Les armes nucléaires de la France et l’Europe : Options pour une politique de dissuasion mieux coordonnée

Le Rubicon en code morse
Mar 29

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Cet article est la traduction de « Frankreichs Atomwaffen und Europa », publié sur le site de la SWP (Stiftung Wissenschaft und Politik) le 30 janvier 2023.

 

La mise en place d´un parapluie nucléaire français pour l’Europe, en remplacement de la garantie nucléaire américaine, serait confrontée à des défis politiques et militaro-techniques majeurs. Néanmoins, en raison de l’incertitude croissante en Europe et en Asie, il serait judicieux que le gouvernement fédéral allemand se penche sur des scénarios et des options allant au-delà de l’architecture actuelle de la dissuasion. Il serait notamment envisageable que la France assume de manière plus visible un rôle complémentaire à la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis. Cela pourrait prendre différentes formes, allant de consultations renforcées à des exercices nucléaires conjoints. Même si de telles mesures sont peu probables à l’heure actuelle, les intérêts des États-Unis et des Européens semblent converger de manière à permettre une politique de dissuasion occidentale mieux coordonnée.

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La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et sa rhétorique nucléaire ont relancé le débat sur la dissuasion en Allemagne. Dans ce contexte, les élites politiques, en particulier celles issues de la classe moyenne, soulèvent régulièrement l’idée d’une réassurance nucléaire française qui bénéficierait à l’Europe. Il existe en effet des doutes croissants concernant le maintien des garanties de sécurité américaines, Washington se focalisant de plus en plus sur l’Asie malgré la guerre en Ukraine.

Depuis les débuts de la Guerre froide, les alliés européens de l’OTAN ont fondé leur sécurité sur les promesses de protection de Washington. La sécurité européenne continue donc de dépendre en fin de compte de la crédibilité du gouvernement américain à mener non seulement une guerre conventionnelle, mais aussi à utiliser des armes nucléaires dans des cas extrêmes. La réaction américaine aux ambitions croissantes de Pékin, mais aussi les pressions politiques internes de plus en plus fortes aux États-Unis, ont renforcé les doutes quant à leur engagement à long terme en Europe.

Face à cela, certains observateurs et observatrices se tournent régulièrement vers Paris. Deux exigences sont régulièrement formulées. D’une part, l’idée que les armes nucléaires françaises puissent remplacer intégralement la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis est parfois évoquée. D’autres, au contraire, demandent simplement à la France de renforcer la réassurance nucléaire de Washington.

 

La dimension européenne

Les propositions du gouvernement français ont cependant toujours été beaucoup plus limitées. Ainsi, dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion prononcé à l’École de Guerre en février 2020, le président Emmanuel Macron a abordé deux aspects en particulier. Il a réaffirmé la solidarité de la France envers ses alliés européens et a souligné que les « intérêts vitaux » de la France avaient une « dimension européenne ». Déjà pendant la Guerre froide, des responsables français avaient souligné que toute menace contre les intérêts de sécurité fondamentaux de ses voisins concernait également la sécurité de la France. Ces dernières années, la France a également conclu plusieurs accords de sécurité bilatéraux avec des pays voisins, notamment avec l’Allemagne en 2019 dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle. La nouveauté dans le discours d´E. Macron a été la proposition d’initier un « dialogue stratégique » sur le rôle des armes nucléaires françaises dans la défense collective de l’Europe. Les partenaires européens pourraient par exemple participer à des exercices qui impliqueraient la force de dissuasion française. Un tel échange pourrait contribuer au développement d’une culture stratégique européenne.

Les clarifications ultérieures des officiels français soulignent également le caractère restrictif des idées proposées par la France. Bien que Paris souhaite répondre aux inquiétudes de ses alliés concernant leur sécurité, elle veut conserver l’intégralité du pouvoir de décision sur son arsenal nucléaire. Selon la version officielle, les armes nucléaires françaises renforcent la sécurité européenne en rendant les calculs des adversaires plus difficiles. Cependant, aucune forme de participation nucléaire n’a jusqu´alors été envisagée.

