Le droit international, une boussole de la paix au Proche-Orient

Le Rubicon en code morse
Mar 07

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Dans le tumulte assourdissant de la guerre, le pouvoir des mots se révèle parfois aussi puissant que celui des armes. À Gaza, Jérusalem, comme ailleurs dans le monde, un autre conflit se déroule dans les médias et sur les réseaux sociaux : celui des termes employés pour décrire les actes commis en Israël et en Palestine, et leur qualification juridique. Terrorisme, légitime défense, occupation, crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide : rarement le droit et son vocable n’avaient fait l’objet de tant d’intérêt, de débats, et de controverses dans le débat public. Si cette bataille rhétorique revêt indiscutablement une dimension politique, elle illustre aussi le besoin de repères pour décrire des actes qui heurtent notre conscience.

Le droit international peut effectivement constituer une boussole morale et sémantique pour des sociétés désemparées par l’ivresse de violence qui frappe Palestiniens et Israéliens. Il peut aussi construire des ponts dans une région où se dressent des murs. Il doit surtout permettre un changement de paradigme dans un conflit historique, que ni la violence ni la diplomatie ne sont parvenues à résoudre. Encore faut-il que son interprétation et son application ne soient pas à géométrie variable, comme c’est le cas aujourd’hui au Proche-Orient. Les États, notamment occidentaux, qui ont soutenu l’application pleine et entière du droit international en Ukraine, doivent faire preuve de la même rigueur et de la même clarté morale en Palestine. Il en va non seulement de la crédibilité de leur discours, mais de l’existence même d’un ordre international fondé sur la règle de droit, auxquels ils aspirent et dont dépendent la paix et la sécurité internationales.

La qualification juridique des faits : un exercice complexe mais nécessaire

Même la guerre a ses règles

Le débat public sur le conflit israélo-palestinien se nourrit principalement du lexique emprunté à deux branches du droit international, distinctes, mais complémentaires. Le droit international humanitaire (DIH) et le droit international pénal (DIP). Le vocabulaire du  droit international des droits humains et du droit des réfugiés est également utilisé, bien que moins fréquemment.

Le DIH conventionnel (parfois aussi appelé « droit des conflits armés » ou « jus in bello ») remonte au XIXe siècle, et aux travaux d’Henry Dunant après la bataille de Solferino. Codifié par les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977, il vise à en limiter les effets en protégeant les personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités. Ses principes cardinaux – humanité, distinction, précaution, proportionnalité, et interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles – se déclinent en règles spécifiques qui obligent notamment les belligérants à protéger les civils durant les combats en s’abstenant de les cibler délibérément, et en s’efforçant de les préserver des conséquences des hostilités. Ce corpus iuris traite de la réalité d’un conflit en cherchant à équilibrer nécessités militaires et nécessités humanitaires. L’application du DIH ne dépend pas des questions relatives à la licéité du recours à la force armée qui renvoient à un autre régime, le jus ad bellum posé par la Charte des Nations Unies.

Le droit international pénal vise à poursuivre et à punir les individus responsables de certains crimes de droit international. Le Statut de Rome qui régit la Cour pénale internationale (CPI), est le document le plus complet en la matière. Il identifie, en plus du crime d’agression, trois crimes qui forment le « noyau dur » du champ. Le premier, le « crime de guerre », est une violation grave du DIH, pouvant être constitué par un acte unique (par exemple une prise d’otages, le meurtre d’un civil ou une frappe indiscriminée) à condition que cet acte survienne dans le contexte d’un conflit armé. Le « crime contre l’humanité » englobe des actes variés tels que le meurtre, la déportation ou le transfert forcé de population, la torture, le viol, l’apartheid, ainsi que d’autres actes inhumains similaires, commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, en connaissance de cette attaque » qu’elle ait lieu, ou non, durant un conflit armé. Enfin, le « génocide » consiste en un certain nombre d’actes (notamment le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, la soumission à des conditions de vie visant à provoquer la destruction physique) « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Le génocide, qui peut également avoir lieu durant un conflit armé ou non, se distingue du crime contre l’humanité par cet élément moral spécifique, l’intention génocidaire. Un même acte, un meurtre par exemple, peut donc être qualifié de crime de guerre, de crime contre l’humanité et/ou de crime de génocide si les exigences propres à chaque définition (éléments matériels, contextuels et intentionnels) sont satisfaites.

