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Le réveil ukrainien : adapter la posture de défense du Canada

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Mai 05

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Ce texte est une traduction de l’article « The Ukraine Wake-Up Call: Adapting Canada’s Defence Posture to Meet Strategic Objectives », paru sur CDA Institute le 8 avril 2025.

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022, le Canada a progressivement accru son aide militaire au gouvernement ukrainien, mais celle-ci demeure modeste en comparaison de celle fournie par ses principaux alliés occidentaux. Cet article avance deux arguments principaux. D’abord, la contribution limitée d’Ottawa reflète une perception d’une menace indirecte que représenterait la Russie pour ses intérêts nationaux. Le gouvernement canadien tend à cadrer le conflit comme une atteinte à l’ordre international fondé sur des règles plutôt que comme un risque immédiat pour sa propre sécurité. Cette lecture contraste nettement avec celle des États d’Europe de l’Est, pour lesquels la guerre constitue une menace existentielle nécessitant un engagement militaire substantiel.

Notre second argument met en lumière une lacune stratégique persistante : le Canada n’a pas anticipé les défis d’une éventuelle transition vers la paix, notamment le rôle que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et ses membres, dont le Canada, pourraient être appelés à jouer dans la stabilisation post-conflit. Or, la capacité du Canada à contribuer de manière significative à cet effort est limitée par ses ressources militaires actuelles. Il risque ainsi, une fois de plus, d’être pris de court par les exigences liées à la défense de la sécurité européenne face à une Russie résurgente.

Cet article propose une série de recommandations afin de remédier aux déficits structurels qui entravent l’adaptation de la posture de défense du Canada. Alors que le pays pourrait être appelé à jouer un rôle accru dans la région euro-atlantique, de nouvelles mesures sont nécessaires pour améliorer sa préparation opérationnelle et renforcer sa posture stratégique. Cela apparaît d’autant plus important dans un contexte de potentiel désengagement américain de l’architecture sécuritaire européenne.

Modeste soutien militaire à l’Ukraine

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a conduit le Canada, à l’instar de plusieurs alliés de l’OTAN, à accroître progressivement son aide militaire à Kyiv. Entre le début de 2022 et la fin de 2024, Ottawa s’est engagé à verser 4,5 milliards de dollars en assistance militaire, comprenant notamment l’envoi de quatre obusiers M777, accompagnés de formations (avril 2022), de huit chars de combat principaux Leopard 2-A4 (janvier-février 2023), ainsi que l’achat d’un système avancé de missiles sol-air NASAMS, annoncé en janvier 2023 mais livré 22 mois plus tard. À ces contributions s’ajoutent divers équipements légers et armes.

Le soutien canadien s’est également manifesté sur le plan opérationnel. L’ » , lancée en 2015 et prolongée jusqu’en 2026, a permis de former plus de 42 000 soldats ukrainiens à des tactiques de combat et à des compétences spécialisées, avec une intensification notable après 2022. En parallèle, le Canada a assuré le transport aérien de plus de 21 millions de livres d’équipement militaire et apporté un soutien aux réfugiés ukrainiens en Pologne, notamment en matière administrative, médicale et psychologique. Dans le cadre de l’ » , Ottawa contribue également à la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN en Europe centrale et orientale, avec le déploiement d’environ 1 900 militaires. Cette présence inclut une force maritime intégrée aux Groupes maritimes permanents de l’OTAN, une force aérienne basée à Prestwick (Écosse) pour l’appui logistique et une force terrestre en Lettonie, où le Canada agit à titre de nation-cadre de la brigade multinationale de l’Alliance.

