À maints égards, l’élimination d’Hassan Nasrallah, tué lors d’une frappe israélienne sur son quartier général en banlieue de Beyrouth, constitue un grave revers et un tournant majeur pour l’influence de Téhéran au Proche-Orient. En attendant de mesurer l’étendue et les retombées de l’offensive israélienne au Liban, la mort du leader historique du Hezbollah marque l’aboutissement de deux semaines cruciales durant lesquelles la milice pro-iranienne a subi de lourdes pertes, d’abord à cause d’opérations de sabotage de ses systèmes de communication, puis grâce à une série de frappes ayant décapité son appareil politico-militaire. Loin d’être insignifiantes, ces actions israéliennes redéfinissent les dynamiques stratégiques entre l’Iran et Israël dans la région du Levant et réduisent la gamme de choix disponibles aux dirigeants iraniens.
Bilan de la dernière année de conflit asymétrique
Le Hezbollah est encore à ce jour le pilier central de la stratégie iranienne au Moyen-Orient, un atout scrupuleusement armé et financé depuis 1982 pour affronter indirectement ses ennemis israéliens et américains. Forte, en septembre 2024, de ses quelque 150 000 missiles et 80 000 combattants, cette milice libanaise chiite représente la principale force de dissuasion de l’Iran face à Israël, lui offrant une présence stratégique au sud du Liban et un puissant levier de pression sur la frontière nord d’Israël. Cependant, la destruction d’une partie substantielle de ses capacités militaires au cours des derniers mois – près de 50 % selon les sources israéliennes – et la perte de ses dirigeants militaires et politiques modifient l’équation israélo-iranienne. À l’heure actuelle, le Hezbollah n’est plus en capacité d’agir efficacement comme rempart stratégique pour le régime iranien, et les actions menées par ce dernier pour manifester sa solidarité envers la milice libanaise restent limitées, comme en témoigne la portée restreinte de la récente offensive balistique contre Israël.
La mutilation d’une partie des capacités opérationnelles du Hezbollah et la désorganisation de son système décisionnel s’ajoutent à l’anéantissement des moyens du Hamas – autre allié historique de Téhéran dans sa rivalité avec Israël. Après près d’un an de guerre contre Tsahal, l’organisation palestinienne est confrontée à des défis existentiels. La capacité d’action de ses dirigeants, notamment des personnalités clés comme Yahya Sinwar, est fortement hypothéquée. Les forces de défense israéliennes (FDI) ont ciblé ses infrastructures réduisant considérablement son potentiel militaire. Dans ce contexte, l’assassinat d’Ismail Haniyeh, le chef du mouvement palestinien, en plein cœur de Téhéran lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président iranien Massoud Pezechkian, a infligé un coup sévère tant au mouvement palestinien qu’à la République islamique elle-même.
Sans doute serait-il prématuré de déclarer le Hamas et le Hezbollah définitivement hors-jeu. Les deux organisations, dont la base opérationnelle jouxte le territoire israélien, restent des acteurs significatifs dans le conflit en cours avec Israël. Bien qu’elles aient subi des frappes aériennes soutenues visant leurs centres de commandement à Gaza et au Liban-sud, ces organisations maintiennent leur capacité de nuisance par des attaques de roquettes et d’autres actions en zone grise. Malgré une série d’échecs significatifs, le Hezbollah et le Hamas continuent de recevoir un soutien extérieur, notamment des armes de l’Iran et de ses autres partenaires non-étatiques.
Cependant, même si ces deux organisations demeurent actives et que leur capacité à se régénérer ne peut être sous-estimée, leur force d’action et leur poids sur le rapport de force avec Israël n’en demeure pas moins sérieusement entamé, diminuant du même coup – au moins dans le court terme – le potentiel d’influence de leur sponsor iranien au Levant.
Davantage encore que les Houthis du Yémen, les brigades Zainabiyoun et Fatemiyoun déployées en Syrie, les diverses composantes du Hachd al-Chaabi irakien et les autres milices chiites ou pro-iraniennes disséminées à travers la région, le Hezbollah et le Hamas comptent parmi les principaux fers de lance de l’« axe de la résistance » – ce réseau de guerre par procuration qui, depuis plusieurs décennies, permet à Téhéran de manœuvrer sur le théâtre moyen-oriental comme « perturbateur stratégique » contre les intérêts d’Israël et de ses partenaires occidentaux.
