Cet article est une traduction de « Give France Credit for its Strategic Change », publié sur War on the Rocks le 6 mai 2024.
À la suite des discussions du début d’année 2024 sur l’éventualité d’un déploiement de troupes de l’OTAN en Ukraine, le président français Emmanuel Macron a été qualifié de « faucon » dans certaines capitales européennes. Cependant, ses déclarations ne représentent que la pointe de l’iceberg des changements profonds et significatifs survenus dans la pensée stratégique française au cours des deux dernières années et demi.
Lorsque la Russie a lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine, la France était théoriquement bien placée pour mener la réponse européenne. En tant qu’État membre de l’Union européenne (UE) disposant des capacités militaires les plus importantes et en tant que moteur historique de l’intégration européenne en matière de sécurité et de défense, la France bénéficie également d’un président plaidant depuis son entrée en fonction en faveur de l’autonomie stratégique européenne auprès des autres États membres. Cependant, en raison d’une fausse évaluation de la menace russe par Paris, et parce que Macron plaidait encore en faveur de la construction d’un ordre de sécurité européen « avec la Russie » au début de 2022, la France n’a pas pu adopter une position de leadership crédible. Par conséquent, c’est le Royaume-Uni qui a joué le rôle de premier plan dans la réponse européenne.
Plus de deux ans après le début de la guerre, la rhétorique de Paris a subi des changements significatifs – et il existe de solides raisons de penser que ces changements sont durables. Contrairement au discours du chancelier allemand Olaf Scholz sur la « Zeitenwende », il est difficile de repérer un moment précis en France où cette transformation stratégique s’est opérée. Néanmoins, de nombreux paradigmes de la politique étrangère ont fondamentalement changé à Paris, suggérant qu’un retour à la pensée de 2020 semble improbable, quel que soit le déroulement des événements sur le champ de bataille. Le deuxième discours de Macron à la Sorbonne à la mi-avril l’a encore confirmé, tout comme sa récente entrevue avec The Economist : dans cette interview, le Président a clairement souligné sa perception de la Russie comme une menace existentielle, ainsi que la nécessité pour les Européens – au-delà de l’UE – de renforcer la dissuasion.
Ce changement dans la pensée stratégique française crée une fenêtre d’opportunité pour une refonte de l’ordre de sécurité européen, que les dirigeants à Paris et dans les capitales européennes devraient saisir. Pour la France, cela implique de continuer à élaborer des politiques qui s’appuient sur cette nouvelle rhétorique. Pour les acteurs qui travaillent avec la France ou sur la politique française dans d’autres États européens, cela signifie reconnaître le mérite de Paris là où il est dû et s’engager de manière constructive. Si les partenaires européens de la France s’accrochent à de vieilles hypothèses sur la nature auto-centrée de la politique étrangère française, ils risquent de manquer une opportunité cruciale de renforcer la sécurité du continent.
Rattrapage après un échec stratégique
La réaction initiale de la France à la guerre a été marquée par une erreur de jugement manifeste au sujet de la Russie et une réticence correspondante à ajuster sa politique étrangère. Les États d’Europe de l’Est avaient depuis longtemps mis en garde contre la menace russe. Ils ont vivement critiqué la nouvelle stratégie d’engagement de Macron avec la Russie en 2019 et son dialogue bilatéral avec le président russe Vladimir Poutine. Macron avait surestimé l’influence de la France en tant que « puissance d’équilibre » capable d’influencer la Russie, tout en percevant à tort Poutine comme un interlocuteur rationnel et prévisible. Après le début de la guerre, l’avertissement de Macron de « ne pas humilier la Russie » a encore sapé la crédibilité restante de la France.
