Les changements climatiques en Asie centrale, une affaire politique ?

Le Rubicon en code morse
Nov 29

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Après avoir traversé des vagues de froid rudes en hiver 2022 et après avoir rencontré des problèmes d’approvisionnement en énergie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont conclu des accords de livraison du gaz naturel avec la Russie qui a débuté le 7 octobre 2023. Inversement, en été, les États d’Asie centrale font face à des vagues de chaleur et de sécheresse et, par conséquent, à l’amenuisement des ressources hydriques. Dans ces conditions, le 24 juillet 2023, le Kirghizstan a déclaré l’état d’urgence dans le secteur énergétique. Le décret établissant l’état d’urgence est censé permettre une prise plus rapide de mesures urgentes pour faire face à « la crise énergétique provoquée par les défis climatiques, le faible débit d’eau dans le bassin du Naryn, ainsi que par le manque de capacités de production d’électricité dans le contexte de la hausse de la consommation énergétique ».

Aujourd’hui, tous les États d’Asie centrale font face aux changements climatiques qui impactent de façon irréversible les écosystèmes de ces pays. Ceux-ci se traduisent par des vagues de sécheresse consécutives, des températures estivales et hivernales extrêmes, ainsi que par des conditions météorologiques imprévisibles et des catastrophes naturelles, à l’instar des tempêtes de sable et de poussière en Ouzbékistan et au Turkménistan. Ces changements ont une incidence directe sur les économies des États de la région, qui reposent en grande partie sur l’agriculture et l’exploitation des ressources naturelles, mais aussi sur la situation politique en Asie centrale. Les enjeux environnementaux offrent, d’une part, un terrain de coopération à l’échelle intrarégionale et internationale. En ce sens, ils offrent un terrain à la « politique multivectorielle » poursuivie par les États d’Asie centrale afin de renforcer leur indépendance. De l’autre, la dégradation des écosystèmes de ces pays vient alimenter la conflictualité dans la région et crée aussi des vulnérabilités au sein des États d’Asie centrale, qui peuvent être exploitées par les États étrangers, à l’instar de la Russie qui, dans le contexte de la crise énergétique, s’impose comme le fournisseur incontournable de gaz naturel.

L’Asie centrale en proie à des changements climatiques

Selon les estimations du Programme pour le développement de l’ONU, l’Asie centrale se réchauffe plus rapidement que le reste du monde, avec une augmentation de 0,5 degré des températures annuelles moyennes depuis trois dernières décennies. Alors qu’elles risquent de subir une hausse de 2 à 5,6°C avant 2085, l’Asie centrale est « en passe de devenir l’un des endroits les plus chauds et secs de la planète ». En effet, les températures d’été y dépassent régulièrement 40°C, faisant s’envoler la consommation d’eau. Inversement, en hiver, les États de la région font face à des vagues de froid avec des températures tombant en dessous de -30°C, ce qui paralyse leurs systèmes urbains de chauffage et d’approvisionnement en eau, comme c’était par exemple le cas en janvier 2023 à Tachkent (Ouzbékistan), à Almaty et Chymkent (Kazakhstan) et à Bichkek (Kirghizstan).

En ce sens, alors que, d’un été à l’autre, les records de températures sont battus, le Kirghizstan et le Tadjikistan font aujourd’hui face au problème de la fonte des glaciers, qui est plus importante en Asie centrale que la moyenne mondiale. En effet, les glaciers de l’Asie centrale ont perdu entre 20 et 30% de leur volume ces cinquante dernières années. L’eau étant une source essentielle de production d’énergie dans la région, cela met sous tension le secteur énergétique des cinq États. C’est justement la situation autour du réservoir d’eau de Toktogoul, alimentant la centrale hydroélectrique éponyme (30% de toute l’électricité produite dans le pays), qui a provoqué la déclaration de l’état d’urgence au Kirghizstan en juillet 2023. L’afflux plus faible du Naryn, alimentant le réservoir, ainsi que la mauvaise gestion de l’eau ont conduit à la baisse du niveau d’eau du réservoir et, de ce fait, à l’amenuisement des capacités de la centrale. Encore en 2021, il a été rapporté que le niveau d’eau dans le réservoir était de 8,7 milliards de mètres cubes, soit beaucoup plus bas que le volume total du réservoir équivalant à 19,5 milliards de mètres cubes. Par conséquent, alors que la consommation d’électricité croît, sa production s’avère insuffisante. Par exemple, la consommation a atteint quelque 17,2 milliards de kWh en 2022, tandis que la production s’est élevée seulement à 14 milliards kWh. Selon les estimations des autorités kirghizstanaises, la consommation nationale atteindra 19 milliards kWn en 2026, ce qui représentera un déficit d’environ 5 à 6 milliards de kWh.

