Cet article est une traduction de l’article « Frankreichs disruptive Zeitenwende », publié sur le site de la SWP (Stiftung Wissenschaft und Politik) le 15 avril 2024.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 n’a pas bouleversé la politique de sécurité de la France aussi fondamentalement que celle de l’Allemagne. La France voit ses objectifs précédents confirmés, notamment en ce qui concerne le renforcement de la souveraineté stratégique de l’Europe. Cependant, elle a opéré des ajustements dans de nombreux domaines afin d’adapter ses ambitions à un contexte extérieur en évolution. Cette continuité des objectifs de politique de sécurité, assortie d’un ajustement notable des moyens et de l’orientation, comprend un soutien désormais actif de la France à l’élargissement de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ainsi qu’un engagement renforcé au sein de l’OTAN. Cela a en partie dissipé l’irritation parmi les partenaires européens, suscitée en 2022 par les déclarations du président Macron sur la nécessité de tendre la main à la Russie. Néanmoins, des différences substantielles entre l’Allemagne et la France subsistent et se sont même intensifiées dans certains cas, rendant la coopération bilatérale plus compliquée.
Continuité de l’objectif : renforcer la souveraineté européenne
Dans un discours prononcé le 2 mars 2022, le président Emmanuel Macron a qualifié l’invasion russe de l’Ukraine de « changement d’époque ». Cependant, malgré cette rupture fondamentale, la France voit ses principales approches stratégiques, budgétaires et militaires confirmées.
Dans sa « Revue Stratégique » de 2017 (similaire à une stratégie de sécurité nationale) et sa mise à jour de 2021, Paris avait déjà identifié la nécessité de se préparer à des conflits interétatiques de haute intensité. La France a toujours maintenu ses investissements dans sa dissuasion nucléaire, en partie parce qu’elle doit être en mesure de dissuader un conflit avec une grande puissance.
Paris investit également traditionnellement dans la capacité opérationnelle de ses forces armées. Bien que la pression pour réduire les coûts ait parfois entraîné des lacunes, notamment dans la défense aérienne et les munitions, l’état et la disponibilité opérationnelle des forces armées françaises restent généralement supérieurs à ceux de la plupart des autres forces armées en Europe. Ces dernières ont souvent subi des réductions de capacités en raison de contraintes budgétaires et d’un manque de prise de conscience des menaces. De plus, les forces françaises ont été testées au combat au cours des dernières années, notamment en raison de leurs déploiements au Mali de 2013 à 2022 ou en Irak depuis 2014.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022 n’a pas altéré les objectifs de la politique de sécurité française, mais les a plutôt consolidés : le leitmotiv de la souveraineté européenne, que Macron poursuit depuis son entrée en fonction en 2017, a même gagné en importance à ses yeux. L’objectif est de promouvoir une Europe qui défende ses intérêts de manière proactive et autonome sur le plan politique, technologique, économique et militaire et qui façonne son environnement selon ses propres termes (voir l’étude SWP 4/2021).
Cela fait de la France une exception, car pour de nombreux Européens, l’invasion russe de 2022 a mis en évidence le rôle central de l’OTAN (et des États-Unis) dans la défense du continent et a confirmé le rôle subordonné de l’UE. Paris reconnaît l’importance des États-Unis pour la sécurité de l’Europe à court et moyen terme, et accorde également une attention particulière à l’OTAN. Cependant, contrairement à beaucoup de ses partenaires, la France investit déjà activement dans des structures et des politiques parallèles au sein de l’UE. À long terme, Paris est convaincue de la nécessité d’une défense européenne autonome. Premièrement, la guerre entre l’Ukraine et la Russie confirme les prévisions françaises quant à la capacité d’action limitée des Européens, mettant en lumière leur dépendance politique et militaire vis-à-vis des États-Unis, ainsi que leurs propres déficits, de la reconnaissance à la logistique. Deuxièmement, la guerre souligne l’impératif d’une Europe capable d’agir, surtout à mesure que l’environnement stratégique devient de plus en plus instable et hostile.
