Le partenaire russe vu de New Delhi : entre logique de diversification et convergences stratégiques - Le Rubicon

Le partenaire russe vu de New Delhi : entre logique de diversification et convergences stratégiques

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Août 27

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Le 7 août dernier, le conseiller indien à la Sécurité nationale, Ajit Doval, confirmait que le président russe Vladimir Poutine effectuerait une visite officielle à New Delhi à la fin de l’année 2025, dans un contexte de tensions grandissantes entre l’Inde et les États-Unis. Il s’agira de sa première visite en Inde depuis le début de la guerre en Ukraine. Cette annonce s’inscrit dans une séquence diplomatique initiée en juillet 2024, lorsque le Premier ministre indien, Narendra Modi, s’était rendu à Moscou – sa dernière visite remontant à 2019 (tandis qu’il avait accueilli Vladimir Poutine à New Delhi en 2021). Ce déplacement, le premier depuis sa réélection pour un troisième mandat, un mois plus tôt, avait suscité de vives critiques internationales, notamment en raison du calendrier : il coïncidait en effet avec le sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et intervenait peu après le bombardement, par la Russie, d’un hôpital pour enfants en Ukraine. Aux États-Unis, le secrétaire d’État adjoint pour l’Asie du Sud, Donald Lu, avait ainsi exprimé « [sa] déception concernant le symbole et le moment choisi pour le voyage du Premier ministre Modi à Moscou. Nous avons ces discussions fermes [tough] avec nos amis indiens. »

Dans ce contexte et à l’approche de la visite présidentielle prévue à la fin de l’année 2025, cet article se propose d’évaluer la profondeur du partenariat entre l’Inde et la Russie, plus de trois ans après le début de la guerre en Ukraine. Il s’agira également d’examiner les débats que cette relation suscite à New Delhi, ainsi que les perspectives qu’ouvre le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Si le partenariat repose sur des fondations historiques solides et des intérêts stratégiques convergents, il est indéniable que la relation a été – et est encore – mise à l’épreuve par plusieurs facteurs régionaux et globaux. Aujourd’hui, la relation semble toutefois compatible avec la vision indienne d’un monde multipolaire, dans lequel elle cherche à maximiser son autonomie stratégique, ce que la Russie lui permet de continuer à faire.

Un partenariat historique fondé sur des convergences stratégiques

En mars 2025, le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, réaffirmait que l’« Inde accorde une immense importance à sa relation avec la Russie », une relation fondée, selon lui, sur une « longue tradition de confiance et de respect mutuel ». Quelques mois plus tôt, lors d’une visite à Moscou, le ministre indien de la Défense, Rajnath Singh, avait prononcé une formule largement relayée par les médias indiens : « L’amitié entre [les deux] pays [est] plus haute que la plus haute des montagnes et plus profonde que le plus profond des océans » ; une métaphore empruntée à l’ancien Premier ministre pakistanais, Yousaf Raza Gilani, qui l’utilisait pour qualifier les liens entre la Chine et le Pakistan.

Ce « partenariat stratégique spécial et privilégié » repose tout d’abord sur des fondations historiques anciennes, notamment si l’on compare cette relation à d’autres partenariats bilatéraux plus récents. Les générations passées d’élites politiques et diplomatiques indiennes gardent en mémoire une Russie perçue comme un allié fidèle, souvent décrite, en entretien, comme ayant « soutenu l’Inde lorsque personne d’autre ne l’a fait ». Cette perception est particulièrement marquée en ce qui concerne la guerre d’indépendance du Bangladesh de 1971. Durant ce conflit, les États-Unis, aux côtés du Pakistan, avaient déployé la Task Force 74 dans la baie du Bengale, tandis que l’Union soviétique soutenait fermement l’Inde. C’est également dans ce contexte qu’avait été signé le Traité d’amitié et de coopération sino-soviétique de 1971, un moment stratégique notable dans l’histoire indienne, qui marquait, pour la première fois depuis l’indépendance, une relative prise de distance avec la politique nehruvienne du non-alignement. Plus largement, l’Union soviétique a soutenu l’Inde au sein des institutions internationales, dans un contexte d’unification du territoire indien et de tensions récurrentes avec les voisins pakistanais et chinois ; ainsi, entre 1957 et 1971, le partenaire soviétique a mis son veto à six reprises au Conseil de sécurité en faveur de New Delhi.

