« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce Monde » (Albert Camus, Sur une philosophie de l’expression, paru dans la revue Poésie 44, 1944).
La question de la qualification des activités spatiales contemporaines devient, à son tour, l’objet de débats citoyens passionnés sur X (ex Twitter). Il faut dire qu’Elon Musk, patron d’X et de SpaceX, est aussi très présent dans le champ avec notamment la fourniture des services Starlink aux forces armées ukrainiennes en conflit armé ouvert avec la Fédération de Russie. Avec X, on observe que certaines déclarations médiatique, politique et commerciale équivalent peu ou prou dans l’esprit de la majorité des citoyens, à une qualification juridique en bonne et due forme. Or, ces pratiques ne sont pas sans conséquences. En premier lieu, elles contribuent à fragiliser, dans l’esprit des non-juristes, l’idée d’effectivité du droit international qui semble pouvoir être ignorée à moindre frais. Cela permet en deuxième lieu d’influer sur les tentatives de réglementation des comportements dans le domaine spatial et, par conséquent, sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales en troisième et dernier lieu.
L’ensemble interroge la manière dont se crée et s’applique effectivement le droit international eu égard aux activités spatiales contemporaines. Est-il encore l’apanage des États, ou devient-il le reflet de quelques opinions individuelles, relayées dans les secteurs privés de l’industrie et des applications spatiales issues du New Space ? Dans cette dernière hypothèse, les acteurs les plus influents du secteur privé pourraient encourager une évolution du cadre juridique en matière d’encadrement des activités spatiales, en corrélation avec leurs intérêts économiques à court ou moyen termes. Ainsi, faisant fi du maintien de la paix et de la sécurité internationales sur le temps long, cette logique de contractualisation pour l’exploration et l’exploitation de l’espace extra-atmosphérique (EEA), est porteuse de risques pour l’Humanité.
Prenons pour illustration trois exemples d’affirmations actuelles « à retentissement », au sujet de l’état de la situation spatiale sur les réseaux sociaux, risquant la sécurité de l’Humanité au profit de l’intérêt individuel :
- Affirmation n°1: « Le droit spatial n’existe pas » ;
- Affirmation n°2: « C’est l’heure de la guerre spatiale nucléaire et nous devons armer l’espace pour nous défendre » ;
- Affirmation n°3: « La Lune c’est le nouveau Far West ».
Maintenant, place à une rapide analyse juridique de ces trois affirmations.
Analyse juridique de l’affirmation n°1 : « le droit spatial n’existe pas »
Cette formulation, qui interpelle volontairement, n’en est pas moins littéralement et juridiquement vraie. Cependant, elle nécessite quelques explicitations de fond et de forme, afin que les lecteurs désireux de dépasser le stade de l’accroche médiatique puissent véritablement comprendre pourquoi « le » droit spatial n’existe pas encore. Effectivement, aucun régime de droit spatial autonome par rapport au droit général n’existe, contrairement au droit de la mer qui, lui, relève du champ d’application de régimes spécialisés. Il n’existe donc pas un mais plusieurs textes juridiques, au contenu et à la portée variable, pour encadrer un ensemble disparate d’activités spatiales internationales.
Depuis le XVIIIe siècle, le droit international vise « à régir une société internationale plurielle, non homogène, où les ressources sont inégalement réparties entre les États et où les populations et les individus sont inégalement dotés en richesses, en libertés et en bien-être ». Dans cette contribution, nous évoquerons alors l’encadrement des activités spatiales internationales et duales, face à cette définition du droit international.
La Charte des Nations Unies de 1945 : base de l’encadrement juridique général des activités spatiales internationales
La Charte des Nations unies (NU) est reconnue comme étant la pierre angulaire des traités régissant les activités spatiales internationales. Les buts et principes d’universalisme et de paix défendus par les NU innervent entièrement les traités qui composent ce que nous désignerons comme étant, non pas « le droit spatial » mais, le corpus spatialis. Ces textes issus de discussions internationales post Seconde Guerre mondiale, entre ses États vainqueurs, portent ainsi en leur cœur la philosophie du ‘plus jamais ça’. Sur le papier et dans les mœurs de l’époque, cela s’est traduit par la volonté de faire de la guerre une pratique exceptionnelle et, de la paix, le nouveau principe universel devant transcender les relations entre nations dès-après 1945. En conséquence, toute menace à la paix et la sécurité internationales devrait être qualifiée par le Conseil de sécurité de ces mêmes NU, y compris dans l’espace.