Traditionnellement, la France souligne également des défis qui vont au-delà de la Russie. Pour Paris, l’accent mis par les États-Unis sur le conflit systémique avec la Chine est une tendance permanente. Les élections de 2024 pourraient porter au pouvoir une administration américaine moins transatlantique, plus sélective et plus transactionnelle, ce qui pourrait réduire sa contribution à la sécurité européenne ou même s’opposer aux objectifs de l’Europe. Du point de vue français, l’objectif n’est pas de remplacer l’OTAN. Au contraire, la France estime que les contributions européennes à l’alliance devraient augmenter, ce qui serait cohérent avec le partage du fardeau requis par Washington ainsi qu’avec la volonté d’obtenir une plus grande capacité d’action pour l’Europe. Paris espère que la guerre en Ukraine convaincra d’autres pays européens de cette nécessité. Cependant, même si de nombreux États partagent cet objectif en principe, sa mise en œuvre concrète semble souvent reléguée au second plan (la Stratégie de Sécurité Nationale de l’Allemagne reste par exemple vague à cet égard). De plus, il existe parfois des objectifs contradictoires, notamment lorsqu’il s’agit de combler rapidement les lacunes en matière de capacités avec des équipements non européens, ou d’investir à long terme dans des entreprises européennes pour renforcer ainsi la souveraineté industrielle de l’UE.
Par conséquent, la question de la souveraineté stratégique occupe une place prépondérante dans la politique européenne de la France. Cela s’est manifesté, par exemple, lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022, lorsque les États membres de l’UE, à l’initiative de la France, ont mandaté la Commission européenne et l’Agence européenne de défense d’élaborer des initiatives visant à renforcer les capacités de défense européennes (dans le cadre de la « Déclaration de Versailles »). Les instruments qui en découlent visent à promouvoir la base technologique et industrielle de défense européenne (BITDE), à harmoniser le marché européen, à favoriser des synergies entre les États membres de l’UE et à améliorer les capacités de production.
De ce point de vue, la critique formulée par la France selon laquelle de nombreux membres de l’UE ont répondu à l’augmentation des besoins de leurs forces armées depuis l’invasion russe en se tournant vers des achats à l’extérieur de l’Europe, au lieu d’opter pour des achats internes ou d’investir dans des projets européens, est compréhensible. Un exemple en est la décision de la Pologne d’acheter du matériel terrestre et aérien coréen, tout comme l’acquisition par l’Allemagne de systèmes de défense aérienne américains et israéliens (Patriot, Arrow 3). La plupart des États membres ont désapprouvé l’insistance de la France, la qualifiant de dogmatique et contre-productive. Ils auraient été disposés à mettre temporairement de côté l’objectif de la « souveraineté européenne » lors de l’achat de munitions, par exemple. Compte tenu de la situation dramatique en Ukraine, la position française est devenue plus flexible au début de 2024. Paris soutient désormais les initiatives visant à permettre aux Européens d’acquérir des munitions produites en dehors de l’Europe et accepte la possibilité de contracter des dettes conjointes au sein de l’UE afin de soutenir durablement Kyiv.
Ajustements politiques
Bien que la France soit demeurée fidèle à ses objectifs antérieurs, elle a modifié sa trajectoire afin de pouvoir les poursuivre dans ce nouveau contexte international. Ces ajustements étaient largement de nature routinière, mais ils n’étaient souvent pas coordonnés avec les partenaires.