Au-delà de ces liens historiques, la Russie continue de bénéficier d’une image relativement positive auprès de l’opinion publique indienne. Selon un sondage du Pew Research Center publié en 2023, 57 % des personnes interrogées ont une opinion favorable de la Russie, et 59 % déclarent avoir confiance en Vladimir Poutine. Sur les enjeux contemporains, la perception est encore plus favorable avec 71 % des répondants et répondantes qui estiment qu’il est plus important de maintenir l’accès au pétrole et au gaz russes que d’avoir une position plus ferme sur la guerre en Ukraine.

Sur le plan stratégique et économique, les convergences demeurent, bien qu’elles méritent d’être nuancées. Dans un premier temps, les deux États partagent une ambition commune : améliorer la connectivité régionale afin d’intensifier leurs échanges commerciaux. Le projet du corridor de transport international Nord-Sud (INSTC) constitue, dans cette perspective, un axe central. En 2024, la signature d’un contrat décennal pour le développement du port iranien de Chabahar, couplée par la multiplication par deux des échanges entre l’Inde et la Russie le long du corridor, témoigne d’une avancée notable du projet – malgré des défis persistants, notamment renforcés par la nouvelle administration Trump qui a annoncé son intention de revenir sur l’exemption des sanctions dont bénéficiait jusqu’ici l’Inde à Chabahar. Par ailleurs, New Delhi et Moscou envisagent d’intensifier leur coopération dans la région arctique, notamment autour de l’exploitation de ressources naturelles, ce que leurs deux dirigeants ont réaffirmé lors du sommet de juillet 2024.

Toutefois, au sujet du commerce d’énergie – pétrole et gaz –, enjeu qui est au cœur des débats depuis le début de la guerre en Ukraine, il s’agit, pour beaucoup de spécialistes, davantage d’un opportunisme qui ne devrait pas être compris comme « une avancée dans la relation ».

Lors du sommet de juillet, les deux pays ont mis en avant deux autres domaines dans lesquels ils entendent renforcer leur coopération. Le premier concerne l’énergie nucléaire civile : à ce jour, la Russie demeure le seul pays à avoir construit avec succès des centrales nucléaires à Kudankulam, juste avant le début de la guerre, et prévoit de poursuivre des projets similaires. Le second domaine est celui de la coopération spatiale – dont les origines remontent aux années 1970 avec le lancement du premier satellite indien, Aryabhata, par une fusée soviétique Cosmos-3M depuis la base de Kapoustine Iar. En juillet 2024, Moscou et New Delhi ont réaffirmé leur volonté de renforcer les liens entre l’Indian Space Research Organization (ISRO) et l’agence spatiale russe Roscomos.

Enfin, et cet aspect sera exploré plus en détail par la suite, le partenariat stratégique indo-russe s’appuie encore largement sur les importations d’armement russes par l’Inde et sur la coproduction locale de plateformes et de munitions. Si la Russie est restée le principal fournisseur d’armes de l’Inde entre 2020 et 2024, représentant 36 % des importations du pays, cette part est en nette diminution par rapport aux périodes précédentes : 55 % entre 2015 et 2019 et 72 % entre 2010 et 2014. Cette tendance témoigne de la diversification indienne des sources d’importations d’armement : l’Inde se tourne notamment vers la France (33 % des importations indiennes entre 2020 et 2024), Israël (13 %) et les États-Unis.

Ainsi, malgré les évolutions récentes, un certain nombre de convergences stratégiques et politiques persistent, ce qui explique que le partenariat avec la Russie ait été peu remis en question en Inde. Toutefois, il est indéniable que la guerre en Ukraine a créé des difficultés pour la relation russo-indienne.

Une relation mise à l’épreuve depuis 2022 : lecture des signaux stratégiques et implications en matière d’armement

La posture de New Delhi sur l’invasion russe de l’Ukraine, en choisissant de ne pas condamner explicitement Moscou, a été particulièrement scrutée à partir de février 2022. Malgré cela, la rhétorique officielle indienne n’a que très peu évolué au cours des trois années de guerre. Le Premier ministre Narendra Modi s’est exprimé de manière minimale sur le sujet, rappelant simplement que l’« époque n’était pas à la guerre » (« today is not an era of war ») et, plus récemment, lors de sa visite en Ukraine, que l’Inde avait « choisi le camp de la paix » (« we have chosen the side of peace »). Un des arguments les plus souvent avancés par le ministre indien des Affaires étrangères, en réponse aux critiques, est celui de l’éloignement géographique du conflit – la guerre est perçue comme européenne et ne serait devenue mondiale qu’à cause des sanctions. Par extension, elle ne revêt que peu d’importance stratégique pour des pays comme l’Inde ; ainsi, pour Subrahmanyam Jaishankar, l’« Europe doit se défaire de cette mentalité qui consiste à croire que ses problèmes sont ceux du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas les siens ».