Partant, sera adopté et entrera en vigueur le 10 octobre 1967, le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes. Historiquement, l’objectif n’était pas tant de sanctuariser par le droit un milieu extraordinaire et objet de nombreux fantasmes scientifiques qu’aucun conflit ne devait y éclater que d’empêcher sa monopolisation, par une seule nation au détriment de toutes les autres, en cas de nouveau conflit armé international. Par ailleurs, il convient de préciser que ce sont les discussions bilatérales américano-soviétiques qui ont conduit à l’élaboration du principe de non-appropriation spatiale. En outre, les motivations internationales qui incitaient à l’élaboration de ce cadre juridique contraignant dans les années 1960 étaient liées au contexte géopolitique et industriel de l’époque qui – sur le plan industriel du moins – a largement évolué depuis.
Malgré tout, le Traité de 1967 reste à ce jour l’instrument de droit contraignant le plus ratifié parmi tous ceux qui composent finalement le corpus spatialis et il est à la base de tous les textes juridiques subséquents : l’Accord sur le sauvetage des astronautes, le retour des astronautes et la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique, entré en vigueur le 3 décembre 1968 et ratifié par 99 États ; la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux, entrée en vigueur le 1er septembre 1972 et ratifiée par 98 États ; la Convention sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique, entrée en vigueur le 15 septembre 1976 et ratifiée par 75 États ; enfin, l’Accord régissant les activités des États sur la Lune et les autres corps célestes, entré en vigueur le 11 juillet 1984 et ratifié à son apogée par seulement 18 États, avant le retrait récent de l’Arabie saoudite.
Cette disparité de ratification, issue de la logique du Pick and Choose à l’extrême opposé des objectifs d’un Package Deal, s’explique notamment au regard des dispositions juridiques plus ou moins libérales qu’ils contiennent, pour la continuation des activités spatiales des États. L’exemple le plus remarquable, à cet égard, est l’inclusion de la notion de patrimoine commun de l’Humanité pour la Lune et ses ressources naturelles dans l’article 11 de l’Accord sur la Lune de 1979, laquelle n’apparaît pas dans le Traité de 1967. Or, cette absence d’uniformisation n’est pas sans conséquence sécuritaire.
Les conséquences d’un cadre juridique non autonome, fragmenté et lacunaire sur la conduite des activités spatiales
La fragmentation du corpus spatialis implique, par exemple, que seuls les 17 États parties à l’Accord sur la Lune de 1979 reconnaissent que « la surface et le sous-sol de la Lune ne peuvent être la propriété d’États, d’organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales, d’organisations nationales, qu’elles aient ou non la personnalité morale, ou de personnes physiques. L’installation à la surface ou sous la surface de la Lune de personnel ou de véhicules, matériel, stations, installations ou équipements spatiaux, y compris d’ouvrages reliés à sa surface, ne crée pas de droits de propriété sur une partie de la surface ou du sous-sol de la Lune ».
A contrario, dans le Traité de 1967, il est question d’une liberté d’exploration et d’utilisation de la Lune profitant aux États, compte tenu du fait que ces activités sont l’apanage de l’Humanité tout entière. En revanche, à défaut de patrimonialisation de la Lune dans le Traité de 1967, celui-ci érige en première intention un principe de non-appropriation nationale de l’EEA, de la Lune et des autres corps célestes, en précisant qu’aucune appropriation ne pourra être reconnue comme étant licite en vertu de son article III,« ni par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ».
D’autres formulations dans le corpus spatialis permettent d’appuyer la thèse de l’inexistence d’un droit spatial spécial. Pour illustration, le Traité de 1967 pose les termes « d’astronautes » et « d’envoyés de l’Humanité » dans son article V, tandis que l’Accord spécifiquement conçu pour ceux-là fait mention dans ses articles de « l’équipage d’un engin spatial », sans jamais plus utiliser le terme d’astronaute ailleurs que dans son Préambule, qui renvoie simplement au Traité de 1967.