Une nouvelle politique à l’égard de la Russie
La France a traditionnellement adopté une politique coopérative et pragmatique à l’égard de la Russie. Contrairement au « partenariat de modernisation » allemand avec Moscou, la politique française était guidée moins par des espoirs de réforme que par la conviction réaliste que l’Europe avait besoin d’une relation stable avec la puissance nucléaire de son voisinage. Cependant, du point de vue de nombreux partenaires comme la Pologne, la France a fermé les yeux sur les évolutions en Russie pendant trop longtemps. Par conséquent, il y avait donc une grande irritation lorsque Macron a accueilli le président Poutine dans sa résidence d’été dans le sud de la France en août 2019, annonçant une reprise du dialogue bilatéral et évoquant la construction d’une nouvelle « architecture de sécurité et de confiance entre l’UE et la Russie ». En juin 2021, alors que le Kremlin déployait déjà des troupes à la frontière avec l’Ukraine, Paris (avec Berlin) a plaidé en faveur de la création d’« espaces de dialogue avec Moscou ». Après l’invasion de février 2022, Macron a choqué de nombreux partenaires en appelant à des négociations avec la Russie, sans toutefois détailler cette proposition.
La France admet désormais que sa politique envers la Russie a échoué. Le discours prononcé par Macron à Bratislava à la fin du mois de mai 2023 marque le début de cette nouvelle orientation. Dans ce discours, il a reconnu ses erreurs de jugement antérieures et a écarté la possibilité d’un retour rapide à la normale avec la Russie. Depuis le début de la guerre en 2022, sa rhétorique est passée de « il ne faut pas humilier la Russie » (juin 2022) à « la Russie ne doit pas l’emporter » (février 2023), pour finalement déclarer en février 2024 que « la défaite de la Russie est indispensable ». Macron est passé du rôle de frein à celui d’acteur moteur. Au début de 2024, il a plaidé en faveur d’un « sursaut stratégique » en Europe par crainte d’une victoire russe. Selon lui, le soutien à l’Ukraine doit être renforcé et un signal clair doit être envoyé à Moscou et à Kyiv, affirmant que ce soutien est à la fois durable et fiable. Le changement de la politique de Paris repose avant tout sur la prise de conscience que la Russie agit de manière systématiquement révisionniste, remettant non seulement en question la souveraineté de l’Ukraine, mais menaçant également l’ordre de sécurité européen, l’équilibre nucléaire et les normes internationales.
Malgré les tentatives répétées de Macron et d’autres, Moscou n’a montré aucun intérêt à mettre fin à cette guerre, que ce soit avant ou après l’invasion. Au contraire, la Russie intensifie les tensions, profère des menaces nucléaires, insiste sur une victoire militaire et rejette les compromis. Selon Macron, le Kremlin est devenu un « acteur méthodique de la déstabilisation du monde » menaçant les intérêts européens, notamment par le biais de la désinformation et des cyberattaques. La guerre contre l’Ukraine, dont l’issue est, selon Paris, « existentielle » pour l’Europe, ne pouvait donc pas être stoppée à court terme, mais doit être remportée.
La France a donc progressivement changé d’approche. Initialement, elle cherchait à affaiblir la Russie principalement par le biais de sanctions et de découplages énergétiques, tout en soutenant l’Ukraine politiquement (y compris son intégration à l’UE et à l’OTAN), économiquement et militairement. Maintenant, Paris va plus loin parce qu’elle ne considère plus l’approche précédente comme suffisante face à la gravité de la situation de guerre. La France souhaite non seulement intensifier son soutien, mais aussi en modifier la nature. Lors de la Conférence de Paris sur l’Ukraine en février 2024, 27 pays ont convenu de fournir un soutien accru à l’Ukraine. Premièrement, ils envisagent de transférer vers l’Ukraine des activités qui étaient jusqu’à présent menées dans des pays de l’OTAN, telles que la formation ou la production d’armes ; deuxièmement, des tâches telles que le déminage pourraient être prises en charge afin que les forces armées ukrainiennes puissent se concentrer sur leur mission principale. Macron n’a pas non plus exclu le déploiement de troupes terrestres occidentales. Il ne s’agirait pas initialement de missions de combat, même si cela n’est pas exclu, mais plutôt de tâches d’assistance. Alors que certains pays, en particulier l’Allemagne, ont rejeté la proposition de déploiement éventuel de troupes au sol, beaucoup d’autres l’ont soutenue – comme la Pologne, les États baltes, la Finlande, la Norvège et les Pays-Bas. Dans le même temps, Paris a souligné que l’Europe devrait à long terme renouer une coopération avec une Russie réformée, notamment dans le domaine du contrôle des armements nucléaires.
