Alors que les tensions entre la République populaire de Chine (RPC) et les États-Unis se sont intensifiées à propos de Taïwan au cours des derniers mois, le risque d’une guerre dans la région augmente. À la suite de la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei en août 2022, Pékin a procédé à des exercices militaires intensifs et à tir réel autour de l’île, et des exercices militaires taïwanais s’en sont ensuivis. Alors que le gouvernement chinois ne renonce pas à la possibilité d’utiliser la force pour rattacher Taïwan à la RPC, les États-Unis promettent de leur côté de protéger l’île en cas d’attaque de la Chine. Il est indéniable que personne dans la région indopacifique ne souhaite voir un conflit qui opposerait les deux côtés du détroit. La République de Corée (ROK, Corée du Sud) est particulièrement préoccupée par le problème de Taïwan et ce, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, Séoul s’inquiète du fait que les États-Unis pourraient consacrer leurs forces militaires à repousser une agression contre Taïwan, laissant ainsi la Corée du Sud seule face à l’insécurité dans la péninsule. La deuxième raison a trait au fait que la Corée du Sud pourrait être piégée dans une guerre en tant qu’alliée des États-Unis et devrait donc lutter contre la RPC. Ces deux éléments ne s’excluent pas mutuellement et placent le gouvernement de la République de Corée face à un dilemme épineux dans l’élaboration de sa politique étrangère. Cet article ne part pas du principe qu’une guerre entre Taïwan (et les États-Unis) et la Chine est hautement probable. Il ne prétend pas non plus qu’une telle guerre est inévitable. Toutefois, envisager la manière dont les Sud-Coréens réagiraient dans le pire des scénarios (une guerre dans le détroit de Taïwan) peut nous aider à évaluer la valeur et l’utilité de l’alliance entre les États-Unis et la Corée.
Le principal enjeu de sécurité sur la péninsule coréenne
Tout d’abord, si une guerre survient dans le détroit de Taïwan, la Corée du Sud pourrait être obligée d’endosser le poids de la défense et de la dissuasion à l’encontre de son voisin du Nord. En effet, depuis que la convention d’armistice de 1953 a mis fin aux violents combats de la guerre de Corée, la République de Corée est techniquement toujours en guerre contre la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) et l’alliance américano-sud-coréenne a joué un rôle important dans la stabilisation de la péninsule coréenne. Si l’implication de Washington dans une guerre dans le détroit de Taïwan ne signifie pas nécessairement l’abandon de son allié coréen, les États-Unis voudront toutefois utiliser leurs forces présentes en Corée (USFK) pour s’engager dans cette guerre. Or, cela va au-delà de leur mission principale qui est la défense de la péninsule coréenne. Il y a ici un manque de coordination entre les États-Unis et la Corée du Sud concernant le rôle de l’USFK dans les scénarios qui pourraient se produire au niveau régional et seul un accord symbolique a été conclu entre les deux alliés pour « préserver la paix et la stabilité de part et d’autre du détroit de Taïwan ». Néanmoins, Séoul n’exclut pas la possibilité de devoir affronter la Corée du Nord seule en l’absence des États-Unis en cas de guerre à Taïwan.
Dans une interview accordée à CNN en septembre dernier, le président sud-coréen Yoon Suk-Yeol a déclaré que la capacité nucléaire de la Corée du Nord constituait une menace imminente pour le Sud. Il a également fait part de son inquiétude quant à une éventuelle agression de Pyongyang si les tensions dans le détroit de Taïwan venaient à se transformer en conflit. En effet, le régime de Pyongyang pourrait être enhardi à entreprendre une action militaire si les États-Unis devaient se concentrer sur le problème de Taïwan et donc accorder moins d’attention à la péninsule coréenne. La Corée du Nord pourrait alors se coordonner avec la Chine pour lancer des attaques militaires contre le Sud afin de fragiliser les États-Unis dans une guerre sur deux fronts en Asie du Nord-Est. Il existe d’ailleurs une notion développée au début de la Guerre froide selon laquelle le sort de la République de Corée est étroitement lié à celui de Taïwan. Pour cette raison, l’histoire montre que les États-Unis ont neutralisé la région de Taïwan deux jours après le déclenchement de la guerre de Corée en déployant la septième flotte dans le détroit.