Aujourd’hui, les discours émanant de l’Élysée ont considérablement évolué. Macron qualifie désormais la Russie de menace pour l’ordre de sécurité européen, voire pour le projet européen dans son ensemble. La France a mis en place un fonds spécial de 200 millions d’euros permettant à l’Ukraine d’acheter directement des armes auprès de l’industrie de défense française, une initiative qui a été renouvelée avec 200 millions supplémentaires l’année dernière. En février, Paris et Kyiv ont signé un accord bilatéral de sécurité, prévoyant un soutien militaire pouvant aller jusqu’à trois milliards d’euros. De plus, l’industrie de défense française s’engage à fournir davantage d’armes critiques dans les mois à venir. Le ministre français des Armées de l’époque, Sébastien Lecornu, avait annoncé une augmentation significative de la production de canons César, passant de deux par mois avant le début de l’invasion à douze par mois, ainsi que celle des missiles MILAN, qui passeront de 10 à près de 40 par mois. Enfin, l’engagement militaire accru de la France sur le flanc est de l’OTAN témoigne de la sincérité du discours de Macron à Bratislava en 2023, dans lequel il reconnaissait que la France n’avait pas suffisamment pris en compte les préoccupations de l’Europe de l’Est. Comme un signe tangible de l’engagement de la France envers l’Alliance, le porte-avions français Charles de Gaulle a été déployé en Méditerranée sous le commandement opérationnel de l’OTAN pour la première fois le 22 avril dernier.
Toutefois, certaines critiques persistent. Le ministère des Armées a récemment dévoilé les détails du soutien militaire français, démontrant que Paris a fourni des systèmes sophistiqués et des armes lourdes à l’Ukraine. Toutefois, l’ampleur de la contribution de la France reste relativement modeste par rapport à la taille de l’économie française et aux contributions d’autres États européens. Pour répondre à ces critiques, Paris devra concrétiser, et surtout renforcer, davantage son engagement.
De l’opportunisme à la conviction
De manière plus générale, les critiques ont débattu de la motivation réelle derrière la nouvelle politique de la France, se demandant si elle est simplement dictée par un opportunisme politique. La France a souvent été accusée de promouvoir ses propres intérêts au sein de l’UE, les présentant comme des intérêts communs, même lorsque ceux-ci allaient à l’encontre des intérêts européens. Cette stratégie n’est pas unique parmi les gouvernements européens – les États rejoignent souvent des organisations internationales pour maximiser leurs avantages. Cependant, la France s’est avérée particulièrement habile dans l’emploi de cette stratégie et, par conséquent, a tendance à susciter davantage de critiques. En effet, lorsque la France s’est tournée vers le soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE, certains ont suggéré qu’elle cherchait simplement à « prendre les devants » pour en récolter les mérites.
Cependant, il y a des raisons légitimes de penser que ce qui aurait pu initialement ressembler à de l’opportunisme s’est progressivement transformé en une conviction politique profonde. Depuis son entrée en fonction, l’une des priorités centrales de Macron a été la recherche de « l’autonomie stratégique européenne ». Il s’agit de définir la stratégie européenne en fonction des intérêts européens et de doter l’Europe des moyens nécessaires pour agir de manière indépendante dans la défense de sa sécurité et de sa souveraineté. À cet égard, Paris estime désormais que la réalisation de cet objectif passe par la construction d’un ordre de sécurité européen sans la Russie, voire plus précisément contre elle. Ainsi, la France a lancé la Communauté politique européenne à l’automne 2022 et a apporté son soutien à l’élargissement de l’OTAN et de l’UE. Ces ajustements reflètent une nouvelle évaluation de la menace posée par la Russie et de la nature du régime en place, ainsi que des propositions politiques qui tiennent compte des préoccupations des pays du flanc est. De plus, Macron a développé des relations solides avec le nouveau Premier ministre polonais, Donald Tusk, et le président tchèque, Petr Pavel, afin de faciliter la coopération avec les pays d’Europe centrale et orientale.
Plus important encore, ces changements stratégiques influencent également la politique étrangère française dans d’autres régions du monde. L’inquiétude croissante face à l’émergence de blocs et à la compétition stratégique s’est d’ores et déjà reflétée dans les stratégies françaises depuis le milieu des années 2010. Toutefois, ce prisme a pris une importance accrue depuis le début de la guerre en Ukraine.
