L’élection présidentielle de Taïwan en 2024 et ses implications pour la stabilité dans le détroit de Taïwan

Le Rubicon en code morse
Jan 10
L’élection présidentielle de Taïwan en 2024 et ses implications pour la stabilité dans le détroit de Taïwan

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Île démocratique dynamique comptant 23,5 millions d’habitants, Taïwan suscite une attention mondiale croissante depuis des années. Sa localisation stratégique, sa gestion de la pandémie du COVID-19 et son rôle crucial dans l’industrie des semi-conducteurs l’ont propulsée sur le devant de la scène internationale. Et l’inquiétude grandit quant au maintien de son intégrité territoriale vis-à-vis de la République populaire de Chine (RPC). Les tensions croissantes entre Taïwan et la RPC alimentent les spéculations selon lesquelles le président Xi Jinping pourrait recourir à la force pour annexer l’île, ceci peut-être dès 2025, voire 2027. Chacun reconnaît qu’un conflit dans le détroit de Taïwan aurait des conséquences catastrophiques sur de nombreux plans. Sur le plan économique notamment, un conflit provoquerait la perte de milliers de milliards de dollars pour le commerce mondial, ainsi que des perturbations majeures dans les chaînes d’approvisionnement. Dans ce contexte tendu, l’élection présidentielle qui doit avoir lieu à Taïwan le 13 janvier prochain – soit d’ici quelques jours –  apparaît comme un événement catalyseur de l’attention internationale.

Forces et projets en présence

Si la présidente sortante, Tsai Ing-wen, du Parti démocratique progressiste (PDP) ne se représentera pas, la Constitution ne permettant pas de cumuler plus de deux mandats, son parti peut néanmoins compter sur l’actuel vice-président, Lai Ching-te. Quant au principal parti d’opposition, le Kuomintang (KMT), il est représenté par le maire de New Taipei City, Hou Yu-ih. L’élection pourrait également voir Ko Wen-je venir brouiller les cartes, puisqu’il offrira une troisième option inhabituelle, susceptible d’attirer les électeurs modérés des deux grands partis. Fondé par Ko en 2019, le Parti populaire taïwanais (PPT), est maintenant le troisième plus grand parti politique du pays. Surnommé la « force blanche », il est connu pour avoir brisé la structure politique bipartite traditionnelle de l’île. Concernant ses positions envers la Chine continentale, Ko a déclaré lors d’une visite de trois semaines aux États-Unis en avril dernier que Taïwan devait se préparer à la guerre et renforcer ses capacités militaires contre la RPC, tout en réduisant l’hostilité par la promotion du dialogue.

L’élection présidentielle de 2024 à Taïwan revêt une importance particulière compte tenu des dynamiques géopolitiques actuelles. Le mandat de la présidente Tsai a marqué un tournant dans les relations de part et d’autre du détroit de Taïwan, et a été caractérisé par l’engagement ferme et la résolution inébranlable de son administration à préserver le statu quo et le statut de facto indépendant de l’île. Cette position a alimenté les tensions avec la RPC, laquelle considère Taïwan comme une province rebelle et a en représailles intensifié ses activités militaires autour de l’île.

Le candidat du PDP, le vice-président Lai Ching-te, s’est aligné sur la politique de la présidente et a insisté sur le maintien du statu quo, présentant l’élection comme un choix entre la démocratie et l’autoritarisme. De son côté, le KMT a du mal à regagner la faveur du public taïwanais depuis sa défaite lors de l’élection de 2016, qui avait mis fin à ses huit années de règne sous la présidence de Ma Ying-jeou, et au cours desquelles le gouvernement avait adopté une position bien plus favorable à la Chine. Avec l’élection de Tsai Ing Wen, 2016 a marqué un changement drastique dans les relations à travers le détroit de Taïwan, changement qui a déclenché de la part de Pékin une approche punitive vis-à-vis de l’île. Cette approche comprenait des sanctions économiques, une guerre cognitive et des intimidations militaires. L’attitude chinoise, qui est l’une des caractéristiques du leadership de Xi Jinping, est ainsi devenue de plus en plus assertive et belliqueuse. Les activités militaires croissantes autour de Taïwan, y compris les intrusions dans sa Zone d’Identification de Défense Aérienne (ZIDA) et les violations de la « ligne médiane » dans le détroit se sont multipliées et suscitent de plus en plus d’inquiétudes quant à un éventuel conflit.

Le PDP, sous la direction de Madame Tsai, a énoncé une trajectoire claire : s’aligner étroitement sur les États-Unis afin de renforcer l’influence diplomatique et la défense militaire de Taïwan, en vue de dissuader une éventuelle invasion chinoise. Cette orientation politique est susceptible de perdurer sous Lai. Sa décision de sélectionner la représentante (ambassadrice) aux États-Unis, Madame Hsiao Bi-khim, en tant que candidate à la vice-présidence, renforce davantage cette éventualité.