Le secteur agricole fragilisé

En Asie centrale, les effets des changements climatiques se ressentent particulièrement dans le secteur agricole dont dépendent en grande partie les économies des pays de la région.

En effet, s’il constitue environ 5% dans le PIB du Kazakhstan, 11% dans le PIB du Turkménistan et 12% dans le PIB du Kirghizstan, sa part s’élève jusqu’à 25% dans le PIB de l’Ouzbékistan et 24% dans celui du Tadjikistan. De même, sur le plan démographique, la part de la population résidant dans les zones rurales représente 32,8% au Kazakhstan, 66,2% au Kirghizstan, 49,1% en Ouzbékistan, 73,8% au Tadjikistan et 53% au Turkménistan.

Ainsi, le réchauffement climatique vient bouleverser l’équilibre démographique des pays d’Asie centrale et les priver de leurs moyens essentiels de subsistance. En ce sens, la désertification et la salinisation, qui conduisent à la dégradation des sols, représentent un défi majeur pour les pays de la région, pour leur développement économique et leur sécurité alimentaire. Le problème de la désertification s’impose en particulier au Kazakhstan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan, où la part des sols dégradés atteint de 22% à 27% de leur surface totale. Selon les estimations, l’élargissement du désert, qui s’est avancé à peu près de 100 kilomètres ces 40 dernières années, risque de coûter à la région près de 5% de son PIB commun.

À noter toutefois que la désertification en Asie centrale résulte à la fois du réchauffement climatique, avec les tempêtes de sable et de poussière devenant de plus en plus fréquentes en Ouzbékistan et au Turkménistan, mais aussi des activités humaines locales. D’une part, la pression démographique augmente, notamment en Ouzbékistan, la population étant passée de 20,5 millions en 1990 à 35,6 millions en 2022. De l’autre, les méthodes d’agriculture non durables, à l’instar de la culture du coton depuis les années 1960 avec le détournement des cours de l’Amou-Daria et du Syr-Daria, ainsi que les problèmes fondamentaux de la conception et de la maintenance des systèmes d’irrigation et de drainage, provoquent eux aussi le recul des terres arables dans la région. C’est notamment en Ouzbékistan et au Kazakhstan qu’on trouve les vestiges de l’une des catastrophes naturelles les plus marquantes dans la région, celle de l’assèchement de la mer d’Aral, alimentée par l’Amou-Daria et le Syr-Daria. Aujourd’hui, c’est également la mer Caspienne, dont le niveau a baissé de 1,5 m en 20 ans, qui est en phase d’assèchement.

L’énergie sous tension

Par ailleurs, la dégradation des conditions naturelles a une incidence sur le secteur hydroélectrique des États d’Asie centrale.

D’une part, le Tadjikistan et le Kirghizstan, situés en amont des artères fluviales majeures de la région, telles que le Syr-Daria, l’Amou-Daria, le Vakhch, ainsi que le Naryn, profitent de leurs ressources hydriques abondantes pour produire de l’électricité. Aujourd’hui, sept grandes centrales hydroélectriques fonctionnent au Kirghizstan et la puissance développée totale de ses centrales hydroélectriques s’élève à 3040 MW. Au Tadjikistan, la puissance installée atteint 5190 MW, dont 3000 MW sont attribués à sa plus grande centrale (celle de Nourek). En plus de cela, après d’âpres négociations avec l’Ouzbékistan, le projet de construction de la centrale hydroélectrique de Rougoun (3600 MW) sur le fleuve Vakhch a été lancé en 2016.

De l’autre, les bassins versants des fleuves de l’Asie centrale tendent à diminuer. Comme l’a souligné le président ouzbékistanais Shavkhat Mirziyoyev, le débit d’eau dans les bassins du Syr-Daria et de l’Amou-Daria en 2023 serait respectivement plus bas de 10 à 15% et 15 à 20% par rapport à la norme des années précédentes. Par ailleurs, l’état actuel des centrales hydroélectriques remet en cause leur efficacité et leur capacité à répondre aux besoins énergétiques de la région. Par exemple, si le Tadjikistan dispose du huitième plus grand potentiel hydroélectrique du monde, il n’en exploite que 4 à 5%. En effet, la plupart des centrales hydroélectriques de la région ayant été construites à l’époque soviétique se pose alors la question de la vétusté de ces installations. Ainsi, au Kirghizstan, on estime que le taux de vétusté se fixe aux alentours de 80%.