Un exemple de cette évolution est l’évaluation de plus en plus réaliste par la France de son rôle dans l’Indo-Pacifique. La France se distingue parmi les États européens à ce sujet, car plus de 90% de sa zone économique exclusive se trouvent dans cette région, et plus de 1,6 million de citoyens français vivent dans les territoires français d’outre-mer. La France y maintient également plusieurs déploiements militaires permanents. Cependant, la stratégie proactive de la France dans l’Indo-Pacifique, associée à des déploiements navals de haut niveau et à la rhétorique ambivalente de Macron sur la France comme « puissance d’équilibre » dans la région, a suscité des accusations selon lesquelles Paris faisait preuve d’ambition démesurée. Certains ont perçu la France comme cherchant à se positionner, pour elle-même ou pour l’UE, comme un « troisième pôle » aux côtés de la Chine et des États-Unis dans la région.
Cependant, la France a récemment atténué sa rhétorique, reflétant une prise de conscience que seule une coopération sur les défis régionaux lui permettra de construire des partenariats significatifs dans la région. Cette nouvelle approche reflète une déclaration du ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, qui a rappelé aux Européens que « l’Europe doit cesser de penser que les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe ».
En outre, Paris a appris à ses dépens que la guerre de la Russie en Ukraine n’est que la partie visible de l’iceberg de l’influence russe, en particulier lorsque la présence croissante du Groupe Wagner a contraint la France à retirer ses forces du Mali. Malgré le cliché d’une France toujours prête à intervenir de manière néo-impérialiste en Afrique, la réalité est que Paris a peu d’intérêt à répéter une intervention comme celle au Mali, qui a entraîné des coûts politiques, financiers et humains élevés. Les décideurs français ont commencé à considérer « l’hyper-sécurisation » de leur politique en Afrique comme contre-productive. En conséquence, la réflexion de la France sur la gestion des crises implique de plus en plus de nouveaux outils multilatéraux comme la Capacité de Déploiement Rapide ou l’activation de l’Article 44 du Traité de l’Union européenne. De plus, la France a commencé à ajuster sa stratégie en Afrique pour se concentrer davantage sur la gouvernance mondiale, comme en témoigne le One Forest Summit, et sur les menaces hybrides comme la désinformation. Le retrait du Sahel a permis de libérer des troupes et des ressources pour renforcer le flanc est de l’OTAN, créant ainsi une marge de manœuvre stratégique supplémentaire pour que la France se concentre davantage sur l’Europe.
Apte à diriger, inapte à diriger seule
Ce changement dans sa grande stratégie fait-il de la France le leader naturel parmi les États membres de l’UE en matière de sécurité et de défense ? La réponse est mitigée. D’une part, étant donné la position prééminente de la France et de l’engagement de Macron en faveur de l’autonomie européenne, il est presque impossible d’imaginer un futur ordre de sécurité européen sans que Paris joue un rôle central. D’autre part, les défis intérieurs et les dynamiques changeantes entre les États européens rendent tout aussi irréaliste l’idée que la France puisse assumer ce rôle seule.
Sur le plan institutionnel, le président français bénéficie d’un haut niveau d’autonomie et de pouvoir décisionnel, permettant à la France d’adapter rapidement sa politique étrangère. Le solide service diplomatique de la France place le pays dans une position privilégiée pour agir en tant que puissance qui rassemble, organisant des réunions en Europe et des conférences dans le monde entier. Grâce à ses capacités militaires, son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et de son statut de seule puissance nucléaire de l’UE, la France reste au cœur de l’avenir de la défense européenne. En particulier, avec la possibilité réelle d’un deuxième mandat présidentiel de Donald Trump, même les décideurs européens les plus sceptiques reconnaissent que l’autonomie stratégique européenne n’est ni une fin en soi ni un moyen d’imposer les priorités françaises, mais une étape nécessaire pour permettre à l’Europe de se défendre dans un scénario catastrophe où elle serait abandonnée par les États-Unis.