Les idées françaises sur la coopération nucléaire en Europe peuvent être divisées en deux composantes. La première, la plus importante, est d´ordre pédagogique : les officiels français estiment que les alliés les plus proches de la France manquent à la fois de connaissances solides sur la dissuasion nucléaire et d’un soutien politique soulignant son caractère indispensable. Paris souhaiterait contribuer à améliorer cette compréhension, notamment afin d’accroître son influence sur la politique de dissuasion et de défense de l’OTAN.

Le deuxième volet concerne la coopération pratique. Paris souhaite que ses proches alliés participent aux exercices nucléaires français sans pour autant être amenés à assumer des responsabilités majeures : seulement assurer des tâches et fournir des capacités complémentaires à la mission nucléaire. L’objectif principal n’est pas que les partenaires participent à la dissuasion nucléaire, mais qu’ils se familiarisent avec ses processus.

Ces propositions ont été accueillies avec scepticisme à Berlin et dans d’autres capitales européennes. Aux yeux de ces dernières, il n´était pas clair si Paris souhaitait par le biais de son arsenal nucléaire promouvoir l’autonomie stratégique de l’Europe au détriment de Washington ; ou s´il s´agissait simplement d´un renforcement complémentaire de réassurance nucléaire au sein de l’Alliance. Pendant la Guerre froide et au début des années 1990, les stratèges français pensaient que ces objectifs se renforçaient mutuellement : tant que les États-Unis s’engageaient dans l’architecture de sécurité européenne, Paris voulait utiliser son propre potentiel nucléaire pour consolider sa position dans un ordre international dominé par Washington, jouer un rôle constructif dans l’OTAN et promouvoir la sécurité et la stabilité en Europe. Mais la France se préparait également à assumer davantage de responsabilités en cas de retrait américain.

Hormis les rares moments où Washington ne s’est montré que modérément intéressé par les questions européennes, les voisins de la France n’étaient pas particulièrement enclins à accepter son approche différenciée. Ainsi, les propositions d´E. Macron à ses alliés en vue d’une coopération plus étroite n’ont guère été suivies d’effets. Et compte tenu des doutes quant à l’engagement des États-Unis en Europe apparus sous la présidence de Donald Trump et des critiques formulées par E. Macron à l’égard de l’OTAN, les dirigeants allemands ont craint que le maintien de la présence des États-Unis en Europe et l’Alliance ne soient encore plus menacés si Berlin acceptait les idées de Paris.

 

Capacités limitées…

La réponse à la question de savoir si la France pourrait remplacer le parapluie nucléaire américain dépend à la fois des positions politiques et des capacités techniques. Le cœur du problème est qu´une dissuasion nucléaire élargie, c’est-à-dire la menace d’utiliser des armes nucléaires pour défendre un allié en cas de besoin et prendre ainsi le risque d’une riposte nucléaire, est en soi peu crédible. Ce sont les adversaires et les alliés qui décident en fin de compte de la crédibilité de la dissuasion et de la réassurance. Les chercheurs/experts considèrent trois facteurs comme essentiels : la volonté politique et les intérêts de l’État qui réassure, ses capacités militaires et le contexte sécuritaire.

Paris ne peut pas non plus éviter facilement les dilemmes auxquels Washington est confronté. Les experts français affirment certes que la proximité géographique et l’identité de la France en tant que puissance nucléaire européenne sont en principe favorables à la crédibilité d’une dissuasion française élargie. Néanmoins, dans l’architecture stratégique actuelle de l’Europe, Paris peut difficilement faire croire que ses intérêts dans l’ordre européen et international sont si importants qu’elle accepterait la destruction de son propre pays pour défendre ses alliés. Même si la France jouait un plus grand rôle dans l’architecture politique de l’Europe, des aspects géographiques et économiques fondamentaux continueraient à faire obstacle à une dissuasion française crédible. Plus encore, avec sa politique russe des dernières années, Paris a nourri des doutes fondamentaux, surtout parmi les Européens centraux et de l’Est, sur sa volonté de faire passer ses intérêts nationaux après les objectifs européens.

