Les déséquilibres au sein de la trilatérale États-Unis-Japon-Philippines

Le Rubicon en code morse
Mar 14

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Cet article est une traduction de l’article « The U.S.-Japanese-Philippine trilateral is off-balance », publié sur War on the Rocks le 19 octobre 2023.

Alors que les tensions géopolitiques s’intensifient dans la région Indo-Pacifique, la trilatérale de sécurité entre les États-Unis, le Japon et les Philippines s’affirme comme un arrangement de défense potentiellement crucial. Elle a déjà suscité un grand intérêt à Washington et à Tokyo, notamment après la réunion inaugurale des conseillers à la sécurité nationale du groupe et le tout premier exercice trilatéral des garde-côtes en juin. Les dirigeants des deux côtés du Pacifique ont exprimé leur volonté de voir cet arrangement jouer un rôle de premier plan en matière de sécurité dans les mers de Chine orientale et méridionale, en unifiant les efforts pour contrer le comportement agressif et illégal de la Chine.

Cependant, à mesure que cette trilatérale continue d’évoluer, quelques fissures commencent à apparaître dans la confiance que Manille accorde à celle-ci. Bien que nombre de ces préoccupations n’aient pas encore été abordées dans les rapports et analyses en cours sur la trilatérale États-Unis-Japon-Philippines, mes recherches sur le terrain au cours de l’été dernier ont mis en évidence plusieurs points de frustration à l’égard de cet arrangement chez les dirigeants et les analystes dans le domaine de la défense aux Philippines. Plus précisément, les inquiétudes grandissantes qui émergent à Manille concernent plusieurs sujets : la capacité du pays à maintenir une relation indépendante avec la Chine et à élaborer une stratégie également indépendante à son égard ; l’inclination de Tokyo à déléguer les décisions de sécurité à Washington ; et l’affaiblissement involontaire des liens bilatéraux de sécurité entre le Japon et les Philippines qui serait une conséquence du renforcement de la trilatérale.

Un format trilatéral équilibré entre les États-Unis, le Japon et les Philippines peut aborder les préoccupations de sécurité collective dans les mers de Chine orientale et méridionale, tout en envoyant un signal dissuasif puissant à la Chine concernant toute ambition potentielle envers Taïwan. Par conséquent, trouver le juste équilibre revêt une importance cruciale. Une relation trilatérale déséquilibrée pourrait, au lieu de renforcer une posture collective de sécurité régionale, finir par affaiblir sa base même. En favorisant une réduction de la nature transactionnelle évidente de la trilatérale, en accordant un rôle renforcé au Japon et en reconnaissant la valeur de la trilatérale au-delà de la question de Taïwan, les trois pays peuvent s’assurer que cette nouvelle relation puisse efficacement relever les défis auxquels l’Indo-Pacifique est confronté.

Préoccupations passées et présentes

Les préoccupations au sujet d’un Washington autoritaire ou peu fiable ne sont pas nouvelles à Manille. La confiance mutuelle dans l’alliance de défense entre les États-Unis et les Philippines a traversé des hauts et des bas au fil des décennies. Les périodes caractérisées par un renforcement des relations, exemplifiées par la signature de l’Accord de coopération renforcée en matière de défense en 2014 sous la présidence de Benigno « Noynoy » Aquino, ont souvent été suivies de phases de coopération réduite, comme cela a été le cas avec le retrait relatif de la des États-Unis pendant les années de la présidence Rodrigo Duterte. Actuellement, l’alliance entre les Philippines et les États-Unis semble plus solide que jamais. Depuis son entrée en fonction en juin 2022, le président Ferdinand Marcos Jr. a fait de la consolidation des relations de sécurité entre les États-Unis et les Philippines une priorité, comment en témoigne notamment l’expansion et la relance de l’Accord de coopération renforcée en matière de défense en février 2023. Cet accord permet à l’armée américaine d’avoir accès à neuf bases militaires philippines situées à proximité de points chauds géopolitiques, près de Taïwan et de la mer de Chine méridionale.