Dès lors, si ce sont le Kirghizstan et le Tadjikistan qui sont touchés par l’amenuisement des ressources hydriques, ce sont tous les pays de la région qui en subissent les conséquences. En tant que fournisseurs de 85 % des approvisionnements en eau en Asie centrale, ils déterminent en grande partie la distribution des ressources hydriques et énergétiques de toute la région. Durant l’époque soviétique, les cinq républiques de l’Asie centrale faisaient partie du Système énergétique uni de l’Asie centrale et du sud du Kazakhstan, qui permettait d’optimiser la distribution de l’électricité dans la région et de minimiser les conséquences des pannes dans tel ou tel maillon de la chaîne énergétique. Par ailleurs, si les pays de l’amont fournissaient de l’eau à des fins d’irrigation aux pays de l’aval en été, ces derniers devaient les approvisionner en retour en hydrocarbures afin de satisfaire leurs besoins d’énergie en hiver. Cependant, ces arrangements ont été bousculés par la chute de l’URSS, avec notamment la sortie du Turkménistan (2003) et du Tadjikistan (2009) du Système énergétique uni et avec la construction de barrages par les États de l’amont pour assurer davantage la maîtrise de leurs ressources hydriques.

Les enjeux environnementaux, facteur de coopération et de discorde à l’échelle régionale

La portée de la dégradation des conditions naturelles en Asie centrale va au-delà des répercussions économiques et sociétales.

Avant tout, les enjeux environnementaux – par essence transfrontaliers – contribuent à la fois à fournir un terrain de coopération régionale et à exacerber les tensions autour du partage des ressources naturelles, avant tout hydriques, entre ces pays. Ainsi, la nécessité de mettre en commun leurs efforts en matière climatique a conduit les États d’Asie centrale à établir en 1993 le Fonds international pour la sauvegarde de la mer d’Aral et à adopter l’Agenda vert à l’occasion de la dernière Rencontre consultative des chefs des États de la région à l’été 2022. De même, le Système énergétique uni a été partiellement restauré (sans la participation du Turkménistan). Aussi, en novembre 2021, les pays d’Asie centrale ont, pour la première fois, présenté leur position commune sur les changements climatiques en marge de la COP 26 à Glasgow et ont saisi cette occasion afin d’attirer l’attention sur les enjeux environnementaux de la région et d’appeler à accroître les investissements verts dans leurs économies.

Toutefois, si les dirigeants des États centrasiatiques se rendent compte de la nécessité de développer la coopération régionale climatique et hydraulique, aucune stratégie commune de long terme n’a à ce stade été élaborée. Par conséquent, certaines solutions opérationnelles à court terme, mais non durables, sont privilégiées, à l’instar du recours aux centrales thermiques. C’est notamment l’usage du charbon qui devient fréquent en hiver, alors qu’il contribue largement à la dégradation de l’environnement et de la santé de la population. C’est par exemple Bichkek, capitale du Kirghizstan, qui affiche des taux de pollution atmosphérique extrêmement élevés, dépassant parfois les villes beaucoup plus peuplées telles que New Delhi ou Karachi. Le 11 décembre 2022, cette ville s’est ainsi retrouvée en tête du classement de la plateforme suisse IQAir avec l’indice IQA de 283.

Aussi, les tensions entre les pays de l’aval et de l’amont restent toujours d’actualité. En effet, la dépendance des pays de l’aval, surtout de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, de climat principalement aride, alimente la conflictualité avec les pays de l’amont. Dans ce schéma, comme l’explique Alain Cariou, le Kirghizstan et le Tadjikistan, deux pays de l’amont, « considèrent l’eau comme une ressource nationale et un bien marchand à monnayer auprès des pays de l’aval qui la considèrent comme librement « offerte » à l’usage de tous ». Soucieux d’assurer leur approvisionnement en eau, les États d’Asie centrale érigent des barrages – au détriment des intérêts de leurs voisins. Récemment, c’est le projet de construction d’un canal d’irrigation Qosh Tepa sur l’Amou-Daria en Afghanistan, censé répondre au problème d’assèchement dans le pays, qui est venu poser un défi supplémentaire à l’Ouzbékistan et au Turkménistan. En plus des tensions interétatiques, la conflictualité autour de l’enjeu hydraulique se traduit aussi par des « conflits de proximité » prenant la forme de nombreux affrontements locaux entre les habitants pour l’accès à l’eau, en particulier dans la vallée de Ferghana. L’eau est notamment un facteur majeur du conflit transfrontalier entre le Tadjikistan et le Kirghizstan, à l’instar des affrontements d’avril 2021 près de l’installation de prise d’eau Golovny qui sépare la rivière Ak-Suu (ou Isfara) en deux. Les affrontements frontaliers entre les deux pays, très fréquents, atteignent parfois une ampleur inédite. Ainsi, en septembre 2022, un nouvel épisode de violence a abouti en plus d’une centaine de morts et plus de 300 blessées, avec quelque 140 000 personnes déplacées.

