Pourquoi les professionnels ne sont-ils que très rarement sinon jamais – en particulier les civils de la défense et de la sécurité publique – à la tête des ministères de la Défense et de l’Intérieur ? En Afrique de l’ouest francophone (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mauritanie, Mali, Niger, Sénégal, Togo), ces ministres sont généralement des hommes politiques alors que leurs homologues des Finances et de la Justice par exemple, sont toujours des professionnels du secteur, c’est-à-dire des technocrates.
En science politique, la technocratie est définie comme un mode d’accès au gouvernement fondé sur le savoir et l’expertise. Dans les contextes politiques, économiques et sociaux contemporains, la complexité s’impose de plus en plus aux décideurs et peut favoriser le recours grandissant aux experts « non partisans » et à une certaine « technicisation » de l’action politique et publique interne et internationale. La défense et la sécurité n’échappent pas entièrement à cette situation.
Différents secteurs et portefeuilles résistent ou s’adaptent à cette tendance considérée comme menaçante pour la démocratie en raison de son déficit de légitimité populaire. Dans Technocratic Ministers and Political Leadership in European Democracies, António Costa Pinto, Maurizio Cotta et Pedro Tavares de Almeida exposent l’état des lieux en Europe sans mettre particulièrement de l’avant les portefeuilles régaliens dans les gouvernements (ces derniers se limitant en général à ceux de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Justice et des Finances).
En Afrique de l’Ouest francophone, les ministres de la Justice et des Finances en fonction en date du 1er janvier 2022 sont exclusivement des professionnels de leurs secteurs : juristes et économistes-financiers. En revanche, parmi les ministres en charge des armées (défense nationale) et de la sécurité intérieure, très peu sont des professionnels de ces secteurs. En dehors des régimes militaires de transition en Guinée et au Mali, seuls le Burkina Faso et la Mauritanie ont nommé des « experts » – en l’occurrence des anciens militaires – en ce qui concerne la Défense nationale, la Côte d’Ivoire en faisant autant pour le ministère de l’Intérieur. Tous les autres ministres dans les autres pays sont des médecins, des ingénieurs, des administrateurs et ont surtout en commun d’être des personnalités influentes au sein de leurs partis politiques et/ou des personnes de confiance du Président de la République.
La présente réflexion est une introduction à la sociologie de la professionnalisation des fonctions ministérielles de la défense et de la sécurité en Afrique de l’Ouest francophone. Elle vise à poser de manière succincte l’état des lieux en suggérant l’idée selon laquelle la technocratisation peut contribuer à mieux cerner les défis sécuritaires et à mieux y répondre.
Un aperçu dans le monde
Aux États-Unis, l’actuel Secrétaire à la Défense, Lloyd Austin est un général. Plusieurs de ses prédécesseurs furent d’ailleurs des militaires ou des civils dont le service militaire ou la participation à la réserve militaire ont favorisé la connaissance du monde militaire et des problématiques de la sécurité nationale. En ce qui concerne le Secrétaire à la Sécurité intérieure, la plupart sont, depuis la création de ce poste en 2003, d’anciens procureurs, des militaires, des spécialistes de la sécurité, donc des professionnels du secteur. Au Canada, plusieurs ministres de la Défense ont été des militaires ou des civils ayant exercé dans le domaine de la défense et de la sécurité. En France, l’ancien ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian peut être considéré au-delà de ses affiliations politiques comme un professionnel du secteur, ayant exercé de nombreuses années durant au sein de la commission Défense de l’Assemblée nationale. Peter Dutton le ministre australien de la Défense depuis mars 2021 est également un professionnel à la fois de la défense et de la sécurité intérieure. Il fut en effet fonctionnaire du ministère de l’Intérieur et membre du comité de sécurité nationale.
Au sein de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), si l’on étudie les pays non-francophones (Cap-Vert, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Libéria, Nigéria et Sierra Leone), on décompte pas moins de quatre anciens militaires parmi les actuels ministres de la Défense. Comme indiqué précédemment, la situation est tout à fait différente en Afrique de l’Ouest francophone. Il n’est pas impossible que l’absence de service militaire obligatoire et de réserves opérationnelles ou citoyennes ces 30 dernières années dans ces pays ait contribué à cette situation.