Paris ne peut pas non plus dissiper ces doutes en invoquant ses capacités nucléaires et sa doctrine de dissuasion. Avec environ 300 têtes nucléaires, la France dispose d’un arsenal beaucoup plus petit et moins diversifié que celui des États-Unis. La plupart de ces ogives sont destinées à des missiles balistiques lancés depuis des sous-marins. Une seconde composante, aéroportée, est constituée de missiles de croisière nucléaires pouvant être utilisés par quelques dizaines d’avions de combat. Contrairement à Washington, Paris poursuit par ailleurs une politique de stricte suffisance. Selon cette politique, Paris veut pouvoir infliger des « dommages inacceptables » à un État adverse. Les armes nucléaires françaises ne sont donc pas dirigées contre les forces nucléaires d’un adversaire potentiel, mais contre ses « centres de pouvoir politique, économique et militaire ». En outre, contrairement aux États-Unis, la France ne dispose pas d’options nucléaires plus limitées qui permettraient une escalade « plus graduelle ».

Comme l’arsenal nucléaire français est plutôt limité et peu flexible, Paris devrait menacer d’utiliser des armes nucléaires stratégiques contre des villes russes en réaction à une attaque conventionnelle russe, par exemple contre les États baltes. Paris devrait ainsi être prêt à accepter une riposte nucléaire russe contre le territoire français. Même dans un monde où les États-Unis ne garantissent plus la dissuasion nucléaire pour l’Europe, il est donc peu probable que les alliés de la France confient sans réserve leur sécurité à Paris.

 

… créent des options limitées

Si un jour, en raison de l’évolution géopolitique, les Européens devaient néanmoins s’intéresser sérieusement à la réassurance française, différentes options seraient théoriquement envisageables. Celles-ci entraîneraient toutefois de nouveaux coûts et problèmes.

L’un des scénarios pourrait être que Paris transfère à ses alliés le pouvoir de décision concernant les armes nucléaires françaises. Les alliés de la France pourraient ainsi menacer de manière crédible d’utiliser des armes nucléaires en cas d’agression. Mais pour cela, il faudrait développer et diversifier l’arsenal nucléaire français. Un cadre institutionnel pour un commandement et contrôle commun serait également nécessaire. En outre, une telle adaptation équivaudrait à une prolifération ciblée. Dans la perspective actuelle, celle-ci ne serait pas seulement incompatible avec le droit international, mais entraînerait probablement aussi des conséquences imprévisibles en matière de politique de sécurité. La première question qui se pose est de savoir si Paris aurait un intérêt politique à partager aussi largement le pouvoir de décision et à perdre ainsi son statut privilégié de puissance nucléaire.

Tant que Paris ne cède pas le contrôle de son arsenal nucléaire, la France ne pourrait renforcer ses promesses de sécurité qu’en établissant un cadre institutionnel qui engage les Alliés dans une certaine mesure. Une possibilité serait de créer un arrangement similaire au système actuel de participation nucléaire des États-Unis. Mais même de tels mécanismes seraient peu crédibles sans l’abandon de la doctrine de stricte suffisance et sans un renforcement massif des capacités de la France – et même dans ce cas, ils dépendraient des intérêts politiques de la France.

Une telle participation nucléaire française nécessiterait des investissements importants de la part de la France et de ses alliés. Il faudrait avant tout valoriser les options d’escalade limitée. L’arsenal français offre une base solide à cet égard, à travers la composante aéroportée mentionnée ci-dessus. Le stock actuel d’ogives nucléaires pour les missiles emportés sur bombardiers est toutefois trop faible pour garantir une dissuasion élargie. Pour rendre plus crédible la menace d’une réponse à des agressions plus limitées, il serait sans doute nécessaire de produire des têtes nucléaires françaises de moindre puissance.