Les quelques voix critiques du début de la guerre ont majoritairement rejoint le rang, à l’instar du parlementaire et ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Shashi Tharoor, qui avait critiqué l’absence de condamnation indienne en 2022. Celui-ci a ainsi reconnu, lors du Raisina Dialogue 2025, que l’Inde a un Premier ministre qui est « capable d’embrasser à la fois le président de l’Ukraine et le président à Moscou ». Plus largement, le Raisina Dialogue, la conférence multilatérale qui se tient tous les ans à New Delhi sous l’égide du gouvernement indien, et qui avait été critiquée pour avoir donné la parole au ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, en 2023, s’est cette année réaffirmée comme un événement emblématique de l’approche multipolaire de l’Inde, parfois présentée comme une posture de « fence-sitting ». Avec six panels traitant de la question de l’Ukraine et plus largement de l’avenir de l’Europe, le Raisina Dialogue 2025 a d’ailleurs été perçu par de nombreux observateurs comme excessivement centré sur le Vieux Continent.

Un autre enjeu qui aurait pu sérieusement entamer les relations entre Moscou et New Delhi, mais qui a finalement suscité « étonnamment » peu de conséquences diplomatiques, concerne la présence d’une centaine de ressortissants indiens engagés sur le front russe (parmi lesquels 12 seraient décédés à ce jour). Nombre d’entre eux s’y étaient rendus pour des raisons économiques, attirés par la promesse d’une naturalisation russe après six mois de service. En réalité, leurs passeports étaient confisqués dès leur arrivée et ils étaient envoyés directement sur le front. Subrahmanyam Jaishankar a affirmé, devant le Parlement indien, qu’il s’agissait d’une question prioritaire que Narendra Modi avait abordée avec Vladimir Poutine en juillet 2024. Après la parution de quelques reportages dans les médias indiens, les négociations ont rapidement abouti au rapatriement de 97 individus, tandis que 16 ont été déclarés « disparus » par l’armée russe.

Ainsi, la guerre en Ukraine ne semble pas avoir affecté outre mesure les discours indiens à l’égard de la Russie ; toutefois, cette relation bilatérale a bel et bien été mise à l’épreuve par le conflit et ce, pour plusieurs raisons : les coûts potentiels, notamment à long terme, liés aux signaux stratégiques perçus comme favorables à Moscou, ainsi que les difficultés rencontrées dans les livraisons d’armement.

Des débats sur les signaux stratégiques et leur coût

La visite du Premier ministre à Moscou en 2024 a suscité des réactions contrastées en Inde. Elle a été saluée par certains comme étant une démonstration opportune de l’autonomie stratégique indienne – autonomie qui « perd[rait] de sa signification si elle n’[était] pas maintenue en temps de conflit ». D’autres, en revanche, ont souligné le peu d’avancées concrètes obtenues lors de cette visite, tout en s’interrogeant sur le bien-fondé de ce signal diplomatique : il n’est pas certain que les « coûts réputationnels du voyage de Modi aient été compensés par les avantages supposés de démontrer la capacité de New Delhi à faire des choix indépendants en matière de politique étrangère ».

En contrepoint, la visite de Narendra Modi à Kyiv en août 2024, la première d’un Premier ministre indien en Ukraine depuis 1991, a provoqué des réactions plus critiques en Inde : « Les déclarations de Zelensky sur la visite de Modi étaient des plus inappropriées. […] C’est de la politique arrogante et une tentative d’imposer une ligne de conduite à l’Inde. » Ou encore : « La visite de Modi à Kyiv est non seulement tombée au mauvais moment, mais l’Inde a également essuyé de vives critiques de la part de Zelensky. » Néanmoins, ce déplacement a aussi permis de contrebalancer le signal stratégique que constituait le voyage moscovite du mois précédent. Cette visite, perçue comme principalement symbolique, visait à montrer la volonté indienne de garder la ligne diplomatique très fine qu’elle maintient depuis 2022.

