L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a enfin mis à jour son Concept stratégique en 2022, quelques mois après que la Russie ait envahi l’Ukraine. Même si ce document réaffirme l’importance de la défense collective et de la dissuasion, il identifie aussi une panoplie d’autres défis sécuritaires, tout en décrivant les principes et valeurs qui façonnent le cours des discussions à l’OTAN et dans les capitales de ses États membres. Pour la première fois de son histoire, l’agenda Femmes, Paix et Sécurité (FPS) est mentionné dans le Concept stratégique de l’OTAN. Tel qu’évoqué dans mon livre Deploying Feminism : The Role of Gender in NATO Military Operations, l’importance de la diversité est au cœur des efforts de diplomatie publique de l’OTAN, mais ces normes émergentes peuvent-elles avoir un impact tangible sur les pratiques d’une organisation qui demeure majoritairement masculine et militarisée ?
Les normes tirées de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité sont promues par plusieurs organisations internationales (Organisation des Nations Unies, Union européenne, l’Union africaine, etc.), dont l’OTAN, qui développent des initiatives visant à accroître la participation des femmes – y compris dans les opérations militaires – et à réaliser des analyses de conflits qui soient sensibles aux questions de genre. Si l’activisme féministe en marge des conférences mondiales sur les femmes a contribué à l’émergence de ces normes sur la dimension genrée des conflits, celles-ci ont été institutionnalisées par le biais de l’agenda Femmes, paix et sécurité, initialement adopté à l’ONU en 2000, avec la Résolution 1325 du Conseil de sécurité. Au-delà des efforts diplomatiques qui ont entériné ces normes, les forces armées sont souvent à l’avant-garde de ces changements dans les zones de conflit, donc elles intègrent ces considérations de genre dans la planification et l’exécution des missions ou encore dans les activités de formations dans le cadre des opérations de paix.
Pour les troupes déployées dans le cadre des missions de l’OTAN, cela signifie souvent qu’on recherche des femmes comme interlocutrices dans leur zone d’opération afin d’améliorer les activités de collecte de renseignements. Au sein de l’OTAN, les acquis de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité ont été solidifiés par le biais de nouveaux postes et de plusieurs politiques, tant du côté civil que militaire. Cependant, la pertinence de ces idées pour la défense collective n’a été que peu abordée, un enjeu que l’on peut mieux comprendre en précisant le contexte dans lequel l’agenda Femmes, Paix, et Sécurité a été mis en œuvre au sein de l’OTAN et dans le cadre de ses opérations.
L’agenda Femmes, Paix et Sécurité à l’OTAN
Le Concept stratégique, document phare qui identifie les menaces et objectifs de l’Alliance, parle de « la thématique ‘femmes, paix et sécurité’, qu’il nous faut prendre en considération dans nos tâches fondamentales ». Cette thématique est aussi mise de l’avant dans le cadre de la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN, ainsi que des défis humanitaires qui touchent aux activités de l’OTAN. Dans un autre paragraphe sur la résilience, l’agenda FPS est aussi mentionné et on y ajoute l’objectif plus spécifique de « promouvoir l’égalité des genres, conformément à nos valeurs ». Si le lien avec la résilience n’est pas immédiatement clair, il est pourtant fondamental. L’Alliance reconnaissant dans le Concept stratégique que la défense nationale et collective dépend de la résilience de l’ensemble de la société, les femmes doivent nécessairement contribuer à définir les enjeux de sécurité et participer à leur résolution. Comme nous l’avons vu avec la pandémie, les questions de résilience ne peuvent écarter 50% de la population dans le cadre des processus d’élaboration de solutions équitables et durables.
Pour revenir au Concept stratégique, le dernier objectif FPS qui est mis de l’avant est celui de la violence sexuelle liée aux conflits. In fine, ce document reflète assez fidèlement les engagements pris par les membres de l’OTAN dans différentes politiques sur la diversité, l’intégration d’une perspective de genre dans les opérations militaires, ainsi que sur la prévention de la violence sexuelle. Cela étant, comment ses politiques sont-elles mises en œuvre par les acteurs civils et militaires de l’OTAN ?
