en Papouasie occidentale et au Timor oriental, risque d’entraîner une escalade des tensions.
De même, les tensions entre la Chine et Taïwan sont vives et l’Océanie abrite, comme nous l’évoquions, trois des onze pays membres de l’ONU qui reconnaissent encore Taïwan, soit autant de champs de bataille pour le principe d’une seule Chine. Les pays du Pacifique Nord (Micronésie) pourraient être plus durement touchés par un futur conflit sur Taïwan et, actuellement, les cyberattaques attribuées à la Chine sont courantes aux Palaos.
Les objectifs à plus long terme de ces manœuvres de désinformation sont de discréditer les individus et les institutions qui émettent des critiques, en particulier à l’égard de Taïwan, de l’influence chinoise ou de la Papouasie occidentale. Il s’agit aussi de réduire les liens émotionnels ou culturels que les gens ressentent envers ces causes. Des études psychologiques ont suggéré qu’une exposition répétée à de fausses informations rendait les individus plus réceptifs à de faux récits.
Même si ces tentatives de désinformations ne sont pas devenues virales en Océanie, la confiance envers les autorités, les médias et les opinions critiques en général pourrait être entachée durablement et, par conséquent, il pourrait devenir plus laborieux de contrer de futures manœuvres. Les dangers de la désinformation ne résident pas seulement dans la possibilité que des acteurs étatiques étrangers influencent l’opinion publique, mais également dans la certitude qu’ils pourront façonner les environnements épistémiques des États océaniens.
Crédits photo : chameleonseye
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