Soutien à l’élargissement de l’UE
Un autre changement notable réside dans le fait que Paris ne s’oppose plus à l’élargissement de l’UE, mais le soutient désormais activement. Traditionnellement, la France a été réticente à le faire. Aussi récemment qu’en 2019, elle a suspendu les négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, exigeant d’abord la mise en œuvre des réformes de l’UE, de peur que, sans cela, l’Union élargie ne soit pas en mesure d’agir efficacement.
Le changement a commencé en 2022, lorsque, sous la présidence française du Conseil de l’UE, l’Ukraine et la Moldavie se sont vu offrir une perspective d’adhésion. Dans son discours à Bratislava, Macron a plaidé en faveur d’une adhésion à l’UE de tous les candidats « aussi rapidement que possible ». Cela semblait géopolitiquement nécessaire compte tenu de l’invasion russe en Ukraine, de l’attaque contre l’ordre européen qui en a découlé, et des tentatives ultérieures d’expansion et de déstabilisation menées par la Russie et d’autres acteurs dans le voisinage de l’Europe. Du point de vue français, l’élargissement de l’UE apparaissait comme un moyen efficace de stabiliser la région des Balkans, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, contribuant ainsi au renforcement de l’Europe. Cependant, les candidats et les partenaires de l’UE ont initialement accueilli ce changement de cap avec suspicion. La crédibilité de la nouvelle position de la France a également été ébranlée par son initiative unilatérale visant à créer une « Communauté politique européenne » (CPE) en dehors de l’UE. Cette initiative a été peu soutenue, de nombreux acteurs la voyant davantage comme un « espace de stockage » pour les candidats à l’adhésion que comme un instrument de coopération géopolitique.
Soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN
Le soutien de la France à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est également récent. En 2008, Paris et Berlin s’opposaient encore à l’admission de Kyiv. Ce changement de position s’inscrit dans la même logique que le soutien français à l’élargissement de l’UE. Selon Paris, une Ukraine souveraine et sécurisée est cruciale pour la sécurité et la stabilité de l’Europe. De plus, la France considère que le développement interne de l’Ukraine est indissociable de sa sécurité extérieure : sans un cadre extérieur de sécurité, les processus de reconstruction et de réforme sont susceptibles d’échouer, ce qui pourrait faire de l’Ukraine une source d’instabilité. De la même manière, les adhésions à l’UE et à l’OTAN sont liées de manière séquentielle. L’adhésion à l’UE accorderait à l’Ukraine la protection en vertu de l’article 42.7 du Traité de l’UE. Cependant, les Européens ne sont actuellement pas en mesure de garantir cette protection ; seule l’OTAN, avec le soutien américain, est actuellement capable de le faire. Par conséquent, l’adhésion à l’UE ne pourra se concrétiser que lorsque l’Ukraine bénéficiera de la promesse d’assistance de l’OTAN ou lorsque les Européens sont en mesure de se défendre sans l’aide des États-Unis.
Paris reconnaît que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN entraînerait des coûts et des risques. Cependant, pour la France, les avantages stratégiques surpassent les risques. Lors du sommet de l’OTAN en 2023, elle s’est donc ralliée à d’autres alliés pour soutenir une invitation à l’Ukraine, s’éloignant ainsi des positions des États-Unis et de l’Allemagne. Cette approche s’est également reflétée dans l’accord de sécurité bilatéral entre Paris et Kyiv, conclu en février 2024 et valable pour dix ans ou jusqu’à ce que le pays rejoigne l’OTAN.