Malgré ces engagements, l’aide militaire du Canada demeure relativement modeste en comparaison de celle de ses principaux alliés. Ottawa se classe au 10e rang des principaux donateurs, derrière des États plus puissants (États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, France) ou frontaliers (Finlande, Pologne), mais derrière également des pays beaucoup plus petits, tels que le Danemark et les Pays-Bas, qui ne sont pas directement menacés territorialement par la Russie. Rapportée à la taille de son économie, la contribution canadienne le place au 21e rang parmi 33 pays donateurs depuis 2022. Comparativement à ses alliés les plus proches, Ottawa a transféré une proportion bien plus faible de ses stocks militaires. Le Canada n’a cédé que 6 % de ses stocks d’armes lourdes à l’Ukraine, contre 41 % pour le Danemark, 33 % pour le Royaume-Uni, 27 % pour la Norvège et 17 % pour la France. Ce niveau d’engagement laisse entendre que, bien que la guerre en Ukraine représente un enjeu de sécurité important, il n’est pas perçu comme une menace directe et imminente à la sécurité nationale du Canada.

Perception des menaces au Canada

Les États d’Europe de l’Est figurent parmi les principaux pourvoyeurs d’aide militaire à Kyiv. Cette posture reflète une perception aiguë d’un risque d’une future agression russe, nourrie par l’expérience historique de l’occupation soviétique et renforcée par leur proximité géographique avec la Russie.

À l’inverse, la contribution militaire plus limitée du Canada suggère une perception plus distante de la menace. Éloigné géographiquement du théâtre du conflit, Ottawa ne ressent pas la même urgence que ses alliés d’Europe de l’Est. Bien que certains différends existent entre le Canada et la Russie dans l’Arctique, cette région est généralement perçue comme éloignée et sans incidence immédiate sur la sécurité nationale. Depuis le début des années 2020, le Canada cherche par ailleurs à concilier ses engagements transatlantiques avec un recentrage stratégique sur l’Indo-Pacifique et la défense de l’Amérique du Nord, accentuant les pressions sur ses ressources et exigeant des arbitrages en matière de priorisation des menaces.

Le gouvernement canadien insiste néanmoins sur les implications systémiques de la guerre russo-ukrainienne. En novembre 2024, le Premier ministre Justin Trudeau affirmait que toute avancée territoriale russe en Ukraine pourrait encourager d’autres États à remettre en cause les frontières internationales et la Charte des Nations unies, menaçant ainsi l’ordre international fondé sur des règles. Dès février 2022, Ottawa avait qualifié l’invasion d’« attaque contre l’ordre international », dénonçant un « mépris flagrant des lois et de la vie humaine ». Cette interprétation systémique du conflit fait consensus à travers le spectre politique canadien.

Le modeste soutien militaire canadien à l’Ukraine s’explique également par l’état préoccupant des Forces armées canadiennes (FAC). Un rapport interne sur leur état de préparation indique que près de la moitié de l’équipement est jugé « inutilisable ». Ces carences compromettent même les ambitions les plus modestes du Canada en matière de projection de puissance. Bien que le Canada figure parmi les plus grandes économies mondiales, sa contribution à la défense collective reste modeste et il peine à soutenir ses propres engagements. La mise à jour de la politique de défense, publiée en 2024, témoigne d’un manque de réactivité : près de 90 % des fonds annoncés ne seront déboursés qu’entre 2030 et 2044. Contrairement à la majorité des membres de l’OTAN, Ottawa semble peu empressé de se doter des moyens de faire face aux défis sécuritaires actuels. Si un consensus émerge à l’effet d’atteindre le seuil de 2 % du produit intérieur brut (PIB) consacrés à la défense d’ici 2030, près de 77 % des sommes additionnelles pour y parvenir ne sont prévues qu’à partir de 2027-2028, selon les projections du gouvernement.

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025 influe également sur la manière dont le Canada perçoit son environnement stratégique et les différentes menaces. Dans un contexte marqué par des propos évoquant une potentielle annexion du Canada en tant que « 51e État » américain, plus de la moitié des Canadiens considèrent désormais cette menace comme crédible.

Dans le cadre des élections fédérales anticipées déclenchées à la fin mars 2025, les relations avec les États-Unis se sont imposées comme une priorité pour près de 40 % des électeurs, se plaçant immédiatement derrière le coût de la vie. En revanche, les enjeux internationaux, tels que la guerre en Ukraine, n’ont été jugés prioritaires que par 6 % de l’électorat, les reléguant au 14e rang des préoccupations. La campagne électorale s’est ainsi très peu articulée autour des questions de politique de défense, et encore moins autour du conflit en Ukraine.