Or, cela pourra créer des conflits de lois, lorsqu’il s’agira d’appliquer l’adage coutumier lex specialis generalibus derogant, qui commande que « la règle spéciale exclut purement et simplement l’application de la règle générale ». Par exemple, concernant spécifiquement la question des astronautes, le Traité de 1967 prévoit effectivement dans son article V que les États parties ont un devoir d’assistance envers les astronautes et qu’ils doivent les secourir en cas de détresse, avant de les ramener dans leur pays d’immatriculation. Cependant, dans un contexte de conflit armé spatial entre plusieurs États comprenant celui dont ils sont ressortissants, les membres d’équipage pourront dans ce contexte être qualifiés de combattants mis hors de combat, si la partie adverse estime qu’ils ont adopté avant leur capture un « comportement ayant un lien matériel avec le conflit armé ». Le droit international humanitaire (DIH) commande en effet qu’ils soient fait prisonniers de guerre et qu’ils se voient administrer les règles et principes spéciaux émanant de ce droit, au détriment des principes généraux issus du corpus spatialis concernant le statut des envoyés de l’Humanité. Quoi qu’il en soit, cet enchevêtrement de sources juridiques rend difficilement lisible la conduite à suivre dans l’espace et nécessiterait sûrement des précisions pour l’encadrement des activités des astronautes, qu’ils participent ou non aux hostilités. En outre, cette fragmentation du corpus spatialis permet l’adoption de pratiques étatiques spatiales ‘à la carte’, qui pourraient être perçues par d’autres comme autant de comportements menaçant la paix et la sécurité internationales, voire, leur souveraineté sur Terre.
Analyse juridique de l’affirmation n°2 : guerre spatiale nucléaire et arsenalisation de défense
En matière spatiale, la fin du XXe siècle a été marquée par la guerre du Golfe et le début du XXIe siècle, par l’essor inédit du New Space dans les affaires des États. Depuis, les activités spatiales internationales sont majoritairement d’utilité duale. Matériellement, cela se traduit par le fait qu’une seule et même opération spatiale peut servir dans un même temps et sans que cela ne puisse être dissociable pour les tiers, des intérêts civils et des intérêts militaires sur Terre et/ou dans l’espace. Ces nouvelles utilisations de l’espace créent assurément du doute, des malentendus et accentuent le sentiment de vulnérabilité chez les États spatiodépendants tels que la France ou les États-Unis. Toutefois, si les annonces de guerre spatiale nucléaire sur X sont totalement infondées en droit, elles ont au moins le mérite de mettre en lumière l’importance de respecter le cadre juridique existant.
Le corpus spatialis, le maintien de la paix et de la sécurité spatiales et les situations licites d’usage de la force dans l’espace
Il est vrai que l’esprit du Traité de 1967 inspiré de la Charte de 1945 est confronté à plusieurs défis liés à des changements significatifs tenant notamment aux activités spatiales duales menées par un ensemble disparate de nouveaux acteurs ; aux activités spatiales menées par des États qui n’ont pas ratifié l’ensemble du corpus spatialis ; ainsi qu’à la multiplication d’activités spatiales commerciales conduites par des entreprises privées qui, par définition, ne sont pas directement tenues au respect du droit international public. En outre, il s’avère que l’encadrement des relations internationales en matière spatiale reste flou et que certains des textes du corpus spatialis apparaissent même comme étant plus philosophiques que juridiques, c’est-à-dire, appelant à une responsabilité éthique des acteurs en lieu et place d’une réglementation claire et associée d’un mécanisme de sanction.
Toutefois, un autre mécanisme est prévu à l’article XI du Traité de 1967 pour que les États informent le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, le public et la communauté scientifique internationale « […] de la nature et de la conduite [de leurs] activités, des lieux où elles sont poursuivies et de leurs résultats ».
Or, si au moment de la rédaction de cette contribution, la Fédération de Russie n’a pas manifesté son intention de se retirer des 113 États parties au Traité de 1967, l’on peut présumer qu’elle en respecte les obligations. Par conséquent, si le Secrétaire général des Nations Unies n’a dit mot sur une éventuelle mise en œuvre par la Fédération de Russie d’un arsenal spatial nucléaire, c’est qu’il n’en a pas eu connaissance et, qu’en l’état, le reste de la société internationale doit considérer qu’une telle menace n’est pas sur le point de se matérialiser. Nonobstant, s’il s’avère que les doutes exprimés par le président de la commission du renseignement de la Chambre des représentants des États-Unis sont fondés en droit, le Conseil de sécurité des Nations Unies devrait être saisi de la question sur le fondement de l’article 39 de la Charte. De la sorte, le Conseil aurait à se prononcer sur la menace d’atteinte à la paix et à la sécurité internationale – et non pas seulement à la sécurité des États-Unis – ainsi que sur les éventualités d’un usage de la force ou toute autre mesure pouvant être licitement engagée, jusqu’à rétablissement d’un état de paix.