De la même façon, on a observé un nombre croissant de débats au sein de la population sud-coréenne sur la guerre en cours en Ukraine et sur la manière dont la Corée du Nord pourrait tirer parti de cette crise. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine en février, la Corée du Sud s’attendait à ce que Pyongyang multiplie les provocations à son égard, étant donné qu’une division politique entre les États-Unis, la Chine et la Russie rendrait difficile une réaction de la communauté internationale à de telles activités. Et effectivement, le régime nord-coréen a procédé à des essais de missiles balistiques tous les mois au cours de cette année. Leur nombre ainsi que la fréquence des essais ont considérablement augmenté par rapport à l’année précédente. Pour le gouvernement de la République de Corée, le principal problème de sécurité est lié aux capacités renforcées et à l’augmentation du nombre de missiles balistiques nord-coréens pouvant transporter des têtes nucléaires. Se pose également la question de l’efficacité de la stratégie militaire actuelle de Séoul, appelée « système de réponse aux armes nucléaires et aux armes de destruction massive » ou « système à trois axes », pour écarter la menace nord-coréenne. Selon cette stratégie, si une guerre avait lieu dans le détroit de Taïwan, la majorité des forces de la République de Corée devraient se concentrer sur la dissuasion face à la Corée du Nord et sur la préparation d’une guerre dans la péninsule en cas d’échec de la dissuasion.
Le piège d’une guerre avec la Chine
Deuxièmement, la Corée du Sud est inquiète à l’idée de se retrouver piégée dans une guerre entre les États-Unis et la Chine. Il est crucial de se demander si Séoul combattrait activement aux côtés de Washington contre Pékin en cas de conflit. Si c’était le cas, cela signifierait que la Corée du Sud est un partenaire d’alliance fiable qui remplit son engagement consistant à aider les opérations militaires américaines à l’étranger. Toutefois, une telle décision risquerait de placer d’importants moyens militaires coréens sous le feu des attaques chinoises. Contrairement à la Corée du Nord, la Chine a renforcé ses capacités militaires en investissant des ressources substantielles dans des programmes de recherche et de développement au cours des 30 dernières années et Séoul n’est peut-être pas prête à s’engager dans une situation qui mènerait Pékin, une puissance militaire massive, à lui tourner le dos. En revanche, si la République de Corée décide de ne pas affronter la RPC, ce sont 70 ans d’alliance avec les États-Unis qui seraient remis en question. Cette décision serait perçue comme un choix de la Corée favorisant la Chine au détriment des États-Unis et, par conséquent, entraînerait la fin de l’alliance entre les États-Unis et la République de Corée. Néanmoins, Séoul serait en conflit avec Pékin même si elle refuse de fournir une assistance à Washington, car les forces et les bases américaines en Corée seraient la cible de l’armée chinoise. Dans l’ensemble, étant donné que les deux options mentionnées ci-dessus seraient préjudiciables à Séoul, une analyse coûts-bénéfices amènera probablement le gouvernement de la République de Corée à éviter de devoir faire ce choix tant que cela sera possible. Ainsi, la réponse de la Corée du Sud à un conflit régional comprendrait sûrement un soutien déclaratoire aux États-Unis sans assistance militaire réelle.
L’approche de la Corée du Sud à propos de la question de Taïwan
Il est important de comprendre la position de Séoul vis-à-vis de Taïwan. Lors de l’officialisation des relations bilatérales avec la Chine en août 1992, le gouvernement sud-coréen a reconnu la RPC à la place de Taïwan, s’engageant ainsi à soutenir la politique d’une seule Chine. Le gouvernement sud-coréen a régulièrement réaffirmé ce principe dans le but de rassurer son homologue chinois. Plus récemment, la Corée du Sud a publié une déclaration en réponse à une nouvelle confrontation entre les États-Unis et la Chine à la suite de la visite de Mme Pelosi à Taïwan. Un porte-parole du ministère des Affaires étrangères (MAE) a indiqué que la Corée adhérait à la politique d’une seule Chine, et ce, quelle que soit la position des États-Unis, ce qui semble être une expression de sympathie pour la partie chinoise. Il a ensuite souligné que la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan étaient cruciales afin de promouvoir la sécurité et la prospérité régionales, mettant en garde les deux grandes puissances contre toute activité hostile qu’elles pourraient entreprendre l’une envers l’autre.