Soutien à l’Ukraine
Aussi fermes que soient les engagements rhétoriques de la France, ils sont en contradiction avec son faible niveau de soutien à l’Ukraine par rapport à d’autres pays européens. Selon l’Institut Kiel pour l’économie mondiale, la France est loin derrière les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni en termes d’aide militaire, financière et humanitaire. En 2024, le soutien militaire de Paris s’élèvera à 3 milliards d’euros, soit moins de la moitié de celui de l’Allemagne, qui atteindra 7,5 milliards d’euros. Paris invoque trois raisons principales à cela. Premièrement, elle rappelle ses engagements dans d’autres régions, telles que l’Afrique et l’Indo-Pacifique (où la France possède des territoires d’outre-mer). Ainsi, la France doit maintenir son opérationnalité et éviter de graves lacunes dans ses équipements. Deuxièmement, cette priorité s’applique également à la défense de l’Europe, d’autant plus que d’autres pays acceptent déjà des réductions dans ce domaine. Troisièmement, la France dispose de peu de systèmes d’armes lourdes, car son attention a, jusqu’à présent, été principalement axée sur la lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel. En fin de compte, le gouvernement a décidé de ne pas prendre de risque quant à de nouveaux déficits dans ses propres capacités. Cependant, cette décision suscite la controverse à Paris. Quatrièmement, la France met en avant le fait qu’elle fournit à l’Ukraine des systèmes de haute qualité, notamment des missiles de croisière SCALP-EG, permettant des frappes profondes. De plus, Paris est à la tête de la coalition « Artillerie pour l’Ukraine » avec les États-Unis, de la coalition « Défense aérienne » avec l’Allemagne, et a annoncé une « Coalition pour des capacités de frappe profonde ». La France participe également à la mission de formation de la Mission d’assistance militaire de l’Union européenne en soutien à l’Ukraine et dispense également une formation dans un cadre bilatéral.
Afin de soutenir l’Ukraine à long terme et de promouvoir son propre secteur de la défense, Paris vise à dépasser la simple logique de transfert de matériel en établissant des liens directs entre l’armée ukrainienne et l’industrie française de la défense. En septembre 2023, des entreprises de défense françaises et ukrainiennes ont conclu 16 contrats. L’accord de sécurité bilatéral de 2024 inclut également une coopération industrielle. Néanmoins, le faible niveau de soutien français jusqu’à présent affaiblit la crédibilité de la rhétorique de Paris.
Repenser la dissuasion
La guerre en Ukraine a confirmé l’importance de la dissuasion nucléaire pour Paris, tout en intensifiant la réflexion sur son avenir. La France identifie deux défis majeurs à cet égard. Premièrement, la Russie cherche à altérer l’ordre nucléaire en menaçant d’utiliser des armes nucléaires afin de sécuriser l’annexion de territoires ukrainiens, en violation du droit international. Ainsi, Moscou ne se contente pas d’utiliser ses armes nucléaires pour maintenir l’ordre existant, mais vise également à les utiliser pour modifier les frontières et l’ordre de sécurité en Europe. Deuxièmement, selon Paris, il existe un risque que les États-Unis ne maintiennent plus la dissuasion au sein de l’OTAN à long terme, notamment si un président potentiellement moins intéressé par l’Europe prend ses fonctions à la Maison-Blanche début 2025.
Paris envisage donc avec une urgence croissante les ajustements nécessaires pour préserver la souveraineté de l’Europe et le rôle que les armes nucléaires françaises peuvent jouer dans ce contexte. C’est pourquoi la France a intensifié ses échanges avec ses partenaires sur les questions nucléaires. Cela concerne à la fois la nécessité d’une réponse européenne face à l’évolution de l’ordre nucléaire et la contribution de la dissuasion française à la défense de l’Europe. Macron a répété à plusieurs reprises que les intérêts vitaux de la France (qui doivent être protégés par ses armes nucléaires) revêtent une dimension européenne, sans toutefois expliquer cette dernière. La France a également clairement indiqué qu’elle ne cherchait pas à remplacer le parapluie nucléaire américain, ni à partager son pouvoir de décision, ni à obtenir un financement de la part de ses partenaires en la matière. Il ne s’agit donc pas de mettre en place une dissuasion élargie sur le modèle américain. Cependant, les objectifs des discussions initiées par la France demeurent vagues.