À date, il appert néanmoins que lorsque les pratiques spatiales mises en cause devant le Conseil de sécurité sont celles-là même des États qui possèdent un droit de veto, cela pose de sérieux problèmes de neutralité et d’objectivité quant à l’issue de la résolution à adopter pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. De plus, existe en matière spatiale un risque inédit, celui de la monopolisation de l’espace au moyen d’une technologie avancée et difficilement égalable en un laps de temps court. La République populaire de Chine ainsi que la Fédération de Russie sont toutes deux des puissances spatiales possédant ce droit de veto et adoptent parfois des pratiques spatiales pour le moins tendancieuses, au regard du cadre juridique international en vigueur, qu’elles estiment par ailleurs dépassé et moins adapté que leur proposition controversée de Traité (le PPWT). Dans ces circonstances, la révision d’un tel droit exorbitant devrait intervenir avant qu’il ne devienne le camouflet idéal pour une monopolisation ainsi qu’une arsenalisation irrémédiable de l’espace. En d’autres termes, l’enjeu est d’empêcher le contournement du droit international par le biais de plusieurs vecteurs juridiques, dont le droit de veto fait partie, tout comme la falsification des règles et principes contenus dans les traités et conventions internationales.
La position de la Cour internationale de Justice quant à la mise en œuvre du droit de légitime défense individuelle ou collective des États
Si les États-Unis considèrent être victimes d’une menace d’agression armée de la part de la Fédération de Russie, ils pourraient exercer leur droit à légitime défense prévu à l’article 51 de la Charte. Cependant, à date, le Président des États-Unis, Joe Biden, a nié l’existence d’une telle agression ou menace d’agression imminente dans l’espace. Cela étant, d’après la Cour internationale de Justice, si les renseignements venaient à changer et qu’une action devait être initiée par les États-Unis, la mise en œuvre de leur droit de légitime défense « dépend[ra] du respect des critères de nécessité et de proportionnalité des mesures prises au nom de la légitime défense ». Étant entendu que la nécessité ne peut être définie subjectivement mais qu’il en va, au contraire, des prérogatives de la Cour qui retient notamment que figure au nombre de ces critères « la nature de la cible contre laquelle la force a été employée au nom de la légitime défense ». En outre, les États-Unis auraient encore à convaincre la Cour au moyen de preuves concrètes, quant à l’importance des infrastructures spatiales ciblées et l’existence d’un rôle militaire attribuable à ces dernières. C’est uniquement dans ces conditions que les États-Unis pourraient cibler des systèmes spatiaux dans leur opération de légitime défense, pour qu’a posteriori, cette action soit jugée licite.
Nous pouvons ici faire un lien entre cette hypothétique menace d’agression spatiale nucléaire et la jurisprudence de la CIJ, qui avait jugé illicite l’action des États-Unis contre des plates-formes pétrolières qui « recueillaient et transmettaient des renseignements sur les mouvements de navires, servaient de relais de communication militaire aux fins de coordonner les forces navales iraniennes et faisaient fonction de bases logistiques à partir desquelles étaient menées, au moyen d’hélicoptères et de petites embarcations, des attaques contre des navires de commerce neutres ». À cet égard, la Cour relève que « rien n’indique que les États-Unis se soient plaints auprès de l’Iran des activités militaires des plates-formes, comme ils l’avaient fait à maintes reprises s’agissant du mouillage de mines et d’attaques contre des navires neutres – ce qui ne donne pas à penser qu’ils jugeaient nécessaire de prendre les plates-formes pour cibles ».