Au-delà des enjeux de communication stratégique, la question de la guerre en Ukraine a mis en lumière les risques de fragilisation, à long terme, de certains partenariats de l’Inde en raison de sa posture ambiguë. Si celle-ci n’a pas suscité de réactions diplomatiques ou officielles à court ou moyen terme, elle demeure une source d’inquiétude, comme cela m’a été confié en entretien : il s’agit du risque de « gagner une bataille, mais de perdre la guerre ». À cette inquiétude s’ajoute la perception d’une « utilité déclinante » du partenariat avec Moscou. Rajesh Rajagopalan, professeur à l’université Jawaharlal Nehru, souligne ainsi que « loin de creuser un fossé entre la Russie et la Chine, le pari russe de l’Inde risque désormais d’en creuser un entre New Delhi et ses partenaires de l’Indo-Pacifique ». Au-delà du degré de considération attendue des partenaires occidentaux, le conflit en Ukraine a aussi permis de prendre conscience du manque de « drivers » ou de fondations solides à la relation entre l’Inde et la Russie : selon l’analyste Happymon Jacob, elle apparaît aujourd’hui comme « fortement symbolique, mais quelque peu pauvre en substance », évoluant progressivement vers une logique davantage « transactionnelle ».

Pourtant, malgré ces quelques mises en garde invitant à ne pas surestimer la profondeur du partenariat et à prendre conscience du coût potentiel de ces signaux stratégiques vis-à-vis de ses autres partenaires, notamment occidentaux, New Delhi semble pencher en faveur d’un approfondissement de cette relation. De plus, la nouvelle administration Trump vient de rebattre les cartes, en adoptant une position sur la guerre en Ukraine opposée à l’administration précédente. En effet, le président Trump et son équipe rejette sur l’Ukraine la responsabilité de la guerre et conduit ainsi à des divisions transatlantiques sur la posture à adopter vis-à-vis de la Russie, qui sont susceptibles d’influencer les calculs stratégiques indiens. La position indienne pourrait devenir bien plus facile à tenir pour les quatre années à venir, et les « risques » associés à l’approfondissement du partenariat être bien plus faibles.

Des inquiétudes liées aux livraisons d’armement

La tendance à la diversification des approvisionnements militaires indiens, en particulier l’éloignement progressif vis-à-vis de la Russie, est un phénomène de long terme, amorcé bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Certains analystes estimaient déjà qu’à l’avenir, l’Inde éviterait de conclure de nouveaux « mégacontrats », alors même que se pose la question de l’acquisition d’un avion de combat de cinquième génération, entre le Soukhoï-57 russe, qui a été mis en évidence lors du salon Aero India 2025, et le F-35 américain, à la suite de l’offre (symbolique ?) faite par Donald Trump. L’invasion russe en Ukraine a toutefois accéléré la tendance à la diversification et fait émerger de nouvelles inquiétudes au sein des milieux de défense indiens, en raison des enseignements tirés du champ de bataille. L’inquiétude portait notamment sur la capacité des plateformes d’armement russes à répondre aux exigences d’un conflit moderne ; même si, comme dans le reste du monde, les analystes indiens tirent les leçons de la guerre et se montrent rassurés par le fait que ce matériel soit testé au combat.

À plus court terme, les préoccupations indiennes ont porté sur les retards de livraisons et sur les effets indirects des sanctions occidentales imposées à la Russie. L’exemple de l’INS Chakra III est particulièrement révélateur : ce sous-marin nucléaire d’attaque de classe Akula, dont le contrat avait été signé en 2019 pour une livraison initialement prévue en 2025, devrait finalement n’être acheminé en Inde qu’en 2028. Ce report peut être lourd de conséquences pour les capacités de projection indiennes, dans un contexte de renforcement significatif de la présence navale chinoise dans l’océan Indien, même si la marine indienne diversifie ses sources ici aussi en achetant des Scorpènes supplémentaires et des sous-marins allemands. D’autres retards viennent appuyer ces inquiétudes. Les deux frégates Talwar, pour lesquelles un contrat avait été signé en 2018, auraient dû être livrées en 2022-2023 ; or, la première, l’INS Tushil, n’a été commissionnée qu’en décembre 2024, et la seconde, l’INS Tamal, ne l’a été que le 1er juillet 2025. Enfin, ce sont surtout les quatrième et cinquième systèmes S-400 qui sont sources d’inquiétude : leur livraison a été repoussée à deux reprises et devrait maintenant avoir lieu en 2026, des « délais majeurs » qui ont été évoqués lors de la visite à Moscou du ministre indien de la Défense en décembre 2024.