Ce vocable juridique est couramment utilisé par les parties au conflit israélo-palestinien, chacune accusant l’autre de violer le DIH et de commettre des crimes internationaux. C’est bien que le droit constitue encore, dans une certaine mesure, un langage commun, une référence universelle, en particulier lorsque tous les autres instruments de dialogue semblent inopérants.

L’importance de l’implication précoce des juristes spécialistes du droit international dans le débat public sur le Proche-Orient

Le rythme de la justice se distingue de celui des médias et de l’action humanitaire. Seules des enquêtes indépendantes, souvent longues et complexes, ainsi que des procès respectant les droits de l’homme, permettront de déterminer précisément la nature des actes commis en Israël et en Palestine. Dans l’immédiat, l’implication de la doctrine, de juristes spécialisés en droit international, dans le débat actuel sur le Proche-Orient apparaît cruciale. L’expertise proposée est indispensable pour analyser, avec rigueur et impartialité, les événements en cours, pour prendre la distance nécessaire face aux discours politiques. Une qualification juridique préliminaire des faits peut aider à différencier les opérations militaires manifestement conformes au droit international de celles qui comprennent prima facie des crimes de droit international. Elle peut éventuellement avoir un effet dissuasif sur les belligérants, en les incitant à ne pas commettre de nouvelles violations. Elle peut, surtout, jouer un rôle positif sur le débat public et l’action politique internationale. C’est l’un des objectifs de cet article, qui tente de fournir quelques clefs d’analyse juridique des faits relatifs au conflit israélo-palestinien.

L’exercice est complexe, notamment en raison du manque de connaissance détaillée des évènements qui se déroulent actuellement au Proche-Orient. L’intensité des combats, l’interdiction faite par Israël aux journalistes et aux enquêteurs internationaux d’accéder à la bande de Gaza, et la propagande des différentes parties au conflit, rendent impossible toute certitude sur des faits qui se déroulent encore largement dans le brouillard de la guerre. La confrontation des faits aux règles relatives à la distinction, à la proportionnalité, et aux précautions nécessaires, qui permet de déterminer la licéité d’une attaque, nécessite en pratique une connaissance précise de l’objectif militaire visé, du nombre de civils dont on pouvait s’attendre qu’ils soient tués ou blessés lors de l’attaque, et des informations dont disposait l’attaquant avant de conduire sa frappe. Le contexte actuel et le manque d’information fiable ne le permettent généralement pas.

Pourtant, la tâche n’est pas impossible. À l’ère des réseaux sociaux, des images des actes commis par les différents acteurs du conflit nous parviennent en temps réel, même si leur authenticité doit être prise avec précaution. Ces acteurs communiquent également fréquemment sur leurs opérations, fournissant de nombreux indices sur leurs intentions. Surtout, comme l’a souligné le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, devant le Conseil de sécurité le 24 octobre, les événements récents en Israël et en Palestine « did not happen in a vacuum ». Ils constituent en réalité un nouveau chapitre d’un conflit profond et meurtrier qui dure depuis plusieurs décennies. Dans ce contexte, plusieurs éléments essentiels à l’analyse juridique sont connus et ont été documentés. De nombreuses enquêtes indépendantes ont déjà analysé des actes similaires, bien que de moindre intensité par rapport à ceux qui se déroulent actuellement au Proche-Orient. Des instances telles que la Cour internationale de Justice (CIJ), la CPI, ainsi que plusieurs commissions d’enquête des Nations Unies (notamment en 2009, 2012, 2014, 2018, et une commission permanente depuis 2021) ont examiné différentes questions juridiques liées au statut de la Palestine, et aux violations alléguées du droit international sur son territoire. L’analyse que nous présentons, bien qu’elle soit nécessairement préliminaire et non exhaustive, se fonde également sur les travaux de ces organes ou institutions.