Définir un professionnel de la défense et de la sécurité par sa formation et son expérience
En Afrique de l’Ouest francophone, comme ailleurs dans le monde, le professionnel de la défense et de la sécurité susceptible de prétendre à des responsabilités au niveau politico-stratégique se définit instinctivement comme un officier général ou supérieur des armées ou de la police. Bien que cette arène professionnelle soit dominée par les professionnels à statut militaire ou paramilitaire, les compétences civiles sont également disponibles et importantes.
Dans la région, plusieurs experts civils nationaux, spécialistes des questions de sécurité, ont été formés en situation ces dernières années, à travers leurs expériences comme personnel local au sein de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), de la Mission multidimensionnelle intégrée pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et d’autres agences et ONG internationales intervenant dans des contextes de conflits armés (le Comité International de la Croix Rouge, les agences de coopérations bilatérales ou multilatérales et les ONG telles que International Crisis Group, ProMédiation, Thinkpeace, WANEP, etc.). En dehors de ce groupe, plusieurs ont été formés dans les universités et instituts spécialisés sur et en dehors du continent : Afrique du Sud, Éthiopie, Nigeria, Maroc, France, Royaume-Uni, Belgique, Allemagne, États-Unis, Canada, Chine et Russie notamment. Un troisième groupe arrive progressivement à maturité sur le marché. Il s’agit des experts formés sur place dans la région au sein des universités et centres spécialisés au cours des cinq dernières années.
L’École de maintien de la paix Alioune Blondin Beye de Bamako (Mali) propose par exemple des stages de spécialisation ouverts aux civils, militaires et policiers pour les préparer ou renforcer leurs capacités à exécuter les tâches liées aux opérations de paix multinationales. Plusieurs universités, centres de recherche et écoles militaires ont ouvert des programmes de formation en master pour former des experts civils spécialistes de la stratégie comme domaine de pensée et de prospective, et des politiques de défense et de sécurité comme politiques publiques.
Ainsi, le Centre des Hautes Études de Défense et de Sécurité (CHEDS) au Sénégal propose un Master en défense, sécurité et paix en partenariat avec l’Université Cheick Anta Diop (UCAD) et un autre en sécurité nationale. Le Centre National d’Études Stratégiques et de Sécurité (CNESS) au Niger offre également un master en relations internationales, études de sécurité, gestion des conflits et politiques de paix coorganisé avec l’Université Abdou Moumouni de Niamey et l’Université Catholique de Louvain (Belgique).Il en est de même de l’École Nationale Supérieure des Armées (ENSA) qui coorganise au Bénin un master en études stratégiques, sécurité et politique de défense, avec l’Université de Parakou.
La disponibilité et l’accessibilité de ces formations dans la région favorise la constitution sur le marché, d’un capital de ressources humaines avec des professionnels civils. Ils sont surtout employés par les agences internationales et quelques think tanks locaux (ISS, WATHI, Timbuktu Institute, etc.) et très peu par le secteur privé (embryonnaire voire inexistant en la matière dans la région). Ils le sont beaucoup moins encore par les États étant donné que des corps spécialisés de la fonction publique n’existent pas (encore ?) pour ces profils spécifiques qui sont tout de même employés à titre contractuel dans les centres de formation publics, les cabinets ministériels, les organes de consultation et de décision (comme le Conseil national de sécurité) et quelques rares fois les parlements (en appui aux commissions en charge de la défense et de la sécurité).
Construire sa légitimité par une identité commune et des réseaux nationaux et transnationaux
En sciences sociales, plusieurs études se sont déjà intéressées aux apports et aux trajectoires des spécialistes (universitaires et autres chercheurs) sur la matière et les thématiques qu’ils analysent.
Dans son article sur “Les constitutionnalistes et le pouvoir politique en Afrique”, Frédéric-Joël AÏVO met de l’avant la mise en concurrence des responsabilités politiques entre « professionnels » et « non professionnels », en insistant sur les apports potentiels des « professionnels » : la rationalisation du pouvoir, la valorisation des fonctions avec le privilège de l’expertise. Mais ces avantages comparatifs conduisent à un « effacement de la distance axiologique » et à un procès en illégitimité remettant en cause la compétence des chercheurs et enseignants dans la praxis. Pour certains, l’expérience nourrit la théorie en sciences sociales et l’inverse est rare. L’« atout » peut être donc vu ou perçu comme une « insuffisance ».