Adaptations militaires
Il y a également eu des ajustements dans le secteur militaire. Paris a renforcé son engagement envers l’OTAN et a fixé de nouvelles priorités dans son budget de la défense.
Un engagement plus important au sein de l’OTAN
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la France a considérablement intensifié ses activités au sein de l’alliance. Au fil du temps, Paris a apporté des contributions majeures, notamment dans le cadre de la « présence avancée renforcée » (eFP) dans la région baltique. Initialement, ces efforts étaient perçus avec scepticisme par de nombreux alliés, car Paris semblait alors adopter une politique pro-russe et promouvoir la souveraineté européenne, une position souvent (mal) interprétée comme un rejet des États-Unis.
La France a une fois de plus augmenté ses contributions depuis février 2022. Immédiatement après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, elle a renforcé sa propre présence à la frontière de l’OTAN. Elle a étendu le déploiement de ses troupes en Estonie (avec environ 300 soldats), a effectué plusieurs périodes d’alerte à réaction rapide dans le cadre de la « Police du ciel de l’OTAN dans les pays baltes », et dirigé la « force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation » (VJTF) en Roumanie à la fin du mois de février 2022. La France y a déployé des soldats et des systèmes d’armes lourdes tels que les chars de combat principaux Leclerc et le système de défense aérienne Mamba, tout en prenant la direction du nouveau groupement tactique multinational d’environ 1 500 soldats. Cette unité devrait être en mesure de passer rapidement au niveau de brigade si nécessaire. Les défis de cette mission à long terme sont considérables. Les soldats français ne se préparent plus à des opérations dans des régions telles que le Sahel, mais à des missions en Europe de l’Est, ce qui exige une formation et des équipements spécifiques à la région. L’augmentation significative de ses contributions à l’OTAN, qui représentent désormais les missions les plus importantes de la France, s’accompagne d’une réduction drastique de sa présence en Afrique. En conséquence, l’OTAN devient l’élément structurant pour ses politiques, ses opérations et la formation de ses forces.
Investissement dans les forces armées
La guerre russo-ukrainienne a confirmé la tendance à la hausse des dépenses de défense en France. Celles-ci ont augmenté de manière constante depuis le milieu des années 2010, en réponse aux attaques terroristes en France à l’époque et pour soutenir ses opérations au Sahel. La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 avait pour objectif de reconstruire les forces armées et de consolider les dépenses afin d’atteindre 2% du produit intérieur brut.
La nouvelle LPM, dont Paris a décidé d’avancer la date de publication de 2024 à 2023, vise à fournir des financements supplémentaires pour les investissements, la modernisation et l’équipement en particulier. Cette loi prévoit un total de 413 milliards d’euros pour la période de 2024 à 2030. La nouvelle LPM se distingue de la précédente à deux égards. Premièrement, les dépenses augmenteront d’environ 40 %. Deuxièmement, l’accent est mis sur l’augmentation des investissements dans les domaines des nouvelles technologies et de l’innovation, du cyberespace et de l’espace. Alors que l’accent était auparavant mis sur les missions à l’étranger et la lutte contre le terrorisme, il est désormais mis sur la protection de la souveraineté, en particulier à travers la dissuasion nucléaire, la défense antimissile, les capacités des drones et les forces spéciales. Paris souhaite également accélérer les processus de prise de décision et de production dans l’industrie de la défense afin de pouvoir réagir plus efficacement et combler les lacunes plus rapidement. En outre, Paris prévoit d’augmenter le nombre de réservistes, passant de 40 000 aujourd’hui à 80 000 d’ici 2030, et à 105 000 d’ici 2035.
Conséquences pour les relations franco-allemandes
La France a donc entrepris d’importantes modifications de cap afin de se positionner dans ce nouveau contexte, tout en maintenant une continuité générale des objectifs. Jusqu’à présent, cela s’est largement déroulé sans heurts. Cependant, critique intérieure croissante émerge concernant la position de plus en plus ferme de Macron à l’égard de la Russie – une position sur laquelle il est peu probable qu’il revienne.