De la même manière, dans l’hypothèse d’une future agression nucléaire spatiale, rien n’indique que les États-Unis se soient plaints auprès de la Fédération de Russie puisqu’au contraire, le Président américain s’est voulu rassurant. Ainsi, dans le cas d’une action en légitime défense initiée par les États-Unis sur le fondement de l’article 51 de la Charte, il se pourrait que la CIJ note à nouveau que les infrastructures ciblées au cours d’une attaque par les forces américaines le soient « non pas en tant que cible[s] militaire[s] appropriée[s] identifiée[s] au préalable, mais en tant que ‘cible[s] d’occasion’ ».
Par ailleurs, notons qu’en l’état de la technique, toute réponse cinétique, même proportionnelle, entraînerait des dommages si conséquents qu’ils seraient peut-être irrémédiables pour les activités spatiales de l’Humanité tout entière.
Analyse juridique de l’affirmation n°3 : « La Lune c’est le nouveau Far West »
Cette affirmation présume du déclin du sentiment d’appartenance à la « communauté internationale » de 1945 et, également, de l’essor de nouvelles motivations à l’origine des projets – contra legem – d’exploration spatiale et lunaire contemporains.
Pour les acteurs spatiaux publics et privés qui procèdent au lancement d’un objet dans l’espace depuis le territoire d’un État de lancement, les différentes étapes d’une mission spatiale, allant de sa conception jusqu’aux modalités de son déroulement dans l’espace, sont assujetties au respect de certaines obligations juridiques internationales et nationales. Cependant, les techniques de lancement évoluent et bientôt, des objets pourront être envoyés dans l’espace depuis des zones non souveraines, en haute mer ou dans l’EEA. Cela peut alors être perçu comme autant de fragments d’un cadre qui ne saurait permettre l’uniformisation des comportements dans l’espace. Par ailleurs, les activités spatiales internationales ont historiquement été l’affaire des États, de la puissance publique. Or, aujourd’hui, plusieurs compagnies privées et agences spatiales se voient transférer des missions et prérogatives de puissance publique, ce qui ne fait qu’accentuer les interférences entre droit international public et privé.
D’un point de vue purement technique, la dualité des opérations spatiales présente évidemment de nombreux avantages pour les industriels ainsi que leurs clients, notamment au regard des coûts liés à la conception, la mise à poste d’un seul, ou d’une constellation de satellites et de la maintenance des missions spatiales qu’il ou elle permet de réaliser. Toutefois, d’un point de vue juridique, cela pose quelques défis pour la mise en œuvre du droit international qui n’avait pas été envisagé pour encadrer des opérations spatiales duales par nature.
Ainsi, en l’état actuel du droit positif, seuls les textes élevés au rang de coutume internationale tel que la Charte des Nations Unies, obligent tous les États de manière universelle, contrairement aux Traités du corpus spatialis qui ne peuvent être opposables qu’aux États qui les ont ratifiés et pour lesquels aucun mécanisme propre de sanction n’a été élaboré. Cependant, la pérennité de la Charte dépend de l’union des nations, d’une certaine communauté de valeurs partagées entre elles. Malheureusement, les conflits armés actuels, y compris sur le sol européen, laissent à penser que l’objectif de 1945 à fait feu.
L’enjeu stratégique de l’exploitation de la Lune : vers une rupture technologique en matière d’énergie nucléaire ?
Le sol lunaire est riche de ressources naturelles qui intéressent l’industrie spatiale et militaire d’un point de vue stratégique. Sur la Lune, il est possible d’utiliser plusieurs sources d’énergies à des fins de pérennisation des activités spatiales (l’énergie solaire mise à part, car ne permettant pas d’avoir un rendement permanent. Plus on s’éloigne du soleil, moins on profite de ses rayons. Au-delà de Jupiter, les panneaux solaires sont inutilisables et amputent ainsi le rendement potentiel des missions longues voire permanentes de l’Homme dans l’espace).
De l’eau gelée a effectivement été découverte en surface du sol lunaire et les chercheurs parlent de potentiels océans souterrains. Or, l’eau est un élément vital pour imaginer la permanence de l’Humain sur la Lune, sa transformation permettrait également de produire de l’énergie pour réalimenter les moteurs des fusées (combustion oxygène et hydrolyse) afin d’envisager un retour facilité sur Terre. Seulement, le problème technique associé à cette ambition reste que cet élément est difficile à stocker sur place. D’autres ressources utiles pour l’industrie sont présentes dans le sol lunaire, notamment, l’oxyde de silicium (oxygène + silicium) et des métaux tels que du fer et du titane.