Les plateformes électorales des deux principaux partis politiques proposent paradoxalement peu de nouvelles mesures en matière de défense. Pour ce qui a trait à l’Ukraine, toutefois, le Parti conservateur s’engage à « soutenir fermement » l’Ukraine en lui fournissant « 22 milliards de dollars d’actifs russes gelés et en reconnaissant toujours la souveraineté et l’intégrité du territoire ukrainien ». Le Parti libéral, quant à lui, soutient également la saisie des actifs souverains russes, mais va plus loin en s’engageant, si nécessaire, à intervenir militairement « pour garantir la sécurité de l’Ukraine ». Ceci signifie que le Canada pourrait participer à une mission d’interdiction aérienne contre toute violation russe d’un éventuel cessez-le-feu.

Il va sans dire que l’ajout de cette mission à celle de défendre la Lettonie contre la Russie et d’assurer la protection de la souveraineté canadienne dans un contexte de désengagement possible des États-Unis accroîtrait de manière considérable le tempo opérationnel des Forces armées canadiennes. En effet, les menaces explicites de l’administration Trump à l’égard de la souveraineté canadienne (notamment) soulèvent la question non seulement de la place du Canada dans un scénario post-conflit en Ukraine, mais plus largement sur sa posture au sein de l’Alliance. S’il ne peut plus avoir confiance envers son voisin du sud, est-il opportun pour le Canada de consacrer autant de ses très modestes ressources militaires à la défense de l’Europe plutôt que de l’Amérique du Nord ?

Scénarios de fin de guerre en Ukraine

Les récentes évolutions en Ukraine et aux États-Unis, conjuguées à une lassitude croissante des opinions publiques occidentales et ukrainiennes, imposent une réflexion approfondie sur les scénarios de résolution du conflit et leurs répercussions pour l’OTAN et le Canada. Une victoire militaire décisive paraît hors de portée. La Russie ne dispose ni de la capacité militaire ni de la résilience nécessaire pour vaincre l’Ukraine, et Kyiv ne peut, à ce stade, expulser entièrement les forces russes ni récupérer l’ensemble de ses territoires. Un changement de régime à Moscou, susceptible d’atténuer les ambitions impérialistes russes, semble également improbable à court terme. Par conséquent, un règlement négocié s’impose comme issue la plus vraisemblable.

Ce consensus apparent sur l’issue négociée masque toutefois des divergences profondes sur ses modalités. La question des garanties sécuritaires post-conflit pour l’Ukraine reste centrale. Oleksii Reznikov plaide pour une adhésion à l’OTAN ou, à défaut, pour des garanties bilatérales ou multilatérales solides. Benjamin Jensen et Jose M. Macias insistent, eux aussi, sur la nécessité d’un cadre durable permettant à l’Ukraine de dissuader toute future agression.

Dans cette optique, Marie Dumoulin et Camille Grand esquissent trois scénarios d’engagement occidental. Le modèle « porc-épic » privilégie une Ukraine fortement armée, autonome en matière de défense, mais ce modèle présente un coût financier et politique élevé. Le second, inspiré du modèle coréen, envisage une présence militaire occidentale permanente pour garantir la stabilité, au prix d’une complexité institutionnelle accrue. Le troisième, fondé sur le modèle ouest-allemand, postule une intégration de l’Ukraine à l’OTAN malgré des litiges territoriaux persistants, accompagnée de garanties robustes.

Les initiatives de règlement depuis 2022, comme le communiqué d’Istanbul ou le plan de paix en dix points de Volodymyr Zelensky, ont échoué en raison du refus occidental d’accorder des garanties de sécurité, du rejet ukrainien des concessions territoriales et de la volonté de Moscou de remodeler l’ordre sécuritaire européen. Les conditions posées par la Russie (la neutralité et la démilitarisation de l’Ukraine, ainsi que la reconnaissance des territoires annexés) sont inacceptables pour Kyiv. Les propositions des responsables nommés par Donald Trump ont également été rejetées par Moscou. Des États européens ont suggéré un déploiement post-cessez-le-feu, mais la Russie s’y est opposée.

Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a infléchi la position américaine vers une convergence avec les objectifs russes. Washington a bloqué toute perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et refusé de lui offrir des garanties sécuritaires directes. L’administration Trump privilégie une approche agréant plusieurs des demandes russes et exigeant des concessions de la part de l’Ukraine, dont la reconnaissance de l’annexion de la Crimée et l’occupation de facto de plus de 18 % du territoire ukrainien. À ceci s’ajoute l’offre de bénéfices économiques et politiques d’une normalisation des relations américano-russes et d’une levée des sanctions. Le plan de paix américain ne semble toutefois pas empêcher d’éventuelles garanties de sécurité offertes par les Européens, ni poser de limite à la taille et aux capacités des forces armées ukrainiennes. Ceci signifie que les Européens pourraient accroître leur soutien militaire à l’Ukraine et ainsi renforcer la crédibilité de la dissuasion ukrainienne face à une future agression russe, par le déploiement d’une mission d’interdiction aérienne en Ukraine. Ce dispositif, inspiré du « porc-épic », se heurterait néanmoins à l’hostilité de Moscou et serait vraisemblablement testé par les forces militaires russes.

En réaction aux discussions bilatérales entre Moscou et Washington, le Premier ministre britannique Keir Starmer a convoqué un sommet sur l’Ukraine à Londres le 2 mars 2025. L’objectif : proposer un plan de paix européen à soumettre aux États-Unis. Le Royaume-Uni a déclaré être prêt à mobiliser des moyens militaires, « bottes au sol et avions dans les airs », pour soutenir Kyiv. Londres envisageait un déploiement multinational de 30 000 soldats, bien en deçà des 200 000 réclamés par Volodymyr Zelensky pour sécuriser un règlement crédible. Keir Starmer espérait qu’un tel engagement dispose d’un soutien américain, mais face au refus catégorique du président Trump, une force de réassurance plutôt que de dissuasion semble privilégiée. Il va sans dire que plus faibles seraient les forces européennes déployées en Ukraine afin de sécuriser la paix, plus probable serait la reprise des combats.

Conséquences de la fin de la guerre pour le Canada

Le ministre canadien de la Défense, Bill Blair, a confirmé la volonté d’Ottawa de participer à une « coalition de volontaires ». Toutefois, la capacité du Canada à déployer un contingent significatif reste limitée par l’état déjà contraint de ses forces armées, notamment en raison de son engagement continu en Lettonie. Pourtant, le gouvernement canadien ne semble pas avoir anticipé les implications opérationnelles d’une transition vers une paix négociée ni le rôle qu’il pourrait être amené à jouer aux côtés de ses alliés dans les efforts de stabilisation post-conflit et les garanties de sécurité à long terme.

Malgré l’engagement verbal du gouvernement à soutenir l’Ukraine « jusqu’à la victoire et au-delà », l’assistance militaire bilatérale canadienne demeure limitée. En 2025, les principales contributions d’Ottawa se sont résumées à la livraison de 25 véhicules blindés légers (LAV III), de deux véhicules de soutien au combat et à l’octroi d’un prêt de 5 milliards de dollars devant être remboursé à partir des actifs gelés de la Banque centrale de Russie. Si le Canada a contribué à plusieurs initiatives humanitaires ou diplomatiques, Ottawa n’a jusqu’ici joué aucun rôle structurant dans l’élaboration des arrangements sécuritaires post-conflit.