Des tensions accrues
La différence entre l’adaptation rapide de la France et la « Zeitenwende » allemande entraîne de nouvelles tensions entre Paris et Berlin. Non seulement les différences structurelles bien connues entre les deux pays persistent, notamment du fait de leurs systèmes politiques et leurs ambitions internationales, mais également en lien avec les modèles respectifs de leurs industries de défense et les autorités parlementaires en Allemagne, notamment au sujet des achats. De plus, de nouveaux obstacles à la coopération émergent. Les questions de politique internationale et de défense sont traditionnellement considérées comme un « domaine réservé » du président à Paris, mais cette concentration du pouvoir s’est encore accrue depuis l’entrée en fonction de Macron en 2017. Contrairement à leurs homologues allemands, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense (actuellement Stéphane Séjourné et Sébastien Lecornu) ont peu de marge de manœuvre politique. Les décisions centrales sont prises par le bureau du président, ce qui rend la coopération au niveau ministériel plus difficile. En raison de l’hyper-présidentialisation à Paris, la relation entre le président et le chancelier exerce une influence particulièrement forte sur les échanges bilatéraux. Si cette relation ne fonctionne pas bien, les relations institutionnelles ne compensent que difficilement.
Du point de vue de Berlin, la France apparaît souvent comme un acteur difficile, réticent à coordonner et peu prévisible. Ses positions diffèrent souvent de celles de l’Allemagne, par exemple en ce qui concerne l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Les initiatives françaises – comme l’EPG – peuvent être agaçantes, perçues comme étant entreprises de manière isolée et comme ayant un effet perturbateur. Macron considère qu’une telle approche est nécessaire pour faciliter les solutions, mais elle effraie les partenaires. Sa déclaration non coordonnée de février 2024 selon laquelle il n’exclurait pas l’envoi de troupes terrestres occidentales en Ukraine a davantage divisé l’Europe qu’elle ne l’a unie. Paris semble souvent adhérer fermement à des positions fondamentales – telles que la souveraineté stratégique – au détriment parfois d’une approche plus pragmatique dans la résolution des problèmes.
Cependant, la coopération est également difficile du point de vue français. Paris a expressément salué le discours du chancelier au Bundestag proclamant la « Zeitenwende », en particulier lorsqu’il a promu la souveraineté stratégique de l’Europe. Cependant, des critiques ont rapidement émergé, reprochant à l’Allemagne de ne pas avoir suffisamment reconnu l’urgence géopolitique et d’agir trop lentement. Pour Paris, le changement de cap allemand a semblé jusqu’à présent davantage national et transatlantique que franco-allemand et européen. Berlin a pris des décisions clés en consultation avec les États-Unis, par exemple en janvier 2023 sur la livraison de chars de combat à l’Ukraine, allant parfois en partie à l’encontre du reste des Européens, comme avec la position prudente de Washington et de Berlin sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En revanche, les initiatives européennes font défaut. Dans le secteur industriel, Paris critique l’approche allemande des Lignes directrices de la politique de défense (VPR) de 2023 qui reposent sur l’approvisionnement en armements rapidement disponibles, souvent non européens, prêts à l’emploi, au lieu d’investir dans de nouveaux systèmes européens et donc dans l’EDTIB. Pour Paris, il s’agit d’une stratégie à court terme qui sacrifie les objectifs à long terme de l’Europe en matière de renforcement de l’EDTIB et de réduction de ses propres dépendances. Les différences parfois marquées au sein de la coalition gouvernementale à Berlin compliquent également la coopération du point de vue de Paris.