La qualification juridique du conflit israélo-palestinien

La première étape de l’examen consiste à qualifier le conflit, et à déterminer le statut des territoires palestiniens au regard du droit international. Il convient, à ce titre, de rappeler que le DIH distingue les conflits armés internationaux (CAI), des conflits armés non internationaux (CANI), et que le corpus juridique s’appliquant aux premiers est historiquement plus protecteur que le second. L’importance de la détermination de la nature du conflit doit toutefois être relativisée tant les règles applicables aux conflits armés, qu’ils soient internationaux ou non, tendent progressivement à converger. En l’espèce, la qualification du conflit est en toute hypothèse complexe et fait l’objet de certains débats au sein de la communauté académique, qui portent notamment le statut juridique de la Palestine au regard du droit international (mais aussi sur le statut du Hamas vis-à-vis de l’État palestinien, ou sur la question de l’occupation de la bande de Gaza). Concernant le statut de la Palestine, il convient de rappeler qu’elle est partie à plusieurs traités multilatéraux, membre de l’UNESCO (2011), État observateur à l’Assemblée générale de l’ONU (2012), État partie au Statut de Rome (2015), et qu’elle est aujourd’hui reconnue par près des deux tiers de la « communauté internationale » (139 États) malgré la réticence des États occidentaux à le faire.

La seconde dimension de l’examen concerne l’occupation israélienne des territoires palestiniens depuis 1967. Concernant la bande de Gaza, bien que l’étendue exacte du contrôle israélien ait fait l’objet de débats, la majorité des experts s’accorde à considérer qu’elle demeurait un territoire occupé par Israël, y compris après le retrait israélien de 2005 et avant l’opération terrestre de 2023. C’est notamment la position du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Procureur de la CPI, en raison du blocus imposé par Israël depuis 2007 et de son contrôle effectif du territoire. Si une nouvelle forme d’occupation est aujourd’hui en cours à Gaza, dans le contexte de la guerre contre le Hamas, certains craignent que contrairement à ce qu’ils avaient initialement affirmé, les dirigeants israéliens, y compris le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le président Isaac Herzog, souhaitent désormais occuper durablement ce territoire, en violation du droit international. Le droit international humanitaire permet l’occupation provisoire du territoire ennemi pour des nécessités militaires spécifiques, mais il prohibe formellement toute acquisition de territoire résultant de la menace ou de l’emploi de la force, ainsi que l’adoption de lois et mesures discriminatoires et de mesures visant à modifier la composition démographique du territoire. En outre, le fait pour une puissance occupante de transférer une partie de sa population civile dans le territoire qu’elle occupe, comme le fait Israël en Cisjordanie depuis des décennies, constitue un crime de guerre. Dans de nombreuses résolutions (par exemple S/RES/242(1967), S/RES/476 (1980), ou S/RES/2334 (2016)), le Conseil de sécurité a en ce sens confirmé l’illégalité de l’annexion de Jérusalem-Est et de la colonisation de la Cisjordanie par Israël. De même, dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les « conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé », la Cour internationale de Justice a considéré qu’en colonisant une partie du territoire palestinien, créant le risque d’une annexion de facto (paras 120-121), l’État israélien avait violé le droit international, privant par la même occasion, le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination (para. 122).

La qualification des actes commis en Israël et en Palestine depuis le 7 octobre

Après avoir recontextualisé le conflit, il convient d’examiner les actes commis en Israël et en Palestine depuis le 7 octobre 2023 au regard du DIH et du droit international pénal. Avant de le faire, une dernière précision s’impose concernant la qualification d’un crime. Comme indiqué précédemment, une qualification juridique précise ne sera possible qu’après une enquête à charge et à décharge, et un procès équitable. Il convient de rappeler, en outre, que la qualification juridique dépendra non seulement de l’acte en lui-même (actus reus), mais aussi de l’intention de l’auteur (mens rea). Cet élément intentionnel est aussi ce qui distingue, parfois, le crime de guerre, du crime contre l’humanité ou du génocide. On l’a dit, un même acte peut ainsi être qualifié de différentes façons selon l’intention criminelle spécifique des personnes impliquées.