Dans Deploying Feminism, je retrace le parcours de l’OTAN depuis sa première politique FPS en 2007 jusqu’au travail quotidien des conseillers sur le genre qui soutiennent les commandements militaires de l’OTAN, aux niveaux stratégiques, opérationnels et tactiques. Du côté civil, et ce depuis 2012, l’OTAN s’est dotée du poste de Représentante spéciale pour les Femmes, la paix et la sécurité, au sein de son Secrétariat international. Le Bureau de la Représentante spéciale demeure sous-financé, mais il mène plusieurs initiatives à l’OTAN comme la mise à jour des politiques et des plans d’action FPS, le développement d’outils pour le personnel civil et militaire, comme le manuel de l’OTAN sur le langage inclusif, et enfin, une panoplie d’activités de diplomatie publique et de consultation avec la société civile (ateliers spécialisés, conférences de presse, réunions annuelles avec des représentants de la société civile, etc.).
Même si, comme le note le Concept stratégique, l’OTAN affirme que l’agenda Femmes, paix et sécurité doit faire partie intégrante de ses trois tâches fondamentales (la dissuasion et la défense, la prévention et la gestion des crises, et la sécurité coopérative), il faut reconnaître que la mise en œuvre de l’agenda FPS a surtout été en lien avec les tâches de gestion des crises et la sécurité coopérative. A contrario, les implications de la dimension de genre pour la défense collective et la dissuasion n’ont pas été aussi bien articulées. Pourtant, l’expérience de l’OTAN (et de bien d’autres acteurs internationaux) en Afghanistan a souligné l’importance de comprendre l’environnement opérationnel à travers un prisme sexospécifique, les évaluations précédentes ayant été biaisées par l’absence d’engagement avec les femmes afghanes. Ces premiers déploiements de conseillers en matière de genre et d’unités exclusivement féminines ou mixtes ont permis de mieux comprendre les impacts différenciés des conflits sur la population et ont contribué au raffinement de l’approche otanienne sur les questions de genre en contextes opérationnels. Ces exemples ont été repris dans des discours de haut niveau et dans des documents de formation militaire. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a même rédigé un texte d’opinion avec Angelina Jolie, intitulé « Why Women Must Defend Women’s Rights » où ils défendent l’idée selon laquelle « stronger awareness of the role that gender plays in conflict improves military operational effectiveness and leads to improved security ».
Les questions de genre demeurent néanmoins souvent limitées à ce type d’exemples en Afghanistan ou en Iraq. Pour faire face à une menace comme la Russie, il n’y a que très peu de détails dans le document – publié en 2018 – Politique et le Plan d’action FPS de l’OTAN et du Conseil de partenariat euro-atlantique pour nous éclairer. On y note trois points principaux sous la bannière de la défense collective, repris ici textuellement:
« Les pays sont responsables au premier chef de la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU ayant trait aux questions FPS et à l’égalité des genres. La mise à disposition de forces formées et d’experts des questions de genre, ainsi qu’une meilleure parité hommes-femmes au sein des forces de l’OTAN, dépendent entièrement des décisions des pays ».
« Les pays sont cependant encouragés à faire de l’action en faveur des femmes, de la paix et de la sécurité un élément constitutif de leurs politiques et de leurs activités de défense et de sécurité ».
« Des initiatives nationales, notamment l’élaboration et la mise en œuvre de plans d’action nationaux et d’autres initiatives nationales stratégiques, sont essentielles à la réalisation de progrès à cet égard ».
Force est de constater que cet extrait de la politique otanienne sur les Femmes, la paix, et la sécurité ne donne aucune directive claire quant à la façon de rendre l’agenda pertinent dans une logique de défense collective et de dissuasion. Pourtant, ces enjeux sont devenus beaucoup plus visibles avec l’invasion russe en 2022.