À l’approche des élections de 2024, les partis d’opposition de Taïwan, en particulier le KMT, ont cherché à capitaliser sur la menace d’une agression chinoise à des fins électoralistes. La position du KMT, de même que celle du PPT, consiste à présenter un vote pour le PDP en 2024 comme une provocation et donc à l’équivalent de choisir la guerre. Certains membres du KMT suggèrent d’adopter au contraire une approche pragmatique pour éviter la guerre, en donnant la priorité au développement économique, allant même jusqu’à proposer des négociations de paix avec Pékin. Cependant, cette approche fait face à des défis importants. Il est peu probable que la population accepte ce genre de concessions de son plein gré, tant elle est profondément attachée à la démocratie. De plus, nombreux sont ceux qui, même sans être fortement tenants de l’indépendance, refuseraient d’être gouvernés par la RPC, dont le système politique est fondamentalement en contradiction avec les valeurs qui définissent Taïwan. Se soumettre aux conditions de Pékin, fut-ce pour assurer la paix, signifierait abandonner les principes fondamentaux qui définissent l’identité de l’île, dont la démocratie et l’autodétermination.

L’opposant Hou Yu-ih élabore une stratégie axée sur les « trois D » en vue de préserver la stabilité dans le détroit de Taïwan et la région Indo-Pacifique de manière générale. Cette approche repose sur les principes de dissuasion, de dialogue et de désescalade. Au plan de la dissuasion, il est préconisé que Taïwan consolide ses capacités d’autodéfense en intégrant des perspectives novatrices et en mobilisant de manière optimale ses diverses ressources. L’objectif sous-jacent est de préparer Taiwan à un éventuel conflit sans pour autant le provoquer, engendrant ainsi une hésitation chez l’adversaire quant à ses propres capacités militaires et réduisant par conséquent son inclination à recourir à la force.

Sous une administration Hou, tout dialogue avec la Chine continentale serait mené en stricte conformité avec la Constitution de la République de Chine et la Loi de 1992 régissant les relations entre les habitants de la région de Taïwan et de la région continentale. S’inspirant des expériences de dialogue fructueuses des gouvernements précédents du KMT, l’accent est mis sur la continuation des échanges entre Taïwan et la Chine tout en évitant tout égarement d’ordre militaire.

L’encouragement à des interactions continues entre les deux parties, concentrées sur des aspects fonctionnels, est préconisé afin de désamorcer les tensions. Hou estime en effet que cette approche est fondée sur des principes d’égalité, de bonne volonté et de dignité. Concrètement, cette démarche vise à approfondir la compréhension mutuelle par le biais d’échanges, tout en assurant la préservation de la paix par la force défensive. Grâce à des interactions à moyen et long terme entre les deux parties, selon le candidat Hou, il est envisageable de réduire graduellement l’hostilité et d’atténuer le risque de conflit dans le détroit de Taïwan, écartant ainsi la perspective imminente de conflit armé.

Hou Yu-ih prend conscience de l’intérêt à reconnaître le consensus de 1992 pour la réouverture du dialogue entre les deux rives. Cependant, sa compréhension du consensus de 1992 diverge de la définition énoncée par Pékin, qui le considère comme équivalent à une seule Chine. Il préconise que les deux parties engagent des interactions officielles reposant sur un modèle de non-reconnaissance mutuelle de la souveraineté et de non-déni mutuel des compétences. Cependant, la position avancée par les autorités chinoises est la suivante : le consensus de 1992 a été établi lors des pourparlers entre l’Association pour les relations entre les deux rives du détroit de Taïwan (RPC) et la Fondation pour les échanges entre les deux rives du détroit de Taïwan (Taïwan) en 1992 à Hong Kong, suivis d’une correspondance ultérieure. Au cours de ces échanges, les deux parties ont formulé oralement un consensus, affirmant que « les deux rives du détroit de Taïwan adhèrent au principe d’une seule Chine », et dans les échanges de correspondances subséquents, elles ont clairement manifesté leur engagement en faveur du principe d’une seule Chine ainsi que de la quête de l’unification nationale.

Quant aux relations entre Taïwan et les États-Unis, elles font l’objet de discussions, notamment dans le domaine sécuritaire. En particulier, Taïwan devrait approfondir sa collaboration avec les États-Unis dans divers domaines tels que le partage du renseignement et la promotion d’exercices et entraînements conjoints réguliers. Une telle coopération renforcera l’interopérabilité militaire, améliorant ainsi la coordination entre les forces taïwanaises et celles de leurs alliés en cas de contingence militaire. Hou souhaiterait en outre à élargir la coopération avec des partenaires partageant des valeurs similaires.