L’attaque menée par le Hamas du 7 octobre 2023, ayant tué environ 1200 Israéliens et internationaux, dont une majorité de civils, constitue un crime de guerre en raison de son caractère indiscriminé, tant lors de l’attaque terrestre que durant la « pluie de roquettes » qui l’a précédée. Des informations crédibles suggèrent que certains participants à l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » auraient commis des meurtres de civils, des actes de torture, des traitements inhumains ou dégradants, ainsi que des viols et autres formes de violences sexuelles, tous qualifiables de crimes de guerre. Cette attaque pourrait également être considérée comme un crime contre l’humanité si les enquêtes démontrent l’existence d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population essentiellement civile. On songe bien sûr à l’assaut donné contre le festival ‘Tribe of Nova’ même si, à ce stade, les enquêteurs israéliens semblent avoir des doutes sur la connaissance préalable de cet évènement par les responsables de l’attaque. La capture et la détention de civils israéliens et internationaux par le Hamas et d’autres groupes armés doivent sans aucun doute être qualifiés de détention illégale ou de prise d’otages, aussi constitutive de crimes de guerre. En revanche, l’attaque de cibles militaires, par exemple celle du checkpoint d’Erez, le fait de tuer des soldats combattants (pas ceux « hors de combat »), et la capture et la détention de militaires israéliens (à condition que ces derniers bénéficient des droits accordés aux prisonniers de guerre et soient traités avec humanité) ne violent pas le droit international. Au demeurant, le statut spécifique des réservistes de l’armée israélienne, dont la « participation aux hostilités » demeure floue, tant du point de vue du droit national qu’international, présente une complexité juridique particulière qui rend l’analyse relative à la légalité de leur détention, voire de leur ciblage particulièrement difficile. Enfin, bien que les juristes en droit international évitent généralement d’utiliser le terme de « terrorisme » dans le contexte des conflits armés en raison de sa charge politique et de son incertitude juridique – aucune définition ne faisant aujourd’hui autorité –, l’attaque du Hamas du 7 octobre doit certainement être considérée comme un « acte terroriste » selon le droit israélien et d’autres ordres nationaux. En tout état de cause, le DIH prohibe toute attaque dont le but est de répandre la terreur parmi la population civile (règle 2 du DIH coutumier).

Comme indiqué précédemment, chaque frappe effectuée par l’armée israélienne lors de son opération « Glaive de fer » sur la bande de Gaza nécessitera une analyse juridique au cas par cas. Les éléments recueillis seront notamment cruciaux pour distinguer une attaque licite d’un crime de guerre selon le droit international humanitaire. Contrairement à l’attaque du Hamas du 7 octobre, retransmise quasiment en temps réel sur les réseaux sociaux et dont les circonstances sont aujourd’hui partiellement connues, les informations sur les frappes israéliennes et leurs résultats demeurent beaucoup plus limitées.

Il est toutefois possible, en l’état des connaissances, d’affirmer que l’armée israélienne a commis un nombre significatif de crimes de guerre durant ses opérations dans la bande de Gaza, y compris des meurtres, des actes de torture, des détentions illégales, des violences sexuelles, ou des disparitions forcées, par exemple. Les informations concernant l’intensité des bombardements israéliens et les pertes civiles qui en résultent laissent également peu de place au doute quant à la violation, par Tsahal, des règles relatives à la distinction ou à la proportionnalité. Selon les données du ministère de la santé local, reprises par l’ONU, les frappes israéliennes ont tué plus de 30 200 personnes et blessé 71 200 autres à Gaza en moins de cinq mois, parmi lesquels 70% sont des femmes et des enfants. Ces chiffres, initialement débattus dans les médias français, sont désormais largement repris, y compris par Tsahal et par le Pentagone – certains suggérant même qu’ils puissent être sous-estimés. L’armée israélienne aurait également ciblé des structures protégées par le droit international humanitaire, telles que des hôpitaux, des écoles, des universités, des lieux de culte, et des immeubles d’habitations dans une telle proportion que plusieurs juristes évoquent une qualification de « domicide ». Si la possibilité que ces infrastructures aient été utilisées à des fins militaires par des combattants du Hamas ne saurait par principe être exclue, des informations concordantes provenant de sources actuelles et anciennes du renseignement israélien, suggèrent que ces attaques s’inscrivent dans le cadre d’une politique délibérée consistant à détruire massivement des infrastructures civiles importantes (« power targets ») – dont certaines identifiées au moyen d’une intelligence artificielle appelée « L’Évangile » –  pour forcer la population civile à accroitre la pression sur les responsables du Hamas. Ces informations viennent d’ailleurs corroborer les conclusions de la Commission d’enquête des Nations Unies qui, en 2009 et en 2015, avaient dénoncé la doctrine « Dahiya » élaborée par Tsahal en 2006 au cours de la guerre contre le Hezbollah libanais, reposant sur une disproportion assumée de l’action militaire, en violation du DIH. Les discours de certains responsables israéliens, notamment ceux du porte-parole de Tsahal, affirmant que les opérations mettent l’accent sur « la destruction plutôt que sur la précision » suggèrent que cette tactique militaire est de nouveau mise en œuvre dans la bande de Gaza. Ces attaques, qui ont forcé le déplacement de plus de 1,9 million d’habitants (sur les 2,2 millions d’habitants que compte la bande de Gaza) et ravivent le spectre d’une nouvelle « Nakba », pourraient également constituer une « déportation ou transfert forcé de population », un crime de guerre (articles 8-2-a-vii et 8-b-viii du Statut de Rome) et possiblement un crime contre l’humanité (article 7-1-d du Statut de Rome).