Les enjeux environnementaux, objet de la politique multivectorielle

Par ailleurs, les enjeux climatiques et environnementaux affectent les partenariats extérieurs des États d’Asie centrale. Depuis la chute de l’URSS, les pays de la région conduisent ce qu’on appelle communément une « politique multivectorielle » qui a pour objectif de diversifier les partenariats extérieurs afin de minimiser leur dépendance vis-à-vis d’un acteur en particulier. Cette stratégie d’équilibrage (balancing) sert donc à atténuer le différentiel de puissance des États d’Asie centrale vis-à-vis d’autres États dans les domaines économique, militaire ou politique, notamment vis-à-vis de la Russie, un acteur présent « traditionnellement » dans la région. De ce fait, les cinq États cherchent à développer la coopération avec les pays jugés par Moscou comme concurrents, voire « non amicaux ».

C’est ainsi que les États centrasiatiques se sont rapprochés de l’UE, la « puissance verte ». Depuis 2009, l’UE et les pays d’Asie centrale ont établi la Plateforme de coopération en matière d’environnement et d’eau (EU–Central Asia Platform on Environment and Water Cooperation) afin de mettre en œuvre le projet WECOOP (European Union – Central Asia Water, Environment and Climate Change Cooperation). En ce sens, dans le cadre d’une approche régionale, l’UE encourage les pays de la région à « passer au modèle de l’économie circulaire et à faibles émissions de carbone » et à adopter des « réformes dans le secteur énergétique ». Elle s’engage par ailleurs à promouvoir une « meilleure gouvernance en matière environnementale » et à partager son « expérience dans le domaine de la gestion des ressources naturelles, de la protection de la biodiversité et du tourisme écologique ». À ces fins, un budget de 2,9 millions d’euros a été alloué entre 2019-2022. Aussi, dans le cadre de la nouvelle stratégie européenne pour l’Asie centrale adoptée en 2019, l’UE poursuit des objectifs concrets en matière d’ « amélioration de la résilience environnementale, climatique et hydrique ». Plus récemment, en novembre 2022, l’UE a lancé l’Initiative Team Europe pour l’eau, l’énergie et le climat censée contribuer à gérer les ressources hydriques et énergétiques dans la région de façon plus durable. Elle implique notamment les projets d’infrastructures dans les secteurs de distribution d’eau, des systèmes d’assainissement et de la gestion des déchets, ainsi que de l’hydroélectricité. Un budget de 700 millions d’euros a été constitué conjointement par l’UE, quelques pays européens, dont la France, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque européenne d’investissement (BEI) pour la réalisation de cette initiative.

De surcroît, les États d’Asie centrale ont mis en place (ou sont en cours) toute une série de projets en matière environnementale avec la Chine. Pékin maintient aujourd’hui des « partenariats stratégiques » avec tous les États de la région qui participent par ailleurs à la Belt and Road Initiative (BRI), dont la route terrestre est censée relier la Chine avec l’Europe à travers l’Asie centrale. La Chine et les pays de la région considèrent également comme « important de coopérer étroitement pour assurer le développement durable, prévenir les conséquences négatives des changements climatiques, mais aussi pour inciter les acteurs économiques à introduire les sources d’énergie renouvelable ». Cette ambition a été réitérée à l’occasion du dernier sommet Chine – Asie centrale qui a eu lieu à Xi’an en mai 2023 et pendant lequel les participants ont proposé de développer et de mettre en œuvre des solutions « vertes ». Également, lors du forum de la BRI d’octobre 2023, les cinq États d’Asie centrale et la Chine ont lancé le Plan d’action pour le développement des technologies vertes en Asie centrale qui est censé « établir un mécanisme de dialogue entre les institutions nationales de recherche, un centre de technologies et d’innovations destiné à assurer la croissance écoresponsable dans la région de la mer d’Aral, ainsi que de multiples espaces de démonstration pour la sécurité hydrique, l’irrigation économe en eau et la plantation dans les sols salins alcalins ». Pékin développe par ailleurs une coopération bilatérale avec les pays de la région et marque sa présence dans le domaine environnemental avec les projets comme la « superstation d’observation pour le climat et l’environnement » à Shahrtuz au Tadjikistan (bien que son usage à des fins de défense soit soupçonné) ou les centrales solaires prévues pour la construction (négociations en cours) au Kirghizstan. De plus, les entreprises chinoises se trouvent parmi les plus gros investisseurs dans les parcs solaires et éoliens au Kazakhstan, alors que ses banques octroient des prêts importants pour financer les centrales hydrauliques en Ouzbékistan.

