Lorsqu’un empire tire sa révérence, il peut le faire avec une certaine élégance, ou en semant le chaos et la désolation dans son sillage. Ce deuxième scénario décrit bien la Russie de Vladimir Poutine, prêt à tout pour faire oublier le déclin géopolitique et maintenir le rang de son pays dans le concert des nations. Au prix d’une musique discordante, voire d’un effondrement.
Deuxième puissance militaire mondiale, détentrice de l’arme nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie souffre d’un produit intérieur brut inférieur à celui du Canada et d’une démographie en berne. Depuis 1991, elle a aussi perdu une bonne partie de son territoire et de sa sphère d’influence. Cet écart entre un passé marqué par la grandeur et un présent rabougri explique en bonne partie la politique étrangère de Moscou.
S’exprimant par l’invasion brutale et non provoquée de l’Ukraine, l’hubris d’un dictateur se croyant encore à la tête d’une grande puissance menace non seulement la paix régionale, mais aussi l’ordre international. Certains pensent que le sentiment d’encerclement et d’humiliation éprouvé par les élites russes à la suite de l’élargissement de l’OTAN rendait cette action inévitable. Je ne le crois pas. Même si l’on peut discuter de la façon dont la Russie a été poussée dans les câbles après la fin de la Guerre froide, Vladimir Poutine avait le choix.
Faire face au déclin géopolitique
Dans un ouvrage collectif paru en 2020, mes co-auteurs et moi décrivons huit stratégies de gestion du déclin géopolitique. Celles-ci offrent un menu d’options pour faire face au déclin. Elles suggèrent qu’il est possible de le ralentir ou à tout le moins d’en amoindrir les conséquences, mais aussi de l’aggraver.
Certaines stratégies explorées dans le livre visent le système international. Alors que l’Empire byzantin tardif (1261-1453) avait tenté de faire oublier son obsolescence programmée par une stratégie d’engagement culturel et diplomatique, l’Autriche-Hongrie a choisi la guerre punitive – une forme de prévention – contre la Serbie. Plus près de nous, les États-Unis ont essayé de stimuler leur compétitivité économique sous Ronald Reagan et Barack Obama, avant d’entamer un désengagement des institutions mondiales pendant le mandat de Donald Trump.
D’autres stratégies s’adressent au public interne. Alors que Dioclétien (244-311) avait innové pour restaurer l’autorité de Rome par des réformes, les Shoguns japonais ont mis en œuvre une politique isolationniste pendant la période Edo (1650-1842). Après la chute du mur de Berlin, la Russie choisit d’abord l’imitation du modèle occidental, avant de se tourner dans les années 2000 vers la galvanisation (self-strengthening) patriotique des élites et de l’opinion.
Car si la réalité objective du déclin géopolitique s’observe a posteriori par les historiens, il s’agit pour les contemporains d’une performance théâtrale en temps réel. Le déclin relève de la gestion des impressions théorisée par Erving Gofmann. Une telle stratégie consiste à mobiliser, au choix, des ressources économiques, militaires, culturelles et politiques afin de maintenir son statut social dans le monde. En quelque sorte, la France opposant au Conseil de sécurité son droit de veto à la guerre en Irak et la Turquie cherchant à peser sur les conflits de son voisinage mettaient en scène un refus du déclin en s’appuyant sur leurs ressources les plus critiques.
Le nationalisme de grande puissance
En toute honnêteté, nous avons écrit Coping with Geopolitical Decline en ayant le déclin des États-Unis à l’esprit, persuadés que l’Europe était porteuse de leçons utiles pour une bientôt ex-puissance hégémonique alors travaillée par les frasques de Donald Trump dans un contexte de montée en puissance de la Chine.
C’était sans compter sur la trajectoire, peut-être prévisible, de la Russie. Un chapitre du livre est spécifiquement dédié à ce pays. Reprenant les termes de notre typologie, Seçkin Köstem et Virginie Lasnier y décrivent la stratégie de Vladimir Poutine comme un mélange de galvanisation idéologique et de prévention militaro-sécuritaire. Cette stratégie s’est imposée par le truchement d’un « nationalisme de grande puissance » ralliant l’opinion publique à la position revancharde des élites sécuritaires, les siloviki. Dans une conclusion (p. 151) qui apparait prémonitoire, Köstem et Lasnier écrivent : « le cas de la Russie démontre qu’en matière de politique étrangère, l’agressivité pourrait galvaniser le soutien du public au gouvernement, surtout en période de troubles économiques et de crise politique aigue. Toutefois, [cette stratégie] n’est clairement pas durable à long terme et le révisionnisme en politique étrangère ne peut pas compenser l’absence de réformes économiques et politiques ».