De ce « rhizome stratégique » patiemment tissé par le Corps des Gardiens de la Revolution (CGRI) et la Force Qods du feu général Ghassem Soleimani au cours des quatre dernières décennies, le Hamas et le Hezbollah ont été jusqu’ici les pièces maîtresses. Fournissant à Téhéran une frontière virtuelle avec ce que les dirigeants iraniens appellent l’« entité sioniste » et lui permettant de prendre cette dernière en tenaille, le parti de Dieu et son pendant palestinien ont été les principaux bras armés de la stratégie de guerre indirecte conduite par la République islamique sous le seuil de la confrontation interétatique.
La stratégie adoptée par l’Iran consiste à accorder à ses proxies une autonomie suffisante, leur permettant d’agir de manière indirecte tout en préservant une plausible dénégation de son implication directe dans leurs actions. Réunies sous le signe de l’anti-impérialisme, les entités de l’« Axe de la Résistance » dirigées à distance par Téhéran s’emploient à harceler et à provoquer les forces américaines et celles de leur alliés régionaux, tout en permettant aux Iraniens de se soustraire à d’éventuelles représailles directes.
Des options de plus en plus limitées
Face à la neutralisation du Hezbollah et du Hamas, la République islamique d’Iran se retrouve avec des options de plus en plus limitées. Comme le souligne Trita Parsi, spécialiste de l’Iran aux États-Unis, « Téhéran n’est désormais confronté qu’à de mauvais choix ».
Au cours de l’année 2024, le duel balistique entre l’Iran et Israël a clairement mis en évidence les limites des capacités militaires conventionnelles de Téhéran. Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, l’Iran a lancé 170 drones, 120 missiles balistiques et des missiles de croisière sur Israël en représailles à la destruction d’une annexe de son ambassade à Damas, qui avait causé la mort de plusieurs hauts-gradés iraniens. Le 1er octobre, Téhéran a lancé une nouvelle salve de plus de 180 missiles balistiques dont le Fattah-1, en réplique à l’élimination de plusieurs hauts-dirigeants du Hezbollah, du Hamas et du CGRI. Dans les deux cas, les attaques iraniennes visaient à démontrer la détermination du régime islamique à l’égard d’Israël, à rétablir un minimum de dissuasion et à rassurer les différentes composantes de « l’Axe de la résistance », inquiètes de l’inaction relative de l’Iran. Cependant, à chaque fois, le système de défense aérienne israélien, plus ou moins soutenu par ses allies occidentaux, a intercepté une très grande partie des projectiles iraniens. Lors de l’épisode d’avril, les FDI ont riposté en frappant une base aérienne à Ispahan, qui était responsable de la protection, exposant la vulnérabilité du régime islamique qui, en s’obstinant à de vaines démonstrations de ses capacités en matière de missiles balistiques, démontre surtout qu’il est à court d’options.
Considérant les carences de son système de dissuasion, jusqu’ici basé sur l’argument balistique et l’activation de son réseau de proxies, les dirigeants politiques et militaires iraniens sont aujourd’hui, plus que jamais, conscients que ces outils sont désormais insuffisants pour sanctuariser l’Iran. Devant la stratégie israélienne qui consiste à endiguer le régime iranien en détricotant et en déstructurant son système de guerre asymétrique, ils ne peuvent que constater la diminution croissante de la profondeur stratégique iranienne. Prenant acte de cette pression croissante, ils sont amenés à chercher à compenser cette perte par d’autre moyens. En l’occurrence, ils sont logiquement incités à se replier eux-mêmes et à tenter d’assurer la sécurité de la forteresse iranienne … en se hâtant de développer leur programme nucléaire.
De fait, au cours de la dernière année et, plus précisément, depuis les événements du 7 octobre 2023, le régime islamique a considérablement accéléré ses activités nucléaires, notamment l’enrichissement de l’uranium à des niveaux proches de ceux de la fabrication d’armes nucléaires. Début 2024, l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) alertait sur l’accélération sensible par l’Iran de l’enrichissement de l’uranium à 60 % passé brusquement de 3 à 9 kg par mois. Cette rapide augmentation de l’uranium à 60 % représente une préoccupation majeure car ce niveau permet une conversion rapide vers un enrichissement à 90 %, le seuil pour la fabrication d’ogives nucléaires. Durant l’année 2024, dans un contexte marqué par l’aggravation des tensions géopolitiques au Proche-Orient, le rythme de production n’a cessé de croître. Cet été, ajoutant à l’inquiétude de la communauté internationale, un proche du Guide suprême iranien, Kamal Kharrazi, a été jusqu’à évoquer un « changement de doctrine nucléaire » précisant cependant que cela était conditionnel à une reprise des attaques israéliennes sur les intérêts iraniens. Cependant, les rapports de l’AIEA et des services de renseignement américain ne permettent pas encore d’affirmer, sans l’ombre d’un doute, que l’Iran a effectivement fait le choix de la fabrication d’une telle arme. Rien ne permet de dire non plus que sa possession éventuelle suffirait à garantir la survie du régime.