Néanmoins, c’est le défi de l’extraction d’Hélium-3 du sol lunaire qui semble le plus prometteur en termes d’efficacité énergétique. Cette ressource rare sur Terre, permettrait d’alimenter de nouveaux réacteurs à fusion nucléaire directement depuis l’espace, (à ne pas confondre avec les réacteurs à fission nucléaire). Cette fusion nucléaire pourrait s’obtenir en alliant le deutérium (un isotope stable de l’hydrogène, qui, contrairement aux atomes « normaux » de l’hydrogène, ou au protium, contient également un neutron) et l’isotope Hélium-3, qui est, d’après les experts « une énergie abondante, décarbonée et [qui] ne produit pas de déchets nucléaires. Sur le papier, ses atouts en font une ressource compétitive, […] et la Lune en est le principal réservoir ».
L’enjeu stratégique de l’exploitation de la Lune développé ici consiste alors dans cette rupture technologique, avant tout, pour maîtriser et profiter des aspects de la fusion nucléaire dans l’espace. Les armées pourraient, évidemment, être intéressées par la maîtrise de cette nouvelle source d’énergie pour faire évoluer leur arsenal et leurs méthodes et moyens de guerre spatiaux. En conséquence, en encourageant la concurrence sur X, cette nouvelle course à l’exploitation des ressources sélènes fait naître des enjeux sécuritaires qui dépasse la fugacité d’un simple tweet.
Le coup de poker des Artemis Accord 2020 face à l’Accord sur la Lune de 1984
Les Artemis Accords (AA) sont avant tout des accords politiques et n’ont pas la même valeur juridique que l’Accord sur la Lune de 1984. Néanmoins, leur large succès face à ce dernier, 43 partenariats contre 17 ratifications, pourrait exercer une influence sur l’avenir de leur statut qui de contrats bilatéraux privés, pourrait devenir coutume juridique internationale. C’est là un nouveau marqueur du changement d’époque, d’interprétation et de vision pour les activités spatiales, qui sont plus que jamais commerciales avant d’être dans l’intérêt de l’Humanité tout entière, sauf à placer le reste de l’Humanité en position de clientèle, face aux plus grandes industries. Cette volonté transparaît clairement dès le début des Artemis Accords, où est précisé que « […] ces activités peuvent avoir lieu sur la Lune, Mars, des comètes et des astéroïdes, y compris sur et sous leurs surfaces, ainsi qu’en orbite autour de la Lune ou de Mars, aux points de Lagrange du système Terre-Lune et en transit entre ces corps célestes et emplacements ».
L’article XI du Traité de 1967 est ici remplacé par des mécanismes contractuels, avec des entités privées agissant en leur nom. La notion de coopération s’entend entre signataires seulement et si des ententes conclues en ce sens le prévoient. La notion de partage avec les pays en développement telle qu’elle ressort des Accords sur la Lune de 1984 est quant à elle complètement écartée.
Par ailleurs, la section 11 des Artemis Accords annonce « que les activités de coopération menées dans le cadre des présents accords sont censées être réalisées exclusivement à des fins pacifiques et conformément au droit international en la matière ». Toutefois, si elles sont censées être, cela signifie qu’elles ne le seront pas nécessairement. À cet égard, les AA prévoient une section sur la « prévention des interférences », dans laquelle les signataires s’engageront d’abord, très hypothétiquement, à « s’efforcer d’éviter toute action intentionnelle qui pourrait causer des interférences et nuire aux autres signataires » et à eux seulement. Puis, surtout, les signataires s’octroieront le droit « de définir et de déterminer « des zones de sécurité et des interférences nuisibles ». Très précisément, la section 11 prévoit par exemple que « les signataires entendent utiliser l’expérience acquise dans le cadre des Artemis accords pour contribuer aux efforts multilatéraux visant à développer davantage les pratiques, les règles et les critères internationaux applicables à la définition et à la détermination des zones de sécurité et des interférences nuisibles ».
Or, en vertu des analyses qui précèdent, il s’agirait là d’une pratique contraire au principe de non-appropriation nationale en vertu de l’article II du Traité de 1967, ainsi que d’un moyen inédit de substitution pour d’éventuelles qualifications de l’agression armée au sens de l’article 51 de la Charte des NU, « si un signataire à des raisons de penser que les activités des autres signataires peuvent causer des interférences nuisant à ses activités spatiales ou présenter un danger pour sa sécurité ».