Dans les domaines de la défense et de la sécurité, les spécialistes doivent non seulement faire valoir leur compétence pour prétendre diriger, mais ils doivent surtout, dans un milieu très largement dominé par les « femmes et hommes en uniforme » et contrôlé par le politique, conquérir leur légitimité vis-à-vis de ceux-ci surtout en l’absence de service militaire obligatoire, de réserve militaire et de passerelle organisée entre les vies militaire et civile.
La constitution et l’animation d’associations nationales comme l’Association Béninoise d’Études Stratégiques et de Sécurité (ABESS) ou le Groupe de Recherche des Stratégistes de Côte d’Ivoire (GRESCI) et l’affiliation de ces associations et de leurs membres à des réseaux inter- et trans-nationaux représentent des voies de légitimation des spécialistes pour qui « être militaire, c’est davantage un statut qu’un métier ». Ce qui laisse supposer que le monde civil peut offrir des compétences à la défense et à la sécurité nationale, y compris au plus haut niveau.
Au-delà des logiques de (dé)légitimation qui marquent la sociologie de l’expertise civile de la défense et de la sécurité en Afrique de l’Ouest francophone, la richesse des parcours professionnels non linéaires et donc variés ainsi que la circulation des compétences sont de plus en plus valorisées avec l’appétence des militaires pour les diplômes civils comme marqueurs d’excellence en France et même en Afrique francophone, et celles des civils pour les cursus traditionnellement militaires comme l’École de guerre en France, désormais ouverts aux auditeurs civils.
Avec ces évolutions du cadre de formation et de valorisation professionnelle et au regard de la complexification accrue de ces secteurs avec une insécurité en progression dans la région, la professionnalisation des armées souvent brandie comme l’horizon de la réforme du secteur, n’exigerait-elle pas la professionnalisation du commandement au niveau politique et stratégique ? Quels sont, par exemple, les avantages que tireraient les États du changement de profil des titulaires des portefeuilles de la défense et de la sécurité dans les gouvernements des huit pays francophones d’Afrique de l’Ouest ?
Qu’est-ce qu’un bon ministre ?
D’emblée, soyons modestes. Il n’est pas prouvé que les secteurs des finances et de la justice sont plus performants en ayant à leur tête des professionnels de ces secteurs, ce qui est le cas depuis plusieurs années désormais. Plusieurs critères font sans doute un bon ministre et cela dépend bien entendu de la référence et de la situation à partir desquelles l’on juge. Mais un ministre de la défense ou de l’intérieur qui a contribué à élaborer les politiques dans ces secteurs, qui a suivi et participé à leur mise en œuvre, analysé leur pertinence, évalué leur impact, s’affranchit du temps d’adaptation à certains dossiers, à la connaissance de la machine bureaucratique et des logiques (bonnes et mauvaises) qui la sous-tendent. Il reste donc potentiellement compétent et apte à satisfaire les attentes du Chef de l’exécutif, celles de ses collaborateurs et celles de la population qui peuvent être parfois contradictoires.
Par ailleurs, la transformation des métiers et des parcours dans les secteurs régaliens (avec les mutations du métier de diplomate par exemple) et la transversalité qui caractérise de plus l’action publique peuvent effacer les lignes de démarcation professionnelle et l’aspiration d’un groupe professionnel à être plus légitime qu’un autre pour diriger des secteurs comme ceux de la défense et de la sécurité.
Cependant, les enjeux éminemment politiques qui conditionnent le choix d’un ministre, qui plus est ceux de la défense et de l’intérieur, font que le choix sur la base du seul CV et de l’expertise même prouvée et avérée ne suffira pas pour y prétendre. Malgré les apports potentiels de la technocratisation dans la performance des ministres en charge de la défense et de la sécurité, à court terme, l’expertise ne sera probablement qu’un atout supplémentaire et non le principal critère. Mais sur les temps moyen et long, la consécration des technocrates pourra sonner le glas des nominations de non professionnels, à l’instar des portefeuilles de la justice et des finances.
Crédit : MINUSMA/Harandane Dicko
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