Trois Scénarios

Quels seraient les impacts potentiels de l’élection de chacun des candidats sur la stabilité des deux rives ? Si Hou Yu-ih accède à la présidence, les tensions avec la Chine pourraient sans doute diminuer, Pékin ayant moins besoin de maintenir la pression pour renforcer la légitimité intérieure du KMT et reprendre le dialogue à travers le détroit. Un tel scénario signifierait moins de provocations militaires et plus d’espace pour Taïwan sur la scène internationale, éventuellement en tant qu’observateur au sein de certains organismes internationaux, dont l’Organisation mondiale de la Santé, l’Organisation de l’aviation civile internationale et Interpol. À court terme, le risque de guerre diminuerait donc, même si la menace à long terme sur la souveraineté de Taïwan perdurerait. L’ampleur du « dégel » dépendrait alors de l’évaluation faite par Pékin de la fiabilité de Hou Yu-ih en tant que partenaire de dialogue. Mais si la Chine continentale s’attend à ce qu’il se montre aussi flexible que l’ancien président Ma, elle risque d’être déçue. Avec le consensus de 1992 de plus en plus impopulaire et la méfiance des Taïwanais envers Pékin atteignant des niveaux record, une administration dirigée par Hou n’aurait guère le loisir d’être trop conciliante avec la Chine. Pékin pourrait alors conclure que le KMT ne lui est plus d’aucune utilité, une conclusion qui ferait remonter les tensions et pourrait pousser Pékin à abandonner définitivement l’espoir d’une éventuelle unification pacifique.

Si c’est le vice-président Lai qui est élu, les tensions à travers le détroit de Taïwan pourraient se poursuivre pendant au moins quatre ans. Pékin intensifierait alors davantage la pression afin de contenir les actions ouvertement pro-indépendance de M. Lai. Il avait en effet adhéré à la politique chinoise plus modérée de la présidente Tsai Ing-wen, mais ceci uniquement pour obtenir davantage de suffrages dans le cadre d’une stratégie électorale interne. Qui plus est, la politique chinoise de Tsai Ing-wen n’est nullement une ligne modérée pour Pékin, mais une préparation à l’indépendance de Taïwan qui s’écarte de l’objectif d’unification de la RPC. De plus, M. Lai et Mme Tsai représentent différentes factions du PDP. Les initiés politiques mettent en garde contre le fait que les conseillers les plus proches de M. Lai ont des positions intransigeantes et qu’ils pourraient ne pas préconiser une approche prudente à son gouvernement. Un troisième triomphe consécutif du PDP pourrait même amener Pékin à conclure que le sentiment public à Taïwan s’est irréversiblement orienté en faveur de l’indépendance formelle. Si tel est le cas, les perspectives d’une pression chinoise accrue, voire d’une prise de contrôle coercitive, pourraient considérablement s’intensifier.

Quant aux conséquences d’une présidence de Ko sur les relations à travers le détroit, elles restent difficiles à prévoir en raison de la nature ambiguë de sa politique envers la Chine. M. Ko, en tant que maire de Taipei, a visité la RPC à dix-huit reprises au cours de ses huit dernières années et il a irrité de nombreux électeurs pro-PDP en déclarant notamment que les deux côtés du détroit de Taïwan appartenaient à la même famille. Cependant, il rejette le consensus de 1992 et qualifie régulièrement le concept politique d’une seule Chine d’« impossible ». Bien que M. Ko ait généralement été bien accueilli en Chine en tant que maire, il est incertain que le Parti communiste chinois (PCC) fasse suffisamment confiance à sa présidence pour changer son attitude vis-à-vis de l’île. M. Ko n’est pas membre d’un parti officiellement pro-indépendance et il ne verrait sans doute aucun obstacle idéologique à une modification de sa politique, ce qui pourrait le placer dans une position avantageuse pour rendre les relations avec la RPC plus durables. Cependant, ce nouvel arrivant en politique pourrait voir ses efforts entravés par le manque de conseillers expérimentés en politique étrangère dans son entourage.