Ces systèmes sont notamment essentiels dans la défense des frontières terrestres que l’Inde partage avec ses voisins chinois et pakistanais. Leur efficacité a d’ailleurs été testée lors du récent conflit indo-pakistanais de mai 2025, tout comme les missiles BrahMos de manufacture conjointe. Au-delà de ces gros contrats, des difficultés et retards ont également été observés dans la livraison de pièces détachées, ce qui a été identifié comme un « problème majeur » pour l’Inde.

Ces préoccupations, bien qu’importantes, doivent toutefois être relativisées en raison de nombreux autres contrats qui impliquent une production sur le sol indien. L’acquisition de douze Su-30MK supplémentaires à la fin de l’année 2024, dans le cadre du projet de modernisation « Super Sukhoi », permet par exemple à l’Inde de produire localement les appareils composés à 62,6 % d’éléments issus de l’industrie indienne, via Hindustan Aeronautics Limited. De même, un contrat signé en 2019 prévoit la production locale de 464 tanks T-90S à partir de plans et de pièces fournis par la Russie, fabrication qui s’accompagne de la signature d’une « Acceptance of Necessity » pour acquérir 1 350 moteurs supplémentaires, destinés à la modernisation des blindés existants. De manière similaire, la construction de deux autres frégates Talwar (en plus de celles importées de Russie et dont la livraison a été retardée) a été initiée sur le chantier naval de Goa, l’INS Triput ayant été lancée en juillet 2024.

Ces acquisitions sont idéales pour l’Inde, qui cherche à transitionner vers une industrie de défense plus autonome, tout en conservant ses capacités opérationnelles ; le modèle de production locale avec transfert partiel de technologie lui permettant ainsi de maximiser son autonomie stratégique. Il est toutefois notable que, dans le cadre de l’opération « Sindoor », déclenchée par l’Inde en réponse à l’attaque de Pahalgam, aucune plateforme d’origine russe, notamment les Sukhoi et les MiG, n’ait été mobilisée pour mener les frappes – seulement pour mener des patrouilles aérienne de combat ; la question subsiste de savoir s’il s’agit d’un choix stratégique délibéré ou d’une contrainte opérationnelle.

Des difficultés engendrées par les nouvelles dynamiques régionales et internationales

Le triangle stratégique Inde-Russie-Chine

Un troisième facteur de fragilisation du partenariat indo-russe est sans aucun doute le rapprochement stratégique entre Pékin et Moscou, qui est un irritant majeur pour New Delhi. Cette « amitié sans limites », proclamée en 2022, a d’ailleurs été soulignée par les membres de l’OTAN lors du sommet de juillet 2024 (coïncidant avec la visite de Narendra Modi en Russie), dont le communiqué qualifiait la Chine de « facilitateur décisif » (« decisive enabler ») de la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Historiquement, la Russie est restée neutre au sujet des différends sino-indiens, Moscou ayant toujours répété que les tensions à la frontière étaient un « problème bilatéral ». Cependant, dans les cercles stratégiques à New Delhi, il existe une inquiétude croissante quant à la capacité de la Chine à influencer certaines décisions russes, ce qui pourrait bloquer ou freiner des projets jugés trop favorables aux intérêts stratégiques indiens. Cette inquiétude est d’autant plus grande que la Chine a été identifiée comme le principal défi sécuritaire pour l’Inde à long terme. Cette dynamique a même conduit certains responsables militaires indiens à adopter un ton inhabituellement critique, à l’image d’un ancien chef d’état-major de l’armée indienne, le général Manoj Mukund Naravane, qui avait publié une tribune, argumentant en faveur d’une position moins conciliante à l’égard de la Russie, en raison de son rapprochement avec la Chine.