En outre, dans le cadre de sa stratégie militaire, Israël a imposé un siège complet de la bande de Gaza, privant d’eau, de nourriture, de médicaments et d’électricité plus de 2.2 millions de civils, susceptible de constituer un crime de guerre, par exemple « le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre » (réprimés respectivement par les articles 8-b-iv et 8-b-xxv du Statut de Rome), voire un crime contre l’humanité (article 7-1-k du Statut de Rome).

Ailleurs, les attaques menées conjointement par les colons et l’armée israélienne en Cisjordanie apparaissent à bien des égards lancées en application d’une politique officielle. Pour certaines organisations de défense des droits humains telles Yesh Din, B’Tselem, Human Rights Watch, et Amnesty International, comme pour le Rapporteur spécial sur les territoires palestiniens occupés Michael Lynk, ces actes s’inscrivent en effet dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique des Palestiniens par Israël, caractérisant ainsi les chefs d’apartheid et de persécution en tant que crimes contre l’humanité.

Enfin, s’agissant du crime de génocide, le mot a une symbolique forte, tant il évoque les moments les plus sombres de notre histoire, notamment la Shoah dont la tragédie constitue l’une des raisons mêmes de la création de l’État d’Israël. Mais plusieurs voix au sein de la société civile internationale, y compris des experts indépendants des Nations Unies, alertent depuis plusieurs mois sur le « risque de génocide » ou le « génocide en cours » à Gaza. Ces alertes ont pris une dimension judiciaire lorsque, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a saisi la Cour internationale de Justice pour faire reconnaître la violation par l’État hébreu de ses obligations au regard de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’ordonnance de la Cour du 26 janvier 2024, qui prononce un certain nombre de mesures conservatoires, reconnaît le caractère potentiellement génocidaire de certains des actes israéliens dans la bande de Gaza, en particulier la soumission intentionnelle de la population gazaouie à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa destruction physique (article II-c de la Convention de 1948), en s’appuyant sur les rapports de l’UNRWA, d’OCHA, et d’autres agences des Nations Unies présentes sur le terrain, qui alertent depuis des mois sur les effets humanitaires désastreux du siège israélien privant d’eau, de nourriture, de médicaments, et d’électricité une population épuisée, malade, et affamée. Dans son ordonnance, la Cour reconnaît également l’intention possiblement génocidaire de certains hauts responsables politiques et militaires israéliens, c’est-à-dire leur volonté de détruire « en tout ou en partie », le groupe national, ethnique et racial que constituent les Palestiniens de Gaza. Citant notamment le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui a affirmé combattre des « animaux humains », le président Isaac Herzog qui a promis de « briser la colonne vertébrale » des « terroristes de Gaza », et le ministre des Infrastructures de l’époque, Israël Katz qui voulait priver les habitants de Gaza d’eau et d’électricité « tant qu’ils seront de ce monde » la Cour a insisté sur le risque de génocide et sur la nécessité pour l’État hébreu de s’abstenir de le commettre et de poursuivre les auteurs de propos susceptibles de constituer une incitation au génocide.

Les instruments du droit international : seuls espoirs de justice et de paix au Proche-Orient

Rarement, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le droit international n’avait fait l’objet d’une telle remise en cause. Les plus radicaux de chaque camp rejettent son application au prétexte que la cruauté de l’ennemi justifierait certains écarts avec l’humanisme qu’il promeut. On réinvente ce droit humanitaire de l’ennemi qui justifie toutes les limitations et dérogations possibles. La prétendue justesse de la cause engendrerait une immunité contre toute accusation liée à la conduite des hostilités. « La fin justifie les moyens » entend-on encore souvent sur ce conflit. Cette rhétorique est juridiquement fausse et moralement dangereuse. Non seulement le jus in bello est indifférent au jus ad bellum mais les principes posés, comme l’interdiction des crimes de droit international, s’appliquent de manière universelle, sans exigence de réciprocité, ce qui signifie que leur violation par l’une des parties n’autorise pas l’autre à en faire de même. Ils constituent en réalité les fondations de notre humanité partagée.