Ottawa n’a formulé aucun engagement pluriannuel de soutien militaire structuré. Ni la mise à jour de la politique de défense de 2024 ni le dernier budget fédéral ne prévoient de ressources suffisantes pour un appui durable. Par exemple, bien que la politique de défense annonce une « augmentation significative de la production de munitions d’artillerie conformes aux standards de l’OTAN », seuls 15 millions de dollars sont prévus pour 2024-2025, et 137 millions pour l’année suivante. D’autres projets essentiels, tels que l’acquisition de systèmes terrestres de défense aérienne, de missiles de longue portée, de flottes de chars ou d’artillerie, restent à l’état de promesses non budgétées.

Cette planification lacunaire reflète des déficiences systémiques plus larges dans l’appareil de défense canadien. Le sous-financement chronique, l’inefficacité du processus d’approvisionnement et la faible capacité d’adaptation limitent la contribution du Canada à la sécurité de l’Alliance. Avec des dépenses de défense équivalentes à 1,37 % du PIB, soit le 28e rang sur 32 membres de l’OTAN, le Canada ne parvient pas à aligner ses ambitions stratégiques avec ses capacités réelles. La part élevée du budget consacrée au personnel (43,5 %) limite les marges pour les investissements dans les équipements. Par ailleurs, certains programmes clés, tels que les systèmes de défense aérienne ou les drones MALE, accusent des retards de plus d’une décennie.

Ces contraintes structurelles affaiblissent la crédibilité du Canada auprès de ses alliés. Sa capacité à soutenir simultanément ses engagements dans l’OTAN et dans l’Indo-Pacifique demeure incertaine. En conséquence, le Canada est de plus en plus marginalisé dans les discussions sur l’architecture sécuritaire européenne et le rôle post-conflit de l’Alliance. L’écart entre les objectifs déclarés, soit d’éviter une escalade horizontale et de soutenir une paix durable, et la réalité d’une posture défensive sous-financée souligne la perte de pertinence stratégique d’Ottawa.

Même si le Canada décidait aujourd’hui d’accroître substantiellement son aide militaire à l’Ukraine, il est peu probable qu’il puisse fournir, à court terme, les capacités nécessaires pour influer sur l’équilibre stratégique. Sans réforme de fond et investissements ciblés, un déploiement militaire canadien crédible dans une Ukraine post-conflit resterait difficilement envisageable.

Recommandations pour renforcer la posture canadienne

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine a remis en évidence les carences structurelles de la défense canadienne. Dans un contexte où les États-Unis pourraient adopter, sous la présidence de Donald Trump, une posture moins engagée, la fragilité de l’architecture atlantique devient manifeste, tout comme les conséquences d’un Canada isolé au sein de l’Alliance. Le scénario de règlement négocié analysé ci-dessus souligne le rôle central des alliés de l’OTAN, ainsi que la possibilité d’une résurgence de l’agression russe à moyen terme. En réponse à ces risques, le Canada doit repenser son architecture de défense, en adaptant sa structure de forces et son plan de recapitalisation à ses intérêts stratégiques. Quatre priorités d’action s’imposent à long terme.

Le Canada doit d’abord se doter d’une politique industrielle de défense cohérente et alignée sur ses priorités de sécurité nationale. Les failles de sa base industrielle, marquées par des retards chroniques, une forte dépendance logistique et l’absence de vision stratégique, limitent sa capacité à soutenir des conflits de haute intensité. La mise à jour de la politique de défense de 2024 illustre ce manque d’urgence, avec 89 % des nouveaux fonds alloués entre 2030 et 2044. Une stratégie intégrée s’impose, articulant relocalisation de capacités critiques, partenariats public-privé étroits et soutenus, simplification des acquisitions et renforcement de la résilience des chaînes d’approvisionnement.

Ensuite, il est nécessaire d’adopter une posture de défense proportionnelle aux capacités du pays et à son statut dans l’Alliance. Cela passe par une concentration des efforts sur des niches technologiques à haute valeur ajoutée comme les systèmes autonomes, la guerre électronique et l’intelligence artificielle, ainsi que par une réforme en profondeur des forces de réserve. La supériorité technologique, fondée sur l’innovation duale et une meilleure intégration du secteur privé, doit primer sur les approches quantitatives.