En outre, d’après le paragraphe 10 sur les ressources spatiales de ces accords politiques, « les signataires affirment que l’extraction de ressources spatiales ne constitue pas en soi une appropriation nationale aux termes de l’article II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique et que les contrats et les autres instruments juridiques liés aux ressources spatiales sont censés concorder avec ce traité ».
Tout ceci semble pourtant poser des questions de licéité, en tous cas, en l’état actuel de l’interprétation majoritaire qui est faite du droit positif.
Il semblerait que le coup de poker que sont en train de tenter les États-Unis par le biais des Artemis Accord soit l’exemple d’une réinterprétation du droit international, pour le faire évoluer dans un sens qui servira les intérêts des agences spatiales. En cela, nous notons une forme d’instrumentalisation de la formule « conformément au Traité sur l’espace extra-atmosphérique », fréquemment reprise dans les AA. Néanmoins, ce cas n’est pas isolé et lorsque les États affirment respecter le droit international tout en privilégiant une application contraire à l’esprit même du Traité de 1967, celui-ci, victime de falsification, est décrédibilisé sur la scène internationale.
Nonobstant, en termes de conséquence juridique, tant que les effets de ces affirmations ne seront pas matérialisés, ils resteront nuls. En revanche, à moyen terme, si ces affirmations se matérialisaient dans la pratique des États sans que cela ne soit contesté par d’autres, elles pourraient marquer le déclin du droit conventionnel dans l’espace et l’émergence d’une nouvelle règle de droit international coutumier, bien qu’issue du secteur privé. En outre, un tel scénario remettrait en question le respect du principe de libre accès à l’espace, lequel pourrait être mis en danger par la création de zones de sécurité sur la Lune, ce qui saurait, à tout le moins, exacerber les tensions dans un milieu qui en est déjà empli.
Par ailleurs, du fait que les traités sur les activités spatiales ne citent que les États et omettent les entreprises privées, pourtant majoritaires dans le secteur aujourd’hui, le risque de monopolisation des ressources naturelles spatiales s’accroît. Ce faisant, la monopolisation créant la rareté et la rareté faisant croître les prix donnés arbitrairement aux choses y compris lorsqu’il s’agit de ressources naturelles, le déclin du principe d’égalité pour l’apanage de l’Humanité tout entière paraît crédible. En effet, bien que les discours qui accompagnent la promotion des AA laissent à penser le contraire, il n’y a qu’à imaginer une analogie avec l’état de la répartition de l’eau potable sur l’ensemble de la planète – autre ressource naturelle d’intérêt vital pour l’Humanité tout entière – pour les analyser avec prudence.
Conclusion
À ce stade de l’histoire des relations entre nations et des capacités technologiques existantes, la question rhétorique qui consiste à statuer sur le fait que le droit international reste, ou non, l’apanage des États en matière spatiale doit être dépassée. D’un point de vue réaliste, il s’agit de savoir comment sanctionner les comportements dangereux dans une société internationale fracturée ou « (dés)unie », sauf si ce n’est par les liens de sa dépendance pour le meilleur et pour le pire aux systèmes spatiaux d’intérêts vitaux.
Par conséquent, il convient d’abord d’assortir à toutes activités spatiales des qualifications juridiques objectives, neutres et impartiales et de garder à l’esprit que chaque qualification entraînera des conséquences particulières. Ainsi, quand un acteur du spatial affirme sur X : « la guerre spatiale n’est plus une fiction » ou encore « armons nous avec de nouveaux moyens », en fonction des relations que cet acteur entretient avec les gouvernements de différents États, un État tiers, partie à un conflit armé international peut considérer que certaines infrastructures spatiales deviennent de facto des cibles militaires licites en vertu du DIH.
Par ailleurs, il va sans dire que si le seul but recherché par ce genre de publication est de faire le « Buzz » ou de sceller une quelconque expertise sur la toile, cela ne saurait résister à une « guerre spatiale », puisque la pérennité du « Cloud » – ce nuage numérique finalement aussi lourd qu’une enclume – dépend lui aussi de la sécurité des systèmes spatiaux et infrastructures de stockage de données. Une attaque ciblée et le Buzz disparaîtra en un éclair.
Crédit photo : 3DSculptor
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