C’est le scénario qu’on observe dans la guerre en Ukraine : une agressivité hors de proportion qui s’appuie sur une opinion publique chauffée à blanc par un discours nostalgique à propos de la grande Russie ; un mépris assumé du président à l’égard des nations voisines, à la fois cajolées dans leur identité russe et accusées de faire le jeu de l’ennemi ; une méticuleuse mise en scène de l’ultimatum posé par le Kremlin aux chefs d’État dans un vaste ballet diplomatique ; une valorisation incontinente de la force militaire face à une menace au mieux lointaine, au pire imaginaire ; mais, au final, un enlisement probable sur le terrain qui exposera le délire de grandeur du Kremlin ; une authentique contestation interne et des élites déboussolées face aux objectifs poursuivis ; et surtout une vulnérabilité économique qui, mise à vif par des sanctions économiques sans précédent, fera de la Russie un pays exsangue même après que ses forces armées eurent rasé l’Ukraine.
La guerre préventive, le choix d’une stratégie combustible
Était-il possible qu’il en soit autrement ? Fondé sur une comparaison poussée entre Byzance, la France, le Royaume-Uni et l’Union soviétique, notre ouvrage propose deux conclusions générales. Premièrement, à rebours des thèses réalistes les plus primitives en relations internationales, la géopolitique n’est pas une fatalité. En effet, la stratégie de Vladimir Poutine n’était pas la seule disponible. Son prédécesseur, Boris Eltsine, avait plutôt mis l’accent sur l’imitation du modèle libéral et le désengagement stratégique. Avec peu de succès, il est vrai, mais un leader plus éclairé que Poutine aurait saisi les perches que lui tendait l’Union européenne, plus ouverte à la coopération que l’OTAN, ou investi dans la modernisation économique de son pays.
Deuxièmement, le choix d’une stratégie de gestion du déclin façonne l’ordre international, pour le meilleur et pour le pire. Parmi toutes les options répertoriées dans notre livre, la prévention, c’est-à-dire la neutralisation des potentiels adversaires ou de leurs alliés, y compris par ce que Julian Go appelle la « guerre performative », est de loin la plus préoccupante pour la paix mondiale. Depuis La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, nous savons que l’issue de la guerre préventive est incertaine. Épuisant les belligérants, elle ne ralentit probablement pas le déclin, mais contribue à enflammer l’ordre international.
Sans surprise, la guerre préventive est privilégiée par les régimes autoritaires qui préfèrent le maintien de leur domination au bien-être de leur population. Mais ici encore, Vladimir Poutine avait le choix. Bien que limitée et souffrant de la comparaison avec les mouvements démocratiques, notamment en Ukraine, son autorité n’était pas déstabilisée par la contestation interne. Dans la région, jamais le dilemme de sécurité ne s’était aussi peu posé que pendant la période récente : ni l’Ukraine ni aucun autre voisin ne posait de menace à l’intégrité du territoire russe ; la probabilité d’une adhésion de ce pays à l’OTAN, par ailleurs jugée par certains « en mort cérébrale », était quasi-nulle ; et la domination des États-Unis, de plus en plus accaparés par l’Asie, était en train de s’effriter d’elle-même. On ne peut donc attribuer qu’à une volonté souveraine, celle de frapper au moment où les États-Unis, l’Europe et l’OTAN semblaient en situation de faiblesse, la décision d’envahir l’Ukraine.
Et la Chine ?
Il est désormais acquis que les États-Unis et la Russie sont redevenus les ennemis d’antan. Les États-Unis déclinent, certes, mais lentement et ils peuvent compter sur l’Europe pour former un bloc géopolitique. La Russie décline bien davantage et bien plus vite : trouvera-t-elle des alliés pour réussir sa sortie de scène ? Le cas le plus célèbre de « déclin réussi » est celui du passage de relais entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Celui-ci a permis à l’ex-empire britannique de rester dans le jeu tout au long du 20e siècle, occupant une place de choix dans l’ordre international et les institutions qu’il avait contribué à créer. Comme ce fut le cas pendant la guerre de Suez avortée par les États-Unis, Washington n’a pas toujours suivi Londres dans ses aventures postcoloniales, mais il a néanmoins prolongé son influence.
La Chine, économiquement plus forte mais militairement plus fragile, jouera-t-elle un rôle semblable avec la Russie ? Sera-t-elle tentée de soutenir Moscou avec ses moyens économiques et diplomatiques dans le simple but d’équilibrer (ou d’achever) la puissance américaine, donnant ainsi à Vladimir Poutine l’impression d’avoir évité le déclin ? Ou restera-t-elle un peu à l’écart, aux aguets, hésitant entre la satisfaction de voir deux rivaux s’affaiblir mutuellement et l’inquiétude de fragiliser la mondialisation économique à laquelle elle tient par ailleurs ? Là encore, Pékin comme Moscou aura le choix.
Crédit : TASS (Mikhail Metzel)
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