Conclusion

Quel que soit le candidat élu à la présidence, il devra faire face à la tension incontournable entre la revendication chinoise d’une unification accélérée et la préférence de l’opinion publique taïwanaise pour le maintien du statu quo. Même si le dialogue entre Taïwan et la Chine venait à être rétabli, l’objectif du dialogue fixé par Pékin serait fondé sur l’unification, et le système démocratique de Taïwan ne saurait tolérer que des politiciens pro-chinois agissent contre la volonté de la majorité. Il serait difficile pour le dialogue bilatéral d’aboutir à un résultat satisfaisant pour la Chine. Si Pékin estimait que Taïwan retardait indéfiniment le dialogue sur l’unification pacifique, cela correspondrait aux conditions l’autorisant à recourir à la force pour réaliser l’unification. Lors de sa rencontre avec le président américain Joe Biden au dernier sommet de l’APEC, Xi Jinping a nié l’existence d’un plan d’invasion de Taiwan d’ici 2027.  Pour autant, une telle déclaration ne signifie pas que la Chine renonce à une invasion armée de l’île, mais plutôt qu’elle espère obtenir l’engagement des États-Unis de ne pas soutenir l’indépendance de Taïwan et de cesser de l’armer. Finalement, la probabilité que la Chine mène une opération militaire à grande échelle contre Taïwan après cette élection reste assez faible, non pas véritablement à cause de la déclaration officielle aux États-Unis, mais plutôt parce que les préparatifs militaires ne sont pas achevés.

La préparation militaire de Pékin demeure une entreprise difficile à appréhender de manière objective. Toutefois, en présence de changements significatifs au sein de la haute direction militaire, il devient possible d’évaluer la probabilité d’initier de telles opérations militaires d’envergure. Le ministre de la Défense chinois, Li Shangfu, a été limogé le 24 octobre 2023, deux mois après avoir disparu de la vie publique, devenant le deuxième ministre de haut rang à perdre son emploi en peu de temps et sans explication officielle. Le ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, avait en effet été congédié en juillet. Li a également été démis de ses fonctions en tant que membre de la Commission militaire centrale (CMC), un organe puissant dirigé par Xi Jinping, qui commande l’Armée populaire de libération (APL), et en tant que l’un des cinq conseillers d’État de la Chine – une position de haut rang dans le cabinet qui dépasse la position d’un ministre ordinaire. La décision a été approuvée par le comité permanent du Congrès national du peuple. Le comité n’a pas nommé de successeur à Li.

Li, âgé de 65 ans, a fait ses premières armes sur l’une des principales bases de lancement de satellites chinoise, dans la province du Sichuan, gravissant les échelons pour en devenir son directeur. Après trois décennies passées au centre de lancement, il fut promu pour travailler au siège de l’APL en 2013, peu de temps après l’accession au pouvoir de Xi Jinping. De 2017 à 2022, il a supervisé les achats d’armements de la Chine en tant que chef du Département du développement de l’équipement de la CMC. En juillet, quelques jours avant le congédiement soudain des deux principaux généraux de la Force des missiles, le Département du développement de l’équipement a annoncé une nouvelle vague de répression des pratiques d’acquisitions teintées de corruption. À cette occasion, il a évoqué des informations sur des activités douteuses remontant à 2017, ce qui coïncide avec le moment où Li a pris la direction du département.

Bien que le ministre de la Défense n’occupe pas la position la plus éminente au sein de la hiérarchie de commandement de l’APL, les deux vice-présidents de la CMC détiennent le rang le plus élevé et la plus grande autorité parmi les officiers en service. Néanmoins, le congédiement de Li Shangfu, malgré sa longue carrière au sein de la Force des missiles et aux enquêtes approfondies sur le Département du développement de l’équipement, révèle une restructuration en cours au sein des forces armées chinoises, spécifiquement au sein de la Force des missiles. Cette dernière constitue l’une des quatre branches indépendantes de l’APL et revêt une importance cruciale dans le contexte d’éventuelles opérations militaires à l’encontre de Taïwan : avant d’entreprendre des opérations amphibies d’envergure, elle a pour mission de déclencher des attaques de missiles saturées afin de neutraliser les systèmes radar taïwanais, les aéroports à usage militaire et civil, les bases de missiles antiaériens, ainsi que les bases navales, garantissant ainsi la suprématie aérienne et maritime lors du déploiement massif de troupes à travers le détroit de Taïwan. Parallèlement, les missiles balistiques à plus longue portée jouent un rôle dissuasif en prévenant toute intervention potentielle des forces armées américaines et japonaises. En d’autres termes, la Force des missiles apparaît comme une condition sine qua non pour la réussite des opérations amphibies contre Taïwan. Bien que les événements internes au sein de l’APL échappent à notre connaissance, il demeure assuré qu’après les élections de 2024, quel que soit le résultat, la Chine n’engagera pas d’actions militaires d’envergure menaçant Taïwan.

Crédits photo: Makoto Lin / Office of the President

Auteurs en code morse

Ting-Sheng Lin

Ting-Sheng Lin est professeur agrégé au département de science politique à l’Université du Québec à Montréal, chercheur au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et fondateur et directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Ses recherches portent principalement sur l’Asie de l’Est, notamment sur les grandes stratégies (politique, économique, et militaire) de la Chine, du Japon et de la Corée, la militarisation en Asie de l’Est, les cultures stratégiques et les institutions de la sécurité collective.

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