En comparaison avec les fluctuations des relations entre les États-Unis et les Philippines, les liens de défense entre Tokyo et Manille ont été plus constants, bien que moins profondément enracinés. Un tournant significatif dans cette relation s’est produit en 2012 après l’incident du récif de Scarborough, marquant le début d’une décennie de renforcement des relations, initiée par le transfert de navires des garde-côtes par Tokyo en 2013. Même pendant l’ère Duterte, le Japon et les Philippines ont consolidé leurs liens de défense : le Japon a augmenté son nombre d’escales portuaires, a amélioré le renforcement des capacités bilatérales et a transféré des navires et des équipements. Cette évolution constante a conduit aujourd’hui à l’établissement d’un des partenariats de sécurité de Manille les plus fiables.

Cependant, l’étendue des préoccupations actuelles de Manille m’est apparue clairement lors de mes recherches sur le terrain en juillet et août 2023, au cours desquelles j’ai conduit une série d’entretiens avec des responsables actuels et anciens de la défense philippine. Ces personnes étaient affiliées à des institutions de premier plan, notamment le Conseil de sécurité nationale, le département de la Défense et des think tanks liés au gouvernement. Bien que les informations recueillies reflètent principalement les opinions émanant de l’élite, de telles perspectives sont essentielles pour comprendre l’évolution des enjeux de sécurité, tels que la trilatérale États-Unis-Japon-Philippines.

La première préoccupation exprimée par les dirigeants et les experts de la défense des Philippines à l’égard de la trilatérale États-Unis-Japon-Philippines réside dans son potentiel à limiter l’influence de Manille dans la gestion des relations avec Pékin. Cette inquiétude découle de la perception selon laquelle les principales motivations des États-Unis et du Japon dans l’expansion des relations de sécurité avec les Philippines concernent Taïwan. En raison de la position stratégique de l’île de Luçon, la plus grande et la plus peuplée des Philippines, située à seulement 250 kilomètres de la côte sud de Taïwan, le pays serait considéré comme un partenaire attrayant et un emplacement optimal pour l’établissement de bases en cas de conflit. Cependant, tous les dirigeants à Manille ne sont pas disposés à adopter la vision soutenue par les Américains et les Japonais d’une posture militaire renforcée dans le nord des Philippines.

Indéniablement, il existe des motivations pertinentes et stratégiquement cruciales qui justifient la profonde préoccupation des Philippines face à toute tentative chinoise de s’emparer de Taïwan, en particulier en ce qui concerne la sécurité des près de 200 000 travailleurs philippins présents sur l’île. C’est pourquoi certains politiciens et responsables de la défense aux Philippines préconisent régulièrement une position plus ferme sur cette question. Néanmoins, le débat sur le rôle des Philippines dans un éventuel conflit à Taïwan est loin d’être clos. À Manille, il n’existe aucun consensus, même de manière rudimentaire et ambiguë, sur le sujet, contrairement à ce qui semble se dessiner actuellement à Washington et même à Tokyo. La déclaration la plus proche d’un soutien militaire à Taïwan émanant de Manille se compose de commentaires vagues faits par l’ambassadeur des Philippines aux États-Unis en 2011. Celui-ci a laissé entendre que Manille pourrait autoriser Washington à utiliser des bases sur son territoire « si cela est jugé important pour notre sécurité ». Marcos lui-même n’a jamais dévié d’une position neutre sur Taïwan, exprimant ses opinions dans une interview: « J’ai appris un dicton africain : Quand les éléphants se battent, le seul qui perd, c’est l’herbe. Nous sommes l’herbe dans cette situation. Nous ne voulons pas être piétinés ».

Certains politiciens philippins ont avancé l’idée selon laquelle Washington chercherait à entraîner Manille dans une future guerre au sujet de Taïwan. Aussi improbable que cela puisse paraître à Washington, les responsables américains ne devraient pas s’attendre à ce que cette suspicion disparaisse ou qu’elle soit remplacée par un soutien plus catégorique en faveur de Taïwan. Les États-Unis et le Japon devraient plutôt reconnaître l’équilibre délicat que Manille s’efforce de maintenir dans ses relations extérieures. Insister trop fermement sur une position spécifique au sujet de Taïwan pourrait mettre à rude épreuve le partenariat stratégique et compromettre les objectifs plus larges de sécurité régionale.