Sur le plan diplomatique, les dirigeants iraniens se retrouvent face à deux options aussi insatisfaisantes l’une que l’autre en raison de leurs implications négatives pour la souveraineté nationale. Le premier recours consiste à essayer de renouer des liens avec les puissances occidentales. Le président de la République, Massoud Pezechkian, un « modéré » élu en juin, a déclaré à la tribune des Nations unies que son pays entendait renouer avec les démocraties libérales, y compris en rouvrant les négociations sur leur différend nucléaire. D’aucuns estiment que l’Iran serait même prêt à lâcher du lest en « sacrifiant » par exemple son partenariat avec les chiites du Liban et le Hezbollah. Mais la méfiance accumulée de part et d’autre reste considérable et de nombreux obstacles s’opposent à ce que Téhéran et les chancelleries occidentales puissent réchauffer leurs relations … surtout dans l’éventualité de l’élection d’une nouvelle administration républicaine aux États-Unis.
La voie alternative, déjà largement empruntée par Téhéran depuis plusieurs années, supposerait d’aller de l’avant avec le concept dit du « Regard vers l’est de l’Iran ». Ces dernières années, Téhéran s’est de plus en plus aligné sur Pékin et Moscou. En mars 2021, l’Iran et la Chine ont signé un accord économique et de sécurité global, marquant une étape majeure vers une coopération approfondie. En septembre 2021, l’Iran a entamé le processus d’adhésion à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un bloc régional dominé par la Russie et la Chine. Téhéran s’est abstenu de condamner l’invasion de l’Ukraine depuis février 2022, fournissant même un soutien logistique et militaire aux efforts de Moscou. Lors du sommet de l’OCS en septembre 2022, les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping ont officiellement accueilli le président iranien Ebrahim Raïssi, signalant l’inclusion croissante de l’Iran dans ce que beaucoup considèrent comme un bloc contre l’influence occidentale.
En janvier 2023, l’Iran est devenu membre à part entière de l’organisation des BRICS et, plus récemment encore, Téhéran et Moscou ont resserré leur coopération militaire, notamment en matière balistique, tout en faisant craindre à certains observateurs une collaboration possible dans le domaine nucléaire. Cependant, cette Ostpolitik iranienne s’accompagne aussi d’un prix considérable : celui de remettre en cause la souveraineté iranienne en amarrant de plus en plus étroitement le destin politique du régime iranien à celui des poids-lourds russes et chinois de l’arène eurasiatique. Un scénario qui s’accommode mal du nationalisme des Iraniens et de leur volonté farouche de préserver leur indépendance.
L’heure des choix existentiels
Confrontée à une réduction de sa marge de manœuvre géopolitique à l’international, la République islamique traverse également une grave crise économique et fait face à une remise en question croissante de sa légitimité politique interne. À tous égards, le régime se retrouve à la croisée des chemins ; un tournant décisif qui pourrait aller jusqu’à déstabiliser ses assises politiques.
Par le passé, faisant preuve d’une résilience hors du commun, Téhéran a toujours réussi à se sortir d’affaire en maintenant le cap de sa politique multifacette conduite sur tous les fronts et par tous les moyens disponibles. Placé en infériorité sur le plan militaire et économique, l’outsider iranien a mis en œuvre l’approche asymétrique avec une réussite insolente en s’appliquant à esquiver le combat frontal et en portant les coups là où on ne l’attendait pas. En cela, l’Iran des mollahs et des gardiens est parvenu, pour reprendre le mot d’Henry Kissinger, à « gagner en ne perdant pas ».
Toutefois, la capacité des dirigeants islamistes à surmonter les plus grands défis et à maintenir leur emprise sur le pays, autrefois incontestée, semble désormais vaciller. Les menaces croissantes, combinées à une réduction des options stratégiques, placent le régime dans une situation périlleuse et cela d’autant plus que ses adversaires font de moins en moins mystère de leur volonté de le renverser. Il n’est plus certain que les ruses et les solutions adoptées autrefois, qui ont souvent permis de préserver la stabilité du système, puissent suffire désormais à garantir la pérennité du régime politique et idéologique instauré en 1979.
Crédits photo : upyernoz
Les commentaires sont fermés.