Derrière cette façade, cependant, il existe une ambiguïté dans la position de la Corée du Sud. Effectivement, le gouvernement de la République de Corée reconnaît que la République populaire est le seul gouvernement légal de la Chine et que Taïwan en fait partie. Autrement dit, Séoul ne reconnaît pas Taipei comme une entité souveraine. Toutefois, les deux gouvernements ont établi un bureau de représentation diplomatique pour maintenir des relations bilatérales « informelles ». De plus, les interactions économiques entre les deux pays sont restées importantes au cours des trente dernières années ; Taïwan constituait le cinquième partenaire commercial de la République de Corée en 2021 et le sixième au premier semestre 2022. En outre, les contacts interpersonnels ont considérablement augmenté ces dernières années et plus d’un million de Taïwanais ont visité la Corée du Sud en un an (avant la pandémie de COVID-19).
Étant donné que les deux pays partagent des valeurs démocratiques et des intérêts économiques, le gouvernement de Séoul sera-t-il amené à défendre Taïwan ? La réponse n’est pas claire. En effet, les Sud-Coréens ont pris soin de ne pas irriter les Chinois sur la question de Taïwan. Par exemple, les Taïwanais n’ont plus été invités aux cérémonies d’investiture des présidents sud-coréens depuis la rupture des liens diplomatiques en 1992 (à l’exception du président Park Geun-hye). Un autre exemple de cette approche prudente de la part de Séoul est l’incident qui a lieu lors de la visite de Mme Pelosi en Corée du Sud, à la suite de son voyage très médiatisé à Taïwan. Naturellement, une attention considérable a été accordée à la manière dont la République accueillerait la politicienne américaine de haut rang. Par pure coïncidence, le président coréen était parti en vacances d’été « chez lui », à Séoul, et il lui a parlé au téléphone au lieu de la rencontrer en personne. Plus tard, le bureau présidentiel a annoncé qu’il s’agissait d’une décision soigneusement prise sur la base de la sécurité nationale, ce qui a suscité quelques soupçons quant à la façon dont la Corée du Sud prenait en compte le facteur chinois.
Il convient de noter que la Corée du Sud a récemment commencé à aborder Taïwan dans le contexte de la sécurité régionale. Par le passé, la Corée du Sud évitait de discuter de la question en public dans le cadre de l’alliance bilatérale avec les États-Unis. L’année dernière et pour la première fois, le président sud-coréen a mis l’accent sur la préservation de « la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan » dans une déclaration commune avec son homologue américain. La Corée du Sud a fait cette déclaration alors qu’elle était, depuis un certain temps et malgré les encouragements des États-Unis, réticente à participer à de nouveaux cadres multilatéraux, tels que le Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) et le Quad plus, qui réunissent les alliés des États-Unis et ses partenaires démocratiques « partageant les mêmes opinions » (« like-minded states »). Bien que les États-Unis aient ouvertement affirmé que la nouvelle architecture n’était pas conçue pour s’opposer à la RPC, elle a été perçue comme un effort de Washington pour rétablir son leadership face à l’influence économique et politique croissante de Pékin. Tout en restant mesurée dans sa participation à cette architecture de sécurité, la Corée du Sud a décidé d’inclure le problème de Taïwan dans la structure de sa relation bilatérale avec les États-Unis, ce qui, selon certains, est le signe d’un compromis entre les deux partenaires de l’alliance.