Toutefois, l’empreinte laissée par la Chine dans les pays d’Asie centrale n’est pas entièrement « verte » et certaines compagnies chinoises ont été impliquées dans les scandales liés à la pollution, notamment au Kirghizstan et au Tadjikistan. Par exemple, en 2018, la raffinerie de pétrole Zhongda à Kara-Balta (Kirghizstan) a dépassé les normes de pollution des eaux d’égout urbaines en jetant les eaux utilisées lors du raffinage directement dans les premières. Aussi, les importations chinoises massives du gaz naturel depuis le Turkménistan, source importante de ses recettes budgétaires (78% des exportations turkmènes totales en 2020), incitent peu Achkhabad à développer les sources d’énergie renouvelable – malgré les déclarations faites au niveau officiel. Sur un terme plus long, la Chine et le Kazakhstan partagent un différend autour de la distribution d’eau des rivières l’Irtych et l’Ili, prenant leur source dans la province chinoise du Xinjiang, bien que celui-ci soit de moins en moins évoqué par Astana. L’Ili est d’autant plus stratégique pour le Kazakhstan qu’elle fournit l’apport en eau au lac Balkhach à 80% et celui-ci ne cesse de diminuer depuis les années 1960 et court le risque de salinisation.

La Russie, acteur régional toujours incontournable

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les divers partenariats dans lesquels s’investissent les États de la région ont aussi pour objectif de marquer une certaine distance avec la Russie – sans pour autant rompre la coopération avec celle-ci – et d’en profiter pour conduire une politique davantage indépendante vis-à-vis de Moscou.  Ainsi, alors que leurs relations avec le voisin du Nord passent à l’épreuve, ils ont eu l’occasion de démontrer plus ou moins ouvertement leur méfiance et leur mécontentement vis-à-vis de son invasion de l’Ukraine et des conséquences politiques et économiques qui ont suivi.

Cependant, les relations commerciales et politiques sont toujours maintenues entre Moscou et les États de la région, qui participent par ailleurs aux réexportations des produits sanctionnés vers la Russie. Celle-ci active également ses leviers de puissance afin de maintenir sa présence en Asie centrale, et les changements climatiques et les problèmes environnementaux pressants s’avèrent, d’une certaine façon, avantageux pour elle. En effet, elle essaie d’exploiter cette donne afin de s’imposer comme un fournisseur d’énergie et de savoir-faire en matière énergétique dans la région.

Alors qu’en vertu de l’Accord de Paris, les États d’Asie centrale se sont engagés à diminuer leurs émissions de CO2, ils recourent de plus en plus au gaz naturel. Or, en dépit des réserves abondantes (50,9 millions de mètres cubes pour l’Ouzbékistan et 79,3 millions de mètres cubes pour le Turkménistan en 2021), cela ne permet pas d’éviter les problèmes d’approvisionnement en énergie, en particulier durant les périodes de consommation élevée, comme l’ont démontré les crises énergétiques en Ouzbékistan et au Kazakhstan de l’hiver 2023. Cela s’explique non seulement par la consommation intérieure croissante (46,4 millions de mètres cubes pour l’Ouzbékistan et 36,7 millions de mètres cubes pour le Turkménistan en 2021), mais aussi par les engagements de livraison de gaz vers les États étrangers, avant tout la Chine. C’est ainsi que le Turkménistan y exporte environ la moitié de ses riches réserves de gaz naturel. Dans le contexte des hivers plus rudes, le respect de ces engagements devient de plus en plus complexe, notamment pour le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. En 2022, tandis que la consommation a grimpé jusqu’à 48,4 milliards de mètres cubes (avec 52 milliards attendus pour 2023), Tachkent a dû geler ses livraisons vers l’étranger, principalement la Chine, pour trois mois afin de satisfaire la demande intérieure. Une tendance semblable s’observe au Kazakhstan. Au fur et à mesure que la consommation du gaz croît, en passant de 12,9 milliards de mètres cubes en 2017 à 19,3 milliards en 2022, les exportations diminuent, avec une baisse de 12,4 à 4,6 milliards de mètres cubes enregistrée entre 2017 et 2022. De plus, des « exportations nulles » y sont envisagées après 2024, selon le ministre de l’Énergie kazakhstanais Bolat Aktchoulakov.