La voix du Japon en sourdine

La deuxième préoccupation repose sur cette perception à Manille selon laquelle Tokyo a tendance à déléguer les questions de sécurité à Washington. Par conséquent, les responsables philippins de la défense m’ont souligné que tout désaccord au sein de la trilatérale se concluait inévitablement par le soutien du Japon aux préférences américaines, laissant ainsi les Philippines isolées dans leur divergence d’opinions. Cette situation peut instaurer une dynamique persistante de type  « 2+1 » au sein des forums trilatéraux, où Manille se retrouverait constamment en position minoritaire.

Cette perception d’une déférence japonaise est probablement quelque peu exagérée, car le Japon coopère fréquemment avec des partenaires en matière de sécurité en Asie du Sud-Est de manière indépendante des États-Unis. En effet, comme discuté précédemment, sa relation avec Manille en est un excellent exemple. Cependant, cette préoccupation a des racines historiques et politiques qui ne peuvent être négligées. L’alliance du Japon avec les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, associée à la dynamique complexe de sa politique intérieure sensible aux enjeux de défense, a conduit à une tendance de longue date qui consiste, pour le Parti libéral-démocrate au pouvoir, à s’aligner sur les préférences américaines en matière de sécurité. Cet alignement implique souvent que les politiciens japonais utilisent le concept de Gaiatsu ou « pression extérieure » pour justifier la poursuite de réformes ou d’actions de sécurité par ailleurs controversées, comme cela a été le cas avec le déploiement des Forces d’autodéfense japonaises en Irak en 2004.

Par conséquent, du point de vue des Philippines, la propension de Tokyo à la déférence peut donner l’impression que le partenariat trilatéral avec le Japon et les États-Unis est encore plus dominé par les Américains que ses propres relations bilatérales avec Washington. Ainsi, une convergence croissante des objectifs de sécurité entre Washington et Tokyo peut sembler plus contraignante que rassurante pour Manille à mesure que les liens trilatéraux se renforcent.

Préférer un cadre trilatéral au détriment d’une approche bilatérale ?

Enfin, des entretiens avec plusieurs dirigeants et experts de la défense à Manille ont mis en lumière un mécontentement manifeste face à l’éventualité qu’un renforcement du partenariat trilatéral entre les États-Unis, le Japon et les Philippines puisse se faire au détriment de la relation bilatérale de défense avec le Japon lui-même. La relation bilatérale entre les Philippines et le Japon revêt une importance capitale pour les dirigeants de Manille. Alors qu’ils aspirent à une relation de défense plus étroite avec Washington, ils cherchent simultanément à diversifier leurs partenaires en matière de sécurité. En effet, l’une des motivations en faveur de l’approfondissement des relations de défense entre les Philippines et le Japon a émergé après l’incident du récif de Scarborough en 2012, moment perçu par Manille comme révélateur du manque de fiabilité américain. Alors que les conséquences de l’incident ont conduit à un approfondissement des liens de sécurité bilatéraux entre les Philippines et les États-Unis, Manille a également entrepris, en réponse à la perte du récif, un projet visant à élargir ses relations de défense avec Tokyo.

Il n’est pas certain que la coopération bilatérale en matière de sécurité entre les Philippines et le Japon ait véritablement ralenti en raison des progrès réalisés dans le cadre de la trilatérale. En février 2023, par exemple, le Japon et les Philippines ont signé un accord de défense permettant une future coopération bilatérale de sécurité, comprenant des exercices bilatéraux élargis et des droits d’accès accrus pour les soldats des Forces japonaises d’autodéfense aux Philippines. Néanmoins, la relation de sécurité avec le Japon est attractive pour Manille précisément parce qu‘elle offre la possibilité de coopérer plus étroitement avec un allié stratégiquement aligné sur les États-Unis sans risquer les représailles de Pékin, que pourrait entraîner une coopération directe avec Washington.