Une autre critique trouve un écho sans précédent dans le discours public global. Le droit international ne serait, en réalité, qu’un outil néocolonial au service des puissances occidentales, une chimère sans réelle effectivité pour les peuples du « Sud global ». Cette idée, longtemps l’apanage des régimes autoritaires, se répand comme une trainée de poudre partout dans le monde. Elle est renforcée par la posture équivoque, pour ne pas dire hypocrite, de certaines puissances occidentales dans le conflit israélo-palestinien, notamment celle des États-Unis qui ont utilisé leur droit de veto plus de quarante fois pour protéger Israël de résolutions considérées comme trop contraignantes pour l’État hébreu. L’image du représentant américain au Conseil de sécurité, le 9 décembre 2023, la main tendue pour s’opposer à une nouvelle résolution en faveur d’un cessez-le-feu au Proche-Orient contre l’ensemble des autres membres (les Britanniques se sont abstenus) restera dans les mémoires. Pour beaucoup, cette duplicité flagrante décrédibilise le discours occidental sur la démocratie, les droits de l’homme, le droit international ou la justice internationale. La critique est à prendre avec sérieux tant elle menace l’existence d’un système international fondé sur la règle de droit, que les plus extrémistes appellent de leurs vœux. Un modèle alternatif de valeurs et de gouvernance mondiale n’existe pas.

Le respect du droit international représente pourtant une chance de sortir du cycle mortifère de violence dans lequel le Proche-Orient est plongé depuis trop longtemps. Il n’est pas trop tard pour le défendre, dans les discours, mais surtout dans les actes. Les outils existent. Ils ont déjà fait preuve de leur utilité, et de leur capacité à apporter une forme de justice, et à contribuer à une paix fragile dans des régions du monde autrefois dévastées par la guerre. Encore faut-il qu’ils soient soutenus de manière effective et impartiale. Faute de place et de temps, cet article n’abordera que trois de ces outils, qui travaillent déjà sur les violations du droit international au Proche-Orient.

La Cour internationale de Justice

La CIJ s’est retrouvée soudainement sous les feux des projecteurs avec la saisine de l’Afrique du Sud contre Israël, pour la violation alléguée de la Convention sur le génocide. Quelques semaines plus tard, la Cour a de nouveau été l’objet d’une attention particulière relative au conflit israélo-palestinien. En effet, vingt après son avis consultatif dans « l’Affaire du Mur », la CIJ a de nouveau été priée par l’Assemblée générale des Nations Unies (Résolution 77/247 du 30 décembre 2022) de rendre un avis sur « les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967 » et sur « les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’ONU ». La procédure est en cours. Les plaidoiries ont eu lieu du 19 au 26 février 2024. Dans son mémoire en date du 25 juillet 2023, et lors de sa plaidoirie devant la CIJ le 21 février dernier, la France a reconnu la violation par Israël de ses obligations internationales, en colonisant les territoires palestiniens occupés et en privant le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination. Elle s’est engagée à ne jamais reconnaître l’annexion illégale de territoires et a appelé Israël à réparer les dommages causés à la population palestinienne. La quasi-totalité des cinquante États qui ont plaidé devant la Cour ont également réclamé la fin immédiate de l’occupation israélienne. Il faut désormais que la France et le reste de la communauté internationale fassent preuve de fermeté pour obtenir d’Israël le respect du droit international et des mesures de réparation et garanties de non-répétition comme l’avait formulé la Cour il y a déjà deux décennies.