Par ailleurs, le Canada doit non seulement s’engager sur une trajectoire budgétaire crédible vers les 2 % du PIB d’ici 2030, mais ensuite de 3 % à l’horizon 2040. Malgré les crises successives, l’effort réel demeure insuffisant, avec seulement 1,37 % du PIB consacré à la défense en 2024. Les engagements politiques récents, bien que positifs, restent sans plan concret de mise en œuvre. Atteindre l’objectif de 2 % en 2030 implique une augmentation de 78 % du budget de défense actuel, ce qui ne sera pas une mince tâche sans réforme structurelle du processus d’acquisition, de recrutement et de rétention des militaires. Il est effectivement important de rappeler que près de 12 milliards de dollars des budgets militaires alloués entre 2017 et 2023 n’ont pas été dépensés en raison de retards chroniques, et que le ministre de la Défense a récemment estimé que le Canada fait face à une « spirale de la mort ».

Cette sous-capitalisation structurelle nuit à la crédibilité du Canada, comme l’illustrent ses déploiements limités en Lettonie, son incapacité à assurer des opérations navales et aériennes simultanées ou ses retards dans le renouvellement des capacités critiques. Dans ce contexte, même les ambitions minimales (trois frégates, deux escadrons, une brigade mécanisée) ne sont pas assurées, ce qui fragilise le rôle du Canada comme acteur fiable de la défense collective.

Enfin, à plus court terme, un soutien structuré à l’industrie ukrainienne de défense, à l’image de l’approche danoise, offrirait un levier immédiat. L’appui financier de Copenhague à la production d’armement ukrainien a permis une accélération notable de la production nationale en 2024. En adoptant un modèle similaire, notamment dans le domaine des drones, le Canada renforcerait à la fois l’autonomie stratégique de l’Ukraine et sa propre capacité d’apprentissage dans le contexte d’une guerre industrielle en évolution.

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À défaut d’une priorisation de la politique de défense de la part du prochain gouvernement, le Canada demeurera un acteur secondaire, incapable de répondre aux exigences d’un environnement de sécurité beaucoup plus précaire. Dans le contexte de la détérioration des relations canado-américaines, marquées par des menaces d’annexion émanant de l’administration de Washington, le Canada est contraint de réévaluer sa posture militaire vis-à-vis de l’Europe. Cette situation soulève des interrogations sur les risques encourus par un Canada potentiellement engagé dans un conflit en Europe sans le soutien des États-Unis, alors même que l’engagement américain envers la sécurité continentale canadienne devient de plus en plus incertain. À cela s’ajoutent les responsabilités croissantes du Canada dans l’Indo-Pacifique, notamment pour assurer la liberté de navigation.

Alors qu’Ottawa prévoit de déployer jusqu’à 2 200 membres des Forces armées canadiennes en Lettonie au sein de la brigade multinationale d’ici 2026, il serait opportun de revoir les contours de la contribution canadienne à une éventuelle phase de stabilisation post-conflit en Ukraine. Plutôt que d’envisager un engagement terrestre conséquent, le Canada devrait contribuer à une zone d’interdiction aérienne, ainsi qu’au codéveloppement de systèmes d’armes modernes avec l’Ukraine, tout en s’assurant de ne pas exposer son propre territoire à des représailles russes.

 

Crédit : CatEyePerspective

Auteurs en code morse

Justin Massie, Nicolas-François Perron

Justin Massie est professeur et directeur du département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et co-directeur du Réseau d’analyse stratégique. Il est également membre du Comité de direction du Rubicon.

Nicolas-François Perron est doctorant et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse aux prises de décision en ce qui a trait aux politiques étrangères et sécuritaires. Ses travaux se penchent sur les questions de normes, croyances et pratiques en sécurité internationale.

Comment citer cette publication

Justin Massie, Nicolas-François Perron, « Le réveil ukrainien : adapter la posture de défense du Canada », Le Rubicon, 5 mai 2025 [https://lerubicon.org/le-reveil-ukrainien-adapter-la-posture-de-defense-du-canada/].