Les pays de l’OTAN qui participeraient à ce mécanisme de partage devraient à leur tour fournir des installations de stockage. Pour les cinq pays actuellement impliqués dans le partage nucléaire et disposant d’installations de stockage, l’effort serait probablement moindre. En revanche, les nouveaux pays hôtes devraient construire des installations de stockage. En outre, les pays participants devraient fournir des bombardiers. L’utilisation d’avions de combat américains F-35 pour des armes françaises ne serait toutefois pas envisageable en raison d’éventuelles divergences politiques et de l’absence de certification technique. De nouveaux avions de combat européens devraient donc être construits pour cette mission. Le Système de combat aérien du futur (SCAF) pourrait être envisagé. Il est actuellement développé par la France, l’Allemagne et l’Espagne et devrait être mis en service au plus tôt en 2040.

Enfin, des questions se poseraint sur l’intégration institutionnelle ainsi que sur le commandement et contrôle d’un tel mécanisme de partage. Un rattachement institutionnel complet à l’OTAN resterait improbable tant que les États-Unis feraient partie de l’Alliance. Dans ce cas, une nouvelle structure institutionnelle serait nécessaire. Il faudrait par ailleurs clarifier la manière dont se déroulerait un processus de décision et de consultation entre la France et les États participants.

Une dissuasion française élargie crédible prendrait donc du temps et serait coûteuse. Jusqu’à présent, les pays européens membres de l’OTAN profitent non seulement des capacités nucléaires, mais aussi des capacités conventionnelles des États-Unis, sans avoir à s’impliquer de manière décisive. Mais la France, dont l’économie est plus faible que celle de l’Allemagne, ne pourrait plus accepter de passagers clandestins en matière de capacités conventionnelles.

 

Réassurance par Paris ?

Pour qu’une dissuasion française élargie soit envisagée en remplacement de celle des États-Unis, l’ordre européen et international devrait changer fondamentalement. Pour cela, deux conditions devraient être remplies. D’une part, il faudrait que les États-Unis se retirent complètement de l’Europe en tant que puissance de maintien de l´ordre et garante de la sécurité. D’autre part, le niveau de menace pour la sécurité en Europe devrait rester identique, voire augmenter. Comme conséquence de ces deux conditions, l’attitude des pays de l’OTAN vis-à-vis du rôle de la France en tant que puissance nucléaire et de maintien de l’ordre en Europe devrait changer. Il est toutefois peu plausible que cela se produise dans un avenir prévisible.

Tout d’abord, il est très peu probable que les États-Unis se retirent d’Europe en tant que puissance de maintien de l’ordre. Certes, les partenaires transatlantiques sont confrontés à de nombreux défis en raison de la montée en puissance de la Chine, du renforcement des forces isolationnistes et populistes aux États-Unis et des tensions économiques. Mais la réaction de Washington à la guerre en Ukraine a montré que les États-Unis continueront à s’engager en faveur de la sécurité européenne jusqu’à nouvel ordre. Et à moyen et long terme, ni les Européens ni les Américains ne semblent avoir beaucoup d’alternatives. Pour pouvoir continuer à poursuivre ses intérêts politiques, militaires et économiques mondiaux, Washington a besoin de coopérer avec les Européens. Inversement, ces derniers ont besoin des États-Unis pour assurer leur sécurité et contenir la Russie.