Les Commissions d’enquête des Nations Unies

Comme indiqué précédemment, des commissions d’enquête des Nations Unies ont déjà documenté les violations commises tant par les groupes armés palestiniens que par l’armée israélienne en 2009, 2012, 2014, 2018, et identifié certains des responsables présumés. Conformément à leur mandat, elles ont aussi émis de nombreuses recommandations visant à mettre fin à l’impunité et à s’attaquer aux causes profondes du conflit qui sont restées lettre morte. Dans sa résolution A/HRC/RES/S-30/1 du 27 mai 2021, le Conseil des droits de l’homme a décidé de créer d’urgence une commission d’enquête internationale, indépendante et permanente chargée d’enquêter sur les violations présumées des droits de l’homme et du DIH dans les territoires palestiniens occupés et en Israël. Dans son premier rapport du 9 mai 2022 (A/HRC/50/21), la Commission concluait que l’absence d’action de la « communauté internationale » en réponse aux conclusions et aux recommandations des commissions précédentes « était à l’origine de la répétition systématique des violations commises dans les territoires palestiniens et en Israël ». La France et les pays occidentaux doivent agir rapidement pour mettre en œuvre ces recommandations, et engager des poursuites contre les personnes suspectées d’avoir commis ou participé aux crimes internationaux en Israël et en Palestine, comme ils le font à l’encontre des ressortissants rwandais, syriens, ou libériens au titre de la compétence universelle.

La Cour pénale internationale

Enfin, si l’action de la CPI concernant la situation en Palestine a longtemps été marquée par un certain attentisme, reflétant le désintérêt de la « communauté internationale » pour la question palestinienne, les pressions combinées de certains États (notamment la saisine, le 17 novembre 2023, du Procureur de la CPI par l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores, et Djibouti, pour lui demander d’enquêter sur les crimes commis en Palestine, puis celle, le 18 janvier 2024, du Chili et du Mexique) et de la société civile semblent avoir sorti le Procureur de la CPI de sa torpeur. Il s’est rendu successivement à Rafah (en Égypte), en Israël, et à Ramallah, sans toutefois recevoir l’autorisation israélienne de se rendre à Gaza. À plusieurs reprises, il a rappelé aux parties au conflit la nécessité de respecter le droit international. Les victimes, palestiniennes et israéliennes, réclament désormais qu’il délivre des mandats d’arrêt soulignant l’urgence absolue à agir pour prévenir la commission de nouveaux crimes. Le Procureur Karim Khan a démontré en Ukraine qu’avec le courage et le soutien politique adéquat, il pouvait mettre les dirigeants responsables de crimes de droit international, y compris les plus puissants comme Vladimir Poutine, face à leurs responsabilités et les stigmatiser sur la scène internationale. Il doit faire preuve d’une fermeté similaire vis-à-vis des auteurs de crimes au Proche-Orient et bénéficier du même soutien des États parties au Statut de Rome, notamment des pays occidentaux. Il en va non seulement de la paix au Proche-Orient, mais de la légitimité de la Cour et de sa pérennité.

La liste des mécanismes pour faire respecter le droit international est loin d’être exhaustive. Le Conseil de sécurité, paralysé depuis plusieurs années ; l’Assemblée générale des Nations Unies, aux pouvoirs limités ; et d’autres institutions multilatérales et régionales détiennent aussi les clefs d’une solution juste et durable au Proche-Orient. Il faudra faire preuve de créativité et de courage politique pour solutionner ce conflit historique qui met en péril la paix et la sécurité internationales. Il n’est peut-être pas trop tard pour agir, mais chaque jour compte, tant le monde se dirige lentement vers les ténèbres. Au Proche-Orient comme ailleurs, il n’y aura pas de paix sans justice.

 

Photo: Cour internationale de justice

Auteurs en code morse

Johann Soufi

Me Johann Soufi (@jsoufi), exerce, depuis plus de 17 ans, comme avocat et procureur spécialisé dans le domaine de la justice pénale internationale et les droits de l’homme. Il a travaillé dans le procès pour génocide du gouvernement rwandais (TPIR), sur la condamnation de l’ancien président du Libéria Charles Taylor pour crimes de guerre (TSSL), et a dirigé la section des avis juridiques du Tribunal Spécial pour le Liban durant le procès pour terrorisme des assassins présumés de l’ancien premier ministre Rafic Hariri (TSL). Johann Soufi a également mené, pour les Nations Unies, de nombreuses enquêtes sur des crimes internationaux au Rwanda, au Timor-Oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Mali ou en Ukraine. Il est aussi l’ancien chef du bureau juridique de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) à Gaza. Johann Soufi est doctorant en droit international pénal au sein des universités Paris Panthéon Assas (France) et Laval (Canada) et chercheur associé du Centre Thucydide (Paris Panthéon Assas) et de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (Laval).

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