Dans ce contexte, la récente et relative amélioration des relations sino-indiennes, notamment illustrée par la rencontre entre Narendra Modi et Xi Jinping en marge du sommet des BRICS à Kazan à l’automne 2024, a été saluée par Moscou. Cette détente pourrait, à court terme, réduire certaines tensions, mais, à long terme, l’évolution de ce « triangle stratégique » restera un facteur décisif du niveau d’approfondissement du partenariat indo-russe. Ce triangle Inde-Chine-Russie est parfois présenté comme le « défi le plus important en matière de politique étrangère dans les années à venir ». Ce défi consiste, pour l’Inde, à ne pas faciliter le renforcement de l’axe Chine-Russie, par peur qu’un isolement total ne pousse la Russie dans les bras de la Chine et qu’elle devienne un « client state » de cet adversaire. À plus long terme, New Delhi anticipe que, lorsque la guerre prendra fin, Moscou cherchera à rééquilibrer ses partenariats pour ne pas être en position de dépendance vis-à-vis de Pékin. Ce triangle stratégique s’ancre par ailleurs dans des groupements et des dynamiques plus larges, que ce soit au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai ou des BRICS+, mais aussi dans la revendication, par la Chine comme par l’Inde, du leadership du « Sud Global », ayant chacune une conception très spécifique de ce que cela implique.

Ainsi, dans ce triangle stratégique, l’Inde peut chercher à exploiter les faiblesses dans la relation sino-russe, ce que certains signaux stratégiques de la Russie à l’attention de l’Inde encouragent. Comme l’explique l’analyste Happymon Jacob, « du point de vue indien, le meilleur scénario serait de creuser un fossé entre les stratégies russes et chinoises dans la région ; [le deuxième meilleur] serait de s’assurer que leurs stratégies ne s’alignent pas contre les intérêts indiens ». Ce triangle pourrait ainsi avoir « trouvé un équilibre » précaire : l’Inde veille à ne pas pousser la Russie dans les bras de la Chine, tandis que Moscou a besoin de New Delhi comme contrepoids pour éviter une trop grande dépendance vis-à-vis de Pékin. Toutefois, les observateurs s’accordent à reconnaître que la Chine est bien « aux commandes » dans ce triangle.

La question du Pakistan : quelques leçons post-Pahalgam

Un autre point d’attention pour New Delhi est le réchauffement discret des relations entre la Russie et le Pakistan, illustré notamment par le soutien russe à l’inclusion du Pakistan au sein des BRICS+. Si le partenariat russo-pakistanais n’a rien de comparable à celui avec l’Inde, la Russie et le Pakistan ont toutefois développé leur coopération dans les dernières années, organisant par exemple des exercices conjoints pour renforcer leurs capacités en matière de lutte contre le terrorisme en octobre 2024 ; ce qui n’est évidemment pas apprécié à New Delhi.

En avril-mai 2025, en réponse à l’attaque de Pahalgam, l’Inde a initié l’opération « Sindoor » en visant des groupes terroristes basés au Pakistan ; s’en est ensuivie une dynamique d’escalade et un conflit avec son voisin pakistanais. En réponse à ces développements, la Russie a immédiatement exprimé son inquiétude et a demandé aux deux parties de faire preuve de « retenue ». Le ministre russe des Affaires étrangères a proposé sa médiation, malgré le fait que l’Inde ait toujours expressément refusé l’implication d’une troisième partie, notamment sur le sujet du Cachemire. On peut également s’interroger sur l’influence du rapprochement entre la Chine et la Russie dans l’attitude mesurée de cette dernière dans ce conflit, d’autant plus que le Pakistan a largement mobilisé des capacités militaires d’origine chinoise dans le cadre de son opération « Bunyan Marsoos » (en réponse à l’Inde).

Un partenariat qui continue de s’inscrire dans la vision indienne d’un ordre multipolaire

L’Inde continue de valoriser son partenariat avec la Russie, qu’elle inscrit pleinement dans sa vision d’un ordre international multipolaire, et dans sa perspective plus large fondée sur l’ambiguïté stratégique et l’autonomie. Plus qu’un partenariat profond qui repose sur une confiance mutuelle, cette relation relève d’un jeu de signaux stratégiques soigneusement calibrés, permettant à New Delhi de préserver sa marge de manœuvre stratégique, tout en profitant des avantages conjoncturels que lui procurent ses liens avec Moscou.