Même une administration américaine déterminée à réduire le coût de son engagement européen ne renoncerait probablement à la dissuasion nucléaire élargie que si elle voulait se détacher totalement de ses obligations mondiales. Depuis longtemps, Washington pousse les Européens à investir davantage dans leur défense. Mais il s’agit avant tout de forces armées conventionnelles. En ce qui concerne la dissuasion nucléaire, Washington dispose toujours d’avantages comparatifs considérables. D’une part, les États-Unis devront continuer à moderniser et à étendre leurs capacités nucléaires en raison du retour en force de la Russie et de la montée en puissance nucléaire de la Chine. D’autre part, les États-Unis disposent déjà d’un arsenal nucléaire important et diversifié, bien mieux adapté à une dissuasion élargie que tout ce que la France ou l’Europe pourraient mettre en place collectivement à court terme.

Un futur président américain qui remettrait en question les garanties de sécurité américaines de manière encore plus rigoureuse que Donald Trump devrait susciter un intérêt accru de la part de nombreux Européens envers des mécanismes de sécurité complémentaires. Les réactions européennes à la politique de Trump n’indiquent toutefois pas que l’attitude d’un tel président inciterait les Européens à promouvoir sérieusement des formats alternatifs tels qu’un parapluie nucléaire français.

Deuxièmement, il est impossible de prédire comment la situation sécuritaire en Europe évoluera et comment les relations eurasiennes changeront dans le cas d’un retrait complet des États-Unis de l’ordre européen. D’une part, les ambitions révisionnistes de la Russie pourraient forcer les nations européennes à abandonner certains objectifs politiques, économiques et de sécurité contradictoires afin de créer une dissuasion crédible vis-à-vis de Moscou. D’autre part, il est tout aussi plausible que la France, l’Italie ou l’Allemagne soient enclines à adopter une approche plus coopérative vis-à-vis de la Russie suite au retrait des États-Unis.

Troisièmement, il est tout aussi difficile d’évaluer si les défis en matière de politique de sécurité conduiraient à un renforcement du rôle de la France ou bien à une capacité nucléaire européenne. D’une part, les contraintes mentionnées devraient rendre superflues les questions relatives aux différences de culture stratégique et d’attitude en matière de politique de sécurité. D’autre part, les objectifs et les intérêts de la France et des autres nations européennes sont difficilement conciliables. Une situation sécuritaire dramatiquement dégradée pourrait inciter la France à assumer davantage de responsabilités vis-à-vis de ses alliés et à veiller à ce que la sécurité de l’Europe soit garantie, notamment par la dissuasion nucléaire. Mais cela signifierait que la France aspirerait en contrepartie à une position dominante en Europe. Jusqu’à présent, les pays d’Europe centrale et orientale, à plus forte orientation transatlantique, s’opposent à un rôle plus dominant de la France et se méfient de sa solidarité. Mais si les États-Unis ne garantissaient plus leur sécurité et leur stabilité, et donc la base de la démocratie et de la prospérité, les États d’Europe centrale et orientale verraient peut-être dans un système à plus forte dominante franco-allemande un remplacant naturel en Europe. Ils devraient alors accepter un rôle secondaire, mais pourraient continuer à déléguer la responsabilité de leur sécurité à des tiers. Pourtant, il y a de nombreux arguments contre cela : la France ne dispose pas de capacités économiques ou militaires comparables à celles des États-Unis et le prix que Paris exigerait pour sa sécurité ne serait pas aussi faible. Il est donc plus probable que, dans un tel scénario, l’Europe opte pour une option nucléaire commune. Dans ce contexte, les armes nucléaires et les intérêts stratégiques du Royaume-Uni joueraient également un rôle important. La construction d’une option européenne ne serait pas la première étape de cette nouvelle ère de l’intégration européenne, mais la dernière.

 

Coopération renforcée en matière de politique nucléaire

Il est très peu vraisemblable que les armes nucléaires françaises jouent un rôle décisif dans la sécurité européenne dans un avenir proche. La guerre russe contre l’Ukraine a prouvé que les États-Unis continuent de jouer un rôle central dans l’architecture de sécurité européenne. Par conséquent, tant que la situation en Europe et aux États-Unis n’évolue de manière spectaculaire, peu d’Européens remettront en question le rôle de Washington en tant que garant de la sécurité de l’Europe. Il est donc probable que les Européens s’abstiennent de prendre des mesures qui pourraient mettre en péril politiquement la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis. Toutefois, des mesures limitées pourraient être prises en raison de l’évolution de l’environnement stratégique et de son impact sur les politiques de défense européennes. Deux considérations en particulier semblent pertinentes à cet égard.

