La posture nucléaire saoudienne après la guerre des Douze Jours

Le Rubicon en code morse
Déc 05

Abonnez-vous

Ce texte est une traduction de l’article « Saudi Nuclear Posture After the 12-Day War », publié sur War on the Rocks le 14 novembre 2025.

La courte mais dévastatrice guerre estivale menée par Israël contre l’Iran, ainsi que les frappes spectaculaires de Tsahal sur Doha en septembre 2025, ont ravivé à travers le Moyen-Orient le débat sur la pertinence de la dissuasion nucléaire. Plusieurs États du Golfe redoutent désormais que l’agressivité israélienne n’incite les dirigeants iraniens à franchir définitivement le seuil nucléaire militaire afin de prévenir tout risque de changement de régime.

Depuis longtemps, l’Arabie saoudite ambitionne de se hisser au niveau de ses deux rivaux régionaux – l’Iran et Israël – en matière de capacités militaires et nucléaires. À la suite de la guerre des Douze Jours, Riyad semble aujourd’hui redoubler d’efforts pour maintenir une stratégie d’ambiguïté nucléaire. Les États-Unis doivent prendre en compte les mesures de cette évolution avant la visite du prince héritier Mohammed ben Salmane à la Maison-Blanche, le 18 novembre (l’article a originellement été publié le 14 novembre, ndlr), où la coopération nucléaire figurera en tête de l’agenda. L’administration Trump serait bien avisée d’agir rapidement pour atténuer les préoccupations sécuritaires croissantes de Riyad, en lui proposant une coopération renforcée en matière de technologie nucléaire avancée, de financement, de sûreté et de formation, tout en réaffirmant son engagement en faveur de la non-prolifération dans l’ensemble du Moyen-Orient. À un moment où l’Arabie saoudite se trouve confrontée à un contexte d’insécurité accrue, un tel engagement permettrait aux États-Unis de consolider leur crédibilité en tant que partenaire stratégique.

La position saoudienne sur l’enrichissement nucléaire

Riyad refuse depuis longtemps les exigences étatsuniennes visant à renoncer à toute capacité nationale d’enrichissement d’uranium, une question intimement liée à sa volonté d’autonomie stratégique. Cette position contraste avec celle des Émirats arabes unis, qui ont signé en 2009 une version dite « gold standard » de l’accord 123 (du nom de la section de la loi américaine sur l’énergie atomique de 1954, ndlr) avec les États-Unis, interdisant toute activité d’enrichissement d’uranium ou de retraitement de plutonium sur leur sol. Ce cadre a permis à Abou Dhabi d’accéder à la technologie américaine nécessaire pour construire les réacteurs Barakah, intégralement alimentés grâce à l’importation d’uranium faiblement enrichi. Construit par un consortium conduit par la Corée du Sud, Barakah est aujourd’hui le programme nucléaire civil le plus avancé du monde arabe. En renonçant à l’enrichissement domestique, les Émirats arabes unis se sont positionnés comme partenaires nucléaires fiables et ont fait de Barakah la vitrine d’un programme civil sûr.

L’Arabie saoudite rejette toutefois ce modèle du « gold standard », qu’elle considère comme une concession inacceptable la plaçant en situation d’infériorité stratégique. Le régime iranien a été autorisé par l’accord de 2015 à enrichir faiblement de l’uranium sur son territoire ; les États-Unis tolèrent depuis des décennies l’arsenal nucléaire israélien ; d’autres partenaires de Washington – l’Inde, le Japon et la Corée du Sud – disposent également de programmes avancés. En résumé, Riyad refuse d’être désavantagé et voit dans l’enrichissement un droit souverain. Aux yeux des dirigeants saoudiens, la maîtrise du cycle du combustible renvoie à des questions de fierté nationale et de statut international, ainsi qu’à leur capacité d’influencer l’équilibre régional. Une coopération américano-saoudienne favoriserait également la formation d’ingénieurs au niveau national, le développement de chaînes d’approvisionnement locales et la valorisation des ressources en uranium du pays.

Pour l’heure, les ambitions nucléaires saoudiennes restent limitées à la construction de deux réacteurs à eau pressurisée, une technologie présentant peu de risques de prolifération. Des progrès significatifs ont néanmoins été réalisés sur les plans juridique, réglementaire et technique. Le programme est placé sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et tombe dans le champ de compétences de l’organe de surveillance (watchdog) onusien chargé de l’Accord de garanties généralisées. Le projet de première centrale saoudienne, à Duwaiheen, fait l’objet d’un appel d’offres impliquant des entreprises de Corée du Sud, de Chine, de France et de Russie, parallèlement à une voie de négociation dédiée avec les États-Unis. Aucun réacteur n’est cependant encore opérationnel.

Tout en insistant sur le caractère strictement civil du programme, Riyad entretient une ambiguïté calculée et refuse d’adopter « le protocole additionnel renforcé » de l’AIEA. Le prince héritier a d’ailleurs déclaré à plusieurs reprises que si l’Iran accédait à l’arme nucléaire, l’Arabie saoudite suivrait immédiatement la même trajectoire.

L’impact de la guerre des Douze Jours

Les récentes frappes israéliennes sur Doha ont renforcé l’urgence, pour les monarchies du Golfe, de consolider leurs capacités de dissuasion – conventionnelles ou non – afin d’obtenir des garanties sécuritaires renforcées de la part des États-Unis.