Cependant, il y a une certaine contradiction dans le fait que Paris appelle à une plus grande implication allemande, tout en percevant également cela comme une concurrence. Paris voit également l’ambition de l’Allemagne de construire l’armée conventionnelle la plus forte d’Europe comme un défi implicite à sa propre revendication au leadership. Entre-temps, la « Zeitenwende » allemande suscite plus de scepticisme à Paris que de motivation pour la coopération. Les deux parties interprètent la guerre en Ukraine comme une confirmation de leurs hypothèses traditionnelles divergentes. Du point de vue allemand, cela a confirmé que les États-Unis – plus que l’OTAN – restent l’acteur central pour la sécurité de l’Europe et de l’Allemagne, et que l’UE ne fait que « contribuer de manière complémentaire » (VPR). Pour la France, en revanche, il est devenu de plus en plus évident que l’Europe doit rapidement devenir plus indépendante. Sur le plan rhétorique, les deux pays s’engagent en faveur de la souveraineté du continent. Cependant, tandis que Paris essaie de réaliser cette revendication par le biais d’initiatives et de politiques de l’UE (telles que la Stratégie industrielle de défense européenne), l’Allemagne est restée vague à cet égard depuis 2022 (par exemple dans les VPR). Conceptuellement, Berlin se voit toujours ancrée dans l’OTAN.
De plus, il semble y avoir un manque de compréhension mutuelle, de réflexes bilatéraux et de volonté de compromis entre Allemagne et la France. Les consultations sur la guerre en Ukraine aboutissent rarement à des actions concertées, comme en témoignent les décisions nationales sur les livraisons d’armes. Les initiatives sont lancées sans consultation et irritent tour à tour les partenaires, que ce soit au sujet de l’EPG, de l’initiative européenne Sky Shield ou de la question des troupes au sol. En pratique, la coopération semble souvent se limiter à des gestes symboliques, comme le déploiement de la brigade franco-allemande sur le flanc est. Bien que les gestes et les structures de dialogue ne manquent pas, il manque un projet politique global et des ambitions concrètes. Ces problèmes ont également un impact sur l’Europe, car en l’absence d’entente entre Paris et Berlin, peu de progrès pourront être réalisés au niveau de l’UE. Au contraire, il existe un risque de fragmentation politique qui affaiblit l’Europe.
Un nouveau départ
La visite d’État prévue de Macron en Allemagne à la fin du mois de mai 2024 pourrait instaurer une dynamique positive qui contribue à façonner les prochains projets de réforme, en particulier au sein de l’UE et de l’OTAN. Paris et Berlin devraient impliquer leurs partenaires d’Europe centrale et orientale plus tôt et de manière plus étroite, comme ils l’ont fait lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères en février, et des chefs d’État et de gouvernement à la mi-mars, toutes deux au format de Weimar.
Le facteur décisif pour raviver un réflexe de coopération réside dans la volonté de travailler sur les problèmes bilatéraux. Cela implique une compréhension des objectifs, des méthodes d’action et des procédures du partenaire. Trop souvent, Paris et Berlin se regardent sans prendre en compte leurs caractéristiques conceptuelles, constitutionnelles et industrielles respectives, ce qui conduit à des malentendus et à des frustrations. L’objectif devrait être de prévenir la perpétuation des stéréotypes et de trouver des moyens plus fluides de travailler ensemble. S’appuyant sur le succès du groupe d’experts franco-allemand sur la réforme de l’UE, il serait envisageable de mandater une équipe pour réviser les structures de coopération (telles que le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité) ainsi que les principes directeurs communs. L’amélioration institutionnelle seule ne suffira pas à déclencher une dynamique positive, mais elle peut aider à surmonter la personnalisation actuelle – et potentiellement future – des relations.
En termes de politique de sécurité, Paris et Berlin devraient se concentrer sur le développement de la souveraineté européenne dans le domaine de la défense. Plus précisément, ils pourraient élaborer des options d’action dans le cas où les États-Unis réduiraient leur rôle en Europe. Trois objectifs seraient essentiels à cet égard : premièrement, le développement de capacités conventionnelles dans le cadre du pilier européen de l’OTAN, axées sur les futurs scénarios de conflit ; deuxièmement, un accord sur l’avenir de la dissuasion nucléaire en Europe et le rôle de la France dans ce domaine ; troisièmement, l’élaboration d’une vision de ce à quoi devrait ressembler le paysage européen de l’armement en 2030 et comment y parvenir.
Crédits photo : OTAN
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