Ainsi, une intégration, même partielle, de cette relation bilatérale dans le cadre d’un partenariat trilatéral impliquant les États-Unis ferait perdre aux Philippines l’un des principaux avantages de coopérer avec le Japon en premier lieu. L’équilibre délicat que Manille a trouvé en développant ses liens de sécurité avec Tokyo et Washington lui permet de naviguer la complexité géopolitique de sa région tout en minimisant les risques. Compte tenu de la nature souvent volatile des liens de sécurité entre les États-Unis et les Philippines, les lier, même partiellement, à la relation beaucoup plus stable qu’elle entretient avec Tokyo semble risqué pour Manille.

Faire les choses correctement

À la lumière de ces considérations, à quoi ressemblerait un équilibre optimal dans la relation trilatérale entre les États-Unis, le Japon et les Philippines ? Tout d’abord, les dirigeants des trois pays devraient atténuer le caractère transactionnel manifeste de cette relation. Cela implique d’éviter la perception que la priorité absolue de Washington est d’impliquer Manille dans une série d’accords susceptibles de compromettre sa liberté d’action. Washington cherche à obtenir des droits accrus pour le survol et l’accès aux bases, et il est normal que les États-Unis entendent sécuriser des accords formels lorsque les relations trilatérales sont à un point culminant. Cependant, insister excessivement sur les aspects écrits ou contractuels du partenariat, au détriment de l’établissement d’une confiance mutuelle, comporte des risques.

Deuxièmement, Washington devrait s’associer à Manille pour encourager Tokyo à jouer un rôle plus prépondérant dans la définition de la dynamique de la relation trilatérale. Le Japon bénéficie d’un niveau élevé de confiance de la part des Philippines, dépassant tout autre pays selon plusieurs sondages. Si des inquiétudes subsistent aux États-Unis concernant certaines capacités ou stratégies de défense des Philippines, il semble plus judicieux de céder une partie du leadership à Tokyo plutôt que d’adopter une approche dominée par les États-Unis. Tout en aspirant principalement à ce que la relation trilatérale soit davantage marquée par la participation des Philippines, des experts en défense à Manille ont souvent souligné que, en l’absence de cela, un renforcement du rôle du Japon serait également le bienvenu.

Enfin, il serait dans l’intérêt des trois parties d’orienter autant que possible la future coopération trilatérale en matière de sécurité vers d’autres sujets que celui d’un conflit potentiel autour de Taïwan. Se concentrer sur Taïwan pourrait éclipser des objectifs stratégiques plus larges, probablement plus universellement partagés, tels que la dissuasion en mer de Chine méridionale, l’amélioration des capacités des Forces armées philippines et la promotion d’une plus grande interopérabilité militaire trilatérale. Il est à noter que l’exercice trilatéral des garde-côtes en juin 2023, axé sur la protection des droits de pêche locaux, a été largement salué par mes interlocuteurs à Manille. La promotion d’objectifs communs contribuerait à renforcer un alignement trilatéral sur les enjeux de sécurité régionale. Par conséquent, en éloignant subtilement le point focal de la question de Taïwan, les trois pays pourraient, paradoxalement, renforcer leur posture de dissuasion vis-à-vis de Taïwan.

Crédits photo : Corps des Marines des États-Unis par Cpl. Yvonne Iwae

Auteurs en code morse

Ryan Ashley

Ryan Ashley est un officier de renseignement de l’armée de l’air américaine qui a acquis une vaste expérience opérationnelle en Asie de l’Est et au Japon. Il est doctorant à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’université du Texas. Il est également chargé de cours à l’école des opérations spéciales de l’armée de l’air. Il a déjà publié des articles sur la sécurité en Asie de l’Est et les relations internationales dans War on the Rocks, Nikkei Asia et The Diplomat.

Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne représentent pas celles de l’armée de l’air américaine, du ministère de la Défense ou de tout autre organisme du gouvernement américain.

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