L’analyse des importations d’armement révèle la compatibilité de cette relation indo-russe avec le modèle de coopération favorisé par l’Inde : une approche flexible, selon les enjeux (« issue-based ») et qui repose sur des intérêts convergents ponctuels plutôt qu’un alignement systématique. Consciente des risques d’une dépendance excessive, que ce soit vis-à-vis de la Russie ou d’un autre partenaire, l’Inde poursuit une politique de diversification pragmatique, tout en maintenant ses liens avec Moscou. En parallèle, on observe également une volonté indienne d’exporter davantage d’armement, notamment de technologies plus avancées, ce qui peut parfois venir concurrencer les monopoles russes dans certains pays, comme l’a montré l’exemple de l’Arménie, dont 43 % des importations, entre 2022 et 2024, provenaient d’Inde.

L’affirmation de cette vision multipolaire défendue par New Delhi se reflète aussi dans la façon dont l’Inde et la Russie coopèrent au sein des BRICS(+), que l’Inde considère « comme un instrument utile pour favoriser la multipolarité, dans laquelle elle s’impose comme l’une des grandes puissances au sein du système international ».

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À l’approche de la visite de Vladimir Poutine en Inde à l’automne 2025, la relation indo-russe apparaît ainsi comme un partenariat relativement fort, certes mis à l’épreuve dans les dernières années, mais qui repose toujours sur des intérêts stratégiques partagés. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pourrait continuer à renforcer cette tendance. Comme le soulignait Subrahmanyam Jaishankar, « [l’administration Trump] changera beaucoup de choses. Certaines [politiques] seront peut-être hors programme, mais nous devons mener une politique étrangère hors programme si c’est dans l’intérêt du pays. » Dès lors, le maintien du partenariat russo-indien pourrait s’avérer d’autant plus pertinent sous Trump 2.0, dans la mesure où l’attitude plus conciliante de Washington à l’égard de Moscou rendrait la posture indienne plus soutenable. Dans cette configuration, la rhétorique indienne de New Delhi sur le dossier ukrainien, selon laquelle l’« époque n’est pas à la guerre », semble renforcée par les propos de Donald Trump, ce dont s’est félicité Narendra Modi en visite à Washington en février 2025.

Toutefois, cette stratégie est à double tranchant. Comme le rappelle l’analyste Ashley Tellis, si l’Inde peut engranger des gains tactiques à court terme, elle ne doit pas sous-estimer les dommages causés à l’ordre international par l’administration Trump et par la Russie de Vladimir Poutine, et, contrairement à ce que l’Inde peut espérer, la « destruction de l’ordre international libéral n’annonce pas une multipolarité, mais consolide plutôt une bipolarité qui perdurera au sein d’une entropie croissante de la politique mondiale ». Si la posture de « hedging » adoptée par l’Inde, telle qu’illustrée par la formule de Subrahmanyam Jaishankar selon laquelle les « problèmes de l’Europe ne sont pas ceux du monde », semble lui avoir permis de naviguer les enjeux internationaux et les pressions de ses partenaires, rien ne garantit que cette stratégie soit suffisante face au rapprochement sino-russe. Le conflit post-Pahalgam a d’ailleurs mis en lumière certaines vulnérabilités de cette approche.

Ainsi, le partenariat Inde-Russie a su résister aux tensions engendrées par la guerre en Ukraine, mais sa pertinence en tant que partenariat stratégique approfondi, et non comme simple relation de circonstance, pourrait être remise en cause dans un monde de plus en plus fracturé.

 

Crédit photo : Presidential Press and Information Office via Wikimedia Commons.

Auteurs en code morse

Amélie Chalivet

Amélie Chalivet est candidate au doctorat à l’Université du Québec à Montréal en cotutelle avec l’Université Paris Panthéon-Assas et sa thèse porte sur une analyse constructiviste de la culture stratégique indienne. Ses intérêts académiques sont principalement la politique étrangère de l’Inde ainsi que ses liens avec ses voisins en Asie du Sud et sa stratégie de dissuasion nucléaire.

Comment citer cette publication

Amélie Chalivet, « Le partenaire russe vu de New Delhi : entre logique de diversification et convergences stratégiques », Le Rubicon, 27 août 2025 [https://lerubicon.org/le-partenaire-russe-vu-de-new-delhi-entre-logique-de-diversification-et-convergences-strategiques/].