Cependant, jouer un rôle de premier plan ne signifie pas diriger seul. Les dernières années ont montré que la défense européenne peut également être conçue à Tallin et que la Commission européenne elle-même joue un rôle essentiel en déployant des outils existants comme le Fonds européen pour la paix. Avec la réélection d’Ursula von der Leyen en tant que présidente de la Commission européenne, et la nomination de l’ancienne première-ministre estonienne Kaja Kallas en tant que haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, il est fort probable que la Commission européenne portera d’initiatives similaires dans l’avenir. Au niveau intergouvernemental, la coopération avec le gouvernement pro-européen de la Pologne a ouvert une fenêtre d’opportunité pour un rééquilibrage géographique dans l’élaboration des politiques en Europe. En ce qui concerne notamment le soutien européen à l’Ukraine, Paris trouvera facilement des partenaires prêts à co-diriger. La réflexion de la France sur l’autonomie stratégique européenne dépasse le cadre de l’UE, et elle trouvera un partenaire naturel au Royaume-Uni, qui est également une puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité – d’autant plus avec le gouvernement Labour, qui cherche à activement renforcer les liens avec les partenaires européens. Rechercher des synergies et co-diriger des initiatives, notamment pour gérer le risque de désengagement des États-Unis, ajouterait une plus grande légitimité aux efforts français et générerait finalement de meilleurs résultats.
En outre, la capacité de la France à diriger dépend largement du discours émanant de l’Élysée – c’est-à-dire des déclarations officielles de Macron. Ses remarques sur les troupes européennes en Ukraine montrent une fois de plus que le président doit peser plus attentivement ses paroles. Si l’ambiguïté stratégique peut être précieuse pour l’Ukraine, faire de telles déclarations en public a tendance à susciter plus de buzz et de confusion qu’un débat fructueux. La « méthode Macron » pourrait réussir à contraindre d’autres dirigeants européens à s’engager dans une réflexion constructive. Mais le plus souvent, elle entraîne une confusion sur les motivations et les intentions de la France. Certaines discussions gagneraient à se dérouler à huis clos.
Néanmoins, la politique intérieure pèse lourdement sur Macron et déterminera si la France est à la hauteur de ses ambitions. Après les élections législatives, mener une politique étrangère tout en trouvant des compromis pour gouverner la France est un exercice d’équilibrisme délicat. La France prévoit un déficit budgétaire de 5% pour l’année à venir et doit encore identifier des coupes budgétaires totalisant jusqu’à dix milliards d’euros, et qui que soit le ou la prochaine Premier ministre, il semble fort probable que le prochain gouvernement priorisera les politiques sociales. Bien que le soutien des Français à l’Ukraine reste élevé, cela ne signifie pas qu’ils accepteraient sans réserve les réductions des dépenses publiques qu’un tel soutien pourrait entraîner. Quel que soit le résultat des négociations budgétaires, la situation de politique intérieure a clairement remis en question de la capacité de la France d’assurer un leadership dans la défense européenne sur le moyen et long terme, surtout en vue de la probabilité d’un scénario Le Pen en 2027. Macron devra alors prouver aux partenaires européens que l’instabilité en France ne limitera pas sa volonté et capacité d’être force de proposition et de mise en œuvre de la politique de défense européenne.
Une France forte, proactive et engagée sera cruciale pour façonner l’avenir de l’ordre de sécurité européen. Cependant, Macron aura besoin de partenaires pour co-diriger en Europe, tout comme les Européens auront besoin de la France. Il serait donc judicieux pour les Européens de reconnaître à la France le mérite de son changement stratégique, et de commencer à envisager des mesures concrètes basées sur une vision actualisée de la politique étrangère française, plutôt que sur une vision stéréotypée et dépassée.
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