D’une part, en raison des agissements de Moscou dans la guerre en Ukraine, de nombreux pays européens sont de plus en plus intéressés par le renforcement de la dissuasion nucléaire. Cela pourrait également les inciter à se coordonner plus étroitement avec la France. Le fait que Paris ait accepté pour la première fois de participer à des déploiements de troupes plus robustes sur le flanc sud-est de l’OTAN, se rapprochant ainsi tacitement de la « stratégie du fil de détente » américaine (Tripwire Strategy), devrait avoir un effet positif sur l’attitude des pays d’Europe centrale et orientale.

D’un autre côté, compte tenu de l’intérêt croissant des Européens pour la dissuasion, il serait peut-être aussi opportun pour Paris d’intensifier les échanges. Les dynamiques intra-européennes auront probablement une influence sur la position française en matière de nucléaire. Avec l’European Sky Shield Initiative (ESSI), l’Allemagne s’est fixée pour objectif d’améliorer la défense aérienne européenne en raison des menaces qui pèsent sur l’Europe. Cette approche de la dissuasion par déni (deterrence by denial) est toutefois en contradiction avec la priorité traditionnelle de la France en faveur de la dissuasion par représailles (deterrence by punishment), pour laquelle les Français misent avant tout sur leur potentiel nucléaire. De plus, Paris craint qu’un tel programme n’ait des conséquences négatives sur la cooptation et l’industrie de défense européennes et qu’il ne renforce la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Les observateurs français estiment donc que Paris pourrait tenter de freiner les projets de Berlin en renouvelant et éventuellement en élargissant ses offres de dialogue stratégique.

 

Options et recommandations

Compte tenu des évolutions décrites, différentes options sont envisageables. Pour qu’elles soient couronnées de succès, les objectifs devraient être (1) de mieux coordonner les politiques de dissuasion de l’Europe, (2) de valoriser et de rendre plus visible le rôle de la France en tant que puissance nucléaire européenne, et (3) de susciter une plus grande confiance des Alliés dans la solidarité de la France.

Le plus réaliste semble être un rôle plus important de la France dans la recherche d´une compréhension commune des besoins de la dissuasion nucléaire en Europe. Les menaces de Vladimir Poutine d´utiliser l’arme nucléaire ont révélé un manque de connaissance approfondie de stratégie nucléaire en Europe. De nombreux Européens devraient donc apprécier un renforcement des efforts français dans ce domaine.

Par ailleurs, la France pourrait également s’efforcer d’intensifier la coopération entre tous les pays de l’OTAN sur les questions nucléaires. Il serait judicieux d’améliorer et d’institutionnaliser les consultations sur la politique nucléaire avec la participation de la France. Le Groupe de planification nucléaire (NPG) de l’OTAN serait le cadre idéal pour cela, mais il ne sera guère possible de convaincre la France d’y participer. Jusqu’à présent, elle ne fait pas partie de la structure de commandement nucléaire de l’OTAN et ne participe donc pas aux consultations du NPG ou aux exercices nucléaires de l’Alliance. Certes, Paris joue depuis 2010 un rôle plus proactif sur les questions nucléaires au sein de l’Alliance, et certains experts français estiment qu’une adhésion française au NPG ne poserait pas de problème. Néanmoins, une telle démarche devrait se heurter à une forte résistance politique interne, car beaucoup y verraient le risque que la France perde son statut privilégié et sa souveraineté nucléaire. Des structures parallèles ou des formats bilatéraux ne seraient pas dans l’intérêt des autres pays de l’OTAN. Une intensification du dialogue nucléaire serait donc envisageable uniquement au sein du Conseil de l’Atlantique Nord, où se tiennent déjà des réunions irrégulières sur les questions générales liées à la dissuasion nucléaire.