Dans ces circonstances, alors que les deux pays n’ont d’autre choix que d’augmenter leurs importations de gaz naturel, la Russie a entrepris un rapprochement par le biais de l’initiative d’une Union gazière, entre la Russie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, annoncée par Vladimir Poutine lors de la visite du président kazakhstanais Kassym-Jomart Tokaïev à Moscou le 28 novembre 2022 (juste avant son passage à Paris). Les représentants officiels des deux pays ont par la suite démontré leur désapprobation de ce projet, refusant de laisser la Russie utiliser le territoire du Kazakhstan comme un moyen de contourner les sanctions occidentales ou insistant sur le fait qu’ils agissaient dans le cadre d’un contrat commercial et non d’une « alliance ou union » [politique]. Or, cela n’a pas empêché le Kazakhstan et l’Ouzbékistan de signer avec Gazprom les feuilles de route pour l’acheminement du gaz russe, respectivement les 18 et 24 janvier 2023, pour lancer les livraisons du gaz russe le 7 octobre 2023.

Également, en matière d’énergie non fossile, la Russie assure sa présence en Asie centrale à travers le développement des infrastructures d’énergie nucléaire. En 2018, la Russie et l’Ouzbékistan ont adopté un accord sur la coopération nucléaire et les négociations, non sans quelques achoppements, sont toujours en cours avec le russe Rosatom pour la construction d’une centrale nucléaire dans la province de Djizak. Par ailleurs, Rosatom conduit des négociations sur la construction de centrales nucléaires de faible puissance avec le Kirghizstan. Au Kazakhstan, la décision de construire une centrale nucléaire a également été prise en 2022 et les compagnies de quatre pays, la chinoise CNNC, le russe Rosatom, la française EDF, ainsi que la coréenne KHNP, se trouvent dans la liste des potentiels constructeurs.

***

Les changements climatiques couplés aux activités humaines locales qui ont contribué à la dégradation de l’environnement ont de nombreuses conséquences négatives – dont certaines irréversibles – en Asie centrale. À l’échelle humaine, il s’agit d’un habitat dégradé, de menaces à la sécurité alimentaire et à la santé publique, tandis qu’à une échelle plus abstraite, il implique la multiplication des conflits locaux et l’affaiblissement de la posture internationale des États concernés. Dans cette perspective, le développement durable des États d’Asie centrale n’est pas envisageable sans une action décisive en matière environnementale au niveau régional et des efforts plus substantiels des acteurs étrangers et des institutions internationales.

Par ailleurs, les enjeux environnementaux ont des répercussions politiques importantes, en particulier dans le contexte plus global des relations internationales après le début de la phase active de la guerre en Ukraine le 24 février 2022. L’engagement avec des acteurs étrangers en matière environnementale permet d’apporter des correctifs à l’équilibre fragile des forces politiques dans la région et facilite en ce sens la politique multivectorielle des États d’Asie centrale. Toutefois, bien qu’avantageuse en théorie, elle n’est pas toujours facile à mettre en œuvre et, sous pression des changements climatiques immédiats, ils sont toutefois amenés à opter pour des partenariats davantage pragmatiques.  En ce sens, en matière énergétique, la Russie s’impose comme une solution à leurs problèmes d’approvisionnement y compris en énergie non fossile, dans le cas où les négociations sur les centrales nucléaires réussiraient. Tenant compte de sa présence régionale élargie dans d’autres domaines, ce « nouveau » vecteur de dépendance risque de réduire la portée de la politique multivectorielle des États d’Asie centrale.

Auteurs en code morse

Aleksandra Bolonina

Aleksandra Bolonina est doctorante au Centre Thucydide et chargée des travaux dirigés à l’Université Paris Panthéon Assas. Elle travaille sur les relations sino-russes en Asie centrale, en lien avec l’Union eurasiatique et la Belt and Road Initiative. Elle s’intéresse en particulier au phénomène du régionalisme autoritaire et aux perspectives d’intégration intrarégionale en Asie centrale.

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