Une analyse genrée de l’invasion russe
L’OTAN a été créée en 1949 en tant qu’alliance militaire dans le but d’assurer la défense collective et la dissuasion contre l’Union soviétique. Même dans l’après-Guerre froide, alors que les pays du flanc Est s’inquiétaient de la résurgence de la Russie, c’était dans le cadre d’une concurrence accrue entre grandes puissances qui, avec le temps, pourrait menacer leur intégrité territoriale. Cette compétition était néanmoins régie, voire restreinte, par plusieurs mesures de confiance et de sécurité, des traités bilatéraux et multilatéraux, ainsi que par des plateformes communes d’engagement diplomatique telles que le Conseil OTAN-Russie. La Russie était alors considérée à la fois comme un partenaire et un adversaire potentiel, mais bien à l’écart des autres menaces qui ont proliféré dans les années 1990 et 2000, liées aux conflits intraétatiques, au terrorisme, ou encore aux États voyous (rogues states). Désormais, vu les tentatives du président russe Poutine de redessiner les frontières internationales par la force, son recours régulier à l’empoissonnement de ses adversaires politiques et sa politique normalisant le viol et les autres formes de violences sexuelles liées aux conflits, il est temps de reconnaître que les principes de l’ère post-Guerre froide sur lesquelles reposaient le dialogue diplomatique entre la Russie, les États-Unis et l’OTAN sont révolus. Une analyse basée sur le genre est nécessaire pour mieux comprendre les dynamiques de la guerre en cours, nécessité reconnue par les forces armées ukrainiennes qui déploient, elles aussi, des conseillers en matière de genre.
D’abord, reconnaissons que l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a entraîné une mobilisation massive des hommes ukrainiens pour combattre sur les lignes de front, mais aussi, une augmentation spectaculaire de la participation des femmes dans les forces armées, y compris 5 000 dans des rôles de combat. La porte du service militaire s’est ouverte tout d’un coup pour les femmes, en raison de cette menace existentielle. Même en 2016, alors qu’elles étaient sur la ligne de contact au Donbass, les femmes prenaient les armes sans aucune reconnaissance officielle des risques qu’elles prenaient. En 2022, la proportion de femmes dans les forces armées ukrainiennes a grimpé à 22%, tandis que la moyenne au sein des pays de l’OTAN n’atteint que 12%. Pour autant, les femmes représentent aussi 90% des personnes qui ont quitté le pays, les hommes devant rester en Ukraine en raison de la loi martiale instaurée suite à l’invasion russe. L’aide militaire et humanitaire offerte par les pays de l’OTAN doit prendre en compte ces réalités sociodémographiques pour être efficace.
Du côté russe, les implications genrées de la guerre sont également visibles et importantes pour les activités de formation que les pays de l’OTAN entreprennent avec l’Ukraine. Non seulement Poutine tente-t-il de redessiner les frontières internationales par la force, mais il adopte le viol et d’autres formes de violence sexuelle liées aux conflits comme outils de guerre, avec des répercussions à long terme pour les populations civiles et militaires en Ukraine. Sur le plan national, des groupes féministes et LGBTQ militent contre la guerre en Ukraine et se trouvent encore plus vulnérables qu’auparavant, cibles d’une répression violente engendrée par Vladimir Poutine. Le régime de Poutine, qui a dépénalisé la violence conjugale, se présente en défenseur des valeurs traditionnelles et patriarcales, allant jusqu’à en faire un casus belli en Ukraine et un mantra dans ses efforts de propagande qui visent aussi l’OTAN.
La politique FPS de l’OTAN : un outil incontournable
Il est primordial de défendre les normes qui sous-tendent l’agenda Femmes, paix et sécurité, non seulement parce qu’elles se trouvent menacées par la Russie, mais aussi en raison du lien irréfutable entre l’égalité des genres et la paix. Comme l’indique la Politique officielle de l’OTAN, il existe « une corrélation étroite entre l’égalité des genres et la stabilité d’un pays ». Cette analyse empirique est démontrée, notamment, dans les travaux de Valerie M. Hudson. Tout comme le modèle masculin et patriarcal de la Russie est cause d’insécurité à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, il cause également des désordres à l’échelle mondiale. C’est un modèle qui est profondément inefficace sur toute la ligne. En effet, et ceci est évoqué dans le dernier livre de Hudson, Bowen et Nielson : « the general subjugation of women also means men have to live in societies that, generally speaking, are violent, dysfunctional, insecure, unstable, and poor ». L’égalité des genres est la clé de voûte d’une sécurité durable, nécessaire pour obtenir une plus grande stabilité à l’échelle régionale et internationale. La Politique Femmes, paix et sécurité de l’OTAN, bien que loin d’être parfaite, représente un outil de référence incontournable pour affronter les menaces de plus en plus nombreuses qu’évoquent le nouveau Concept stratégique.
Crédits photo : OTAN
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