Enfin, une coopération renforcée serait également possible dans le cadre d’exercices nucléaires. Cela pourrait non seulement améliorer la coordination militaire entre les alliés de l’OTAN, mais aussi renforcer la visibilité et souligner le rôle de la France en tant que puissance nucléaire européenne à l’extérieur, notamment vis-à-vis de Moscou. Les pays de l’OTAN participent déjà de temps en temps, en tant qu’observateurs, aux exercices « Poker » des forces nucléaires aéroportées françaises, qui ont lieu quatre fois par an. Des représentants français ont également assisté en tant qu’observateurs à des exercices nucléaires de l’OTAN. Ces visites pourraient être intensifiées et ouvrir la voie à de nouvelles étapes. Premièrement, elles pourraient être étendues de manière à ce que les pays de l’OTAN qui ne possèdent pas d’armes nucléaires participent occasionnellement activement aux exercices français en fournissant certaines capacités conventionnelles. Deuxièmement, la France et l’OTAN pourraient organiser des exercices nucléaires simultanés afin d’envoyer des signaux stratégiques plus forts à Moscou. Troisièmement, la France pourrait déployer à tour de rôle des avions de combat à capacité nucléaire sur des bases alliées. Cela constituerait un signe de solidarité envers les alliés et pourrait rendre les calculs de Moscou encore plus difficiles.

Malgré ces options, le dialogue franco-allemand sur les questions nucléaires se trouve actuellement dans une impasse : Paris semble attendre une réponse de Berlin après les propositions d´E. Macron en 2020, tandis que Berlin considère ces propositions comme trop peu concrètes et n’a pas de vision claire des réflexions de Paris. Pour sortir de cette impasse, le gouvernement allemand pourrait s’adresser ouvertement au gouvernement français. Cela serait particulièrement judicieux si le gouvernement fédéral souhaitait, en raison de l’aggravation des menaces, valoriser la dissuasion nucléaire européenne, y compris le potentiel de la France, ou améliorer les relations bilatérales et, à moyen ou long terme, la politique de sécurité européenne dans le cadre du dialogue nucléaire avec Paris. Un échange ouvert sur les résultats pourrait également aider à créer une compréhension mutuelle des différentes idées, attentes et positions. De telles discussions pourraient non seulement contrebalancer les appels répétés à une réassurance française, mais également servir de base à une planification de scénarios stratégiques européens plus différenciée dans un environnement international de plus en plus instable.

Mais Berlin devrait également s’interroger sur les objectifs concrets qu’elle poursuivrait avec une coopération nucléaire bilatérale et sur les coûts qu’elle serait prête à supporter. En effet, Paris pourrait notamment souhaiter que l’Allemagne reconnaisse publiquement l’importance de l’arsenal nucléaire français pour la sécurité de l’Europe. Il est possible que cela engendre des coûts de politique intérieure pour Berlin. Mais ceux-ci pourraient éventuellement être compensés par des avantages politiques, militaires et stratégiques, dont par exemple une participation aux exercices nucléaires français. On pourrait également imaginer que Berlin explore, par le biais d’un dialogue, les possibilités à long terme d’un rôle plus important de la France dans les structures nucléaires de l’OTAN. En fin de compte, seule une compréhension commune peut créer les conditions nécessaires pour aller plus loin.

 

Crédit photo : THOMAS BRÉGARDIS/OUEST FRANCE/MAXPPP

 

Auteurs en code morse

Lydia Wachs et Dr. Liviu Horovitz

Lydia Wachs et le Dr Liviu Horovitz sont chercheurs au sein du groupe de recherche sur la politique de sécurité. Ce papier a été réalisé dans le cadre du projet STAND (Strategic Threat Analysis and Nuclear (Dis-)Order).

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