Les déclarations de la Corée du Sud sur Taïwan restent très discrètes, contrairement à celles du Japon. En effet, les Japonais déclarent publiquement que Taïwan est un partenaire important qui partage leurs valeurs démocratiques fondamentales et que « la paix et la stabilité de Taïwan sont directement liées au Japon. » Le livre blanc japonais sur la défense fournit une analyse minutieuse de la stratégie et des capacités militaires avancées de la Chine et étudie un éventuel conflit entre la Chine et Taïwan. En revanche, le livre blanc de la défense de la République de Corée, publié tous les deux ans, se concentre principalement sur l’étude de la menace nord-coréenne et n’a jamais abordé la question de Taïwan, même lorsqu’il évalue les problèmes de sécurité régionale. Washington comprend que Tokyo et Séoul diffèrent sur cette question. Lorsque le président Joe Biden a effectué un voyage en Asie en mai 2022, il s’est engagé à défendre Taïwan contre l’agression chinoise. Si l’on met de côté le débat sur la question de savoir si oui ou non, les États-Unis ont renoncé à la position d’ambiguïté stratégique qu’ils ont longtemps conservée à propos de Taïwan, il convient de noter que cet engagement a été pris après la rencontre de Joe Biden avec le Premier ministre japonais, et non à la suite de sa rencontre avec le dirigeant sud-coréen.
Conclusion : une épreuve de force
Alors, quelle serait la position de la République de Corée dans un scénario de guerre dans le détroit de Taïwan ? Le gouvernement sud-coréen craint d’être à la fois abandonné et piégé si les États-Unis s’impliquent dans un tel conflit. La Corée du Sud s’inquiète d’être laissée seule et réalise qu’elle doit compter sur ses propres capacités pour survivre. Même si les États-Unis n’abandonnent pas explicitement la République de Corée, Séoul craindrait de toute façon l’abandon. Cette inquiétude s’explique par l’expérience de Séoul qui a vu les États-Unis modifier leur politique d’alliance dans le passé et retirer leurs forces sans tenir compte des inquiétudes de leur allié. L’Administration Trump a par exemple exigé de la Corée du Sud et d’autres alliés qu’ils contribuent davantage au coût du stationnement des troupes américaines et a menacé de retirer ces forces si cette demande n’était pas satisfaite.
De plus, la Corée du Sud craint d’être piégée et d’être entraînée dans une guerre entre les États-Unis et la RPC. La crainte de se faire piéger augmente au sein de la population sud-coréenne à mesure que la rivalité entre les États-Unis et la Chine s’intensifie et qu’une guerre devient plus probable. Ces peurs se sont reflétées dans l’accord majeur entre Séoul et Washington sur le rôle de l’USFK en 2006. Alors que les États-Unis cherchaient à avoir la capacité de déplacer et de déployer rapidement leurs actifs stratégiques de la Corée et vers un autre théâtre, la Corée du Sud était réticente à accepter l’utilisation flexible de l’USFK. À l’issue d’un processus de négociation douloureux, un consensus a été trouvé entre les deux parties sur la flexibilité stratégique des USFK et l’on retrouve clairement les volontés de la Corée du Sud dans le contenu de l’accord. Celui-ci stipule que « les États-Unis respectent la position de la République de Corée selon laquelle elle ne doit pas prendre part à un conflit régional contre la volonté du peuple coréen. »
Si la situation se détériore, Séoul sera absorbée par la gestion des menaces militaires déployées par Pyongyang et par la préparation d’une guerre contre la RPDC, tout en cherchant des moyens de retarder une attaque chinoise sur la péninsule. Même si la Corée décide de fournir une assistance aux États-Unis, celle-ci serait uniquement déclaratoire en raison de l’incapacité et de la réticence de Séoul à mener une guerre au-delà de la péninsule. Si des sanctions économiques sont imposées à la Chine au début des combats, Séoul pourra hésiter à y participer étant donné sa forte interdépendance économique avec Pékin. Il est donc plausible que le gouvernement chinois instrumentalise ces doutes afin de perturber la collaboration entre les États-Unis et la République de Corée en cas de conflit dans le détroit de Taïwan.
Crédits photo : Kim Min-Hee (Pool Photo via AP)
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