La confrontation israélo-iranienne a néanmoins ébranlé une conviction jusque-là largement répandue : celle selon laquelle la latence nucléaire iranienne constituait un élément de dissuasion suffisant. Au contraire, le conflit a montré qu’un statut de puissance du seuil placée sous inspection de l’AIEA, comme celui de l’Iran, peut accroître le risque de frappe préventive. L’ambiguïté stratégique de Téhéran n’a pas non plus garanti la stabilité du régime, puisque 30 hauts responsables iraniens ont été tués durant la guerre. La décision de Mouammar Kadhafi d’abandonner son programme nucléaire en 2003 n’a pas davantage empêché sa chute. À l’inverse, des États dotés de l’arme nucléaire comme la Corée du Nord ou le Pakistan ont jusqu’ici réussi à dissuader toute tentative extérieure de changement de régime.

À court terme, l’acquisition d’un arsenal nucléaire reste hors de portée pour Riyad : au-delà des coûts financiers colossaux, le royaume s’exposerait à de lourdes conséquences politiques à Washington, notamment dû à un consensus bipartisan en faveur de sanctions, ainsi qu’à une possible réponse israélienne sous forme de sabotages ou de frappes directes. Face à la perspective d’une militarisation du nucléaire iranien ou d’une campagne militaire israélienne prolongée à ses frontières, l’Arabie saoudite cherche toutefois à garder toutes les options ouvertes en ce qui concerne sa politique de dissuasion nucléaire.

Dans ce cadre, un nouvel accord de défense mutuelle conclu avec le Pakistan apparaît comme une pièce importante de sa stratégie. Bien que ses termes n’aient pas été rendus publics, Riyad semble envisager la coopération nucléaire pakistanaise comme une potentielle garantie de sécurité via l’extension d’un parapluie nucléaire ou le transfert capacitaire en cas de menace existentielle. Cela permettrait d’obtenir une forme de dissuasion nucléaire de facto sans assumer les risques diplomatiques associés à un programme national ni provoquer de réactions israéliennes pendant le développement de sa militarisation.

Cette coopération s’inscrit dans une histoire ancienne : depuis la fin des années 1970, Riyad a soutenu financièrement le programme nucléaire pakistanais, présenté comme étant à l’origine de la première « bombe islamique ». Au fil des décennies, les visites de scientifiques pakistanais en Arabie saoudite et les déclarations de responsables saoudiens selon lesquelles Islamabad pourrait leur fournir la bombe si nécessaire ont nourri les soupçons qu’un accord tacite existait entre les deux pays – désormais renforcé par un pacte bilatéral formel.

Le Pakistan pourrait aussi proposer des arrangements similaires à d’autres partenaires du Golfe, comme le Qatar. Sa volonté d’étendre certaines capacités sous couvert d’accords de défense pourrait ouvrir la voie à un cadre de sécurité régional plus large, dont le centre serait Islamabad. Une évolution qui s’inscrit dans la tendance des monarchies du Golfe à diversifier leurs partenariats au-delà de la tutelle américaine.

Quel rôle pour les États-Unis ?

Le repositionnement saoudien résulte autant de la perception accrue de la menace israélienne que d’une méfiance croissante à l’égard des garanties sécuritaires américaines. Les frappes américaines contre l’Iran en juin auxquelles Riyad a réagi avec « une profonde inquiétude » et l’attaque israélienne contre le Qatar ont confirmé aux capitales arabes l’imprévisibilité de Washington. L’ordre exécutif réaffirmant l’engagement américain envers la sécurité du Qatar apparaît en effet bien moins solide que le traité de défense formel que l’Arabie saoudite appelle de ses vœux depuis des années.

Malgré ces doutes, les États-Unis demeurent le partenaire privilégié des monarchies du Golfe en ce qui concerne l’atome. La coopération nucléaire constitue un élément central des négociations en vue du « super accord » entre Riyad et Washington. Les discussions avec l’administration Biden achoppaient sur la question de l’enrichissement. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a rouvert la possibilité d’une avancée. Lors de son premier mandat, il avait discrètement autorisé des entreprises américaines à mener des travaux préparatoires en Arabie saoudite malgré l’opposition du Congrès. Sa visite à Riyad en mai 2025 a signalé sa volonté de dissocier coopération nucléaire et normalisation des relations avec Israël. Son administration explore des options visant à s’éloigner du « gold standard » et à permettre un enrichissement saoudien sous garanties strictes. Ce dossier devrait être relancé lors de la rencontre prévue à la Maison-Blanche.

Pour Riyad, Trump est perçu comme le seul président américain susceptible d’aller vers plus de coopération nucléaire sans exiger en retour l’abandon complet de la possibilité d’enrichir de l’uranium sur son sol. Il avait d’ailleurs fermement écarté toute tentative saoudienne de brandir la menace d’un partenariat nucléaire avec la Chine pour forcer Washington à alléger ses conditions en matière de non-prolifération.

Face à une région traversée par de multiples tensions, à Israël doté de capacités nucléaires et prêt à les utiliser comme levier stratégique, à la possibilité que l’Iran accélère son programme et à l’incertitude persistante quant à la fiabilité américaine, l’Arabie saoudite sera probablement amenée à renforcer son ambiguïté nucléaire. Une telle évolution constituerait une inquiétude majeure pour l’objectif poursuivi de longue date par les États-Unis : prévenir une course aux armements nucléaires dans un Moyen-Orient déjà instable.

Les États-Unis devraient néanmoins avertir Riyad des risques d’une démarche de militarisation : comme l’illustre le cas iranien, toute violation du Traité de non-prolifération nuirait gravement aux relations du royaume avec le Congrès, qu’il soit à majorité républicaine ou démocrate, et avec les capitales européennes. Un telle démarche saoudienne prendrait de surcroît du temps et ne permettrait pas à Riyad de se prémunir des menaces contemporaines. Elle pourrait même inciter Israël à saboter ou à frapper des installations nucléaires, comme cela s’est produit en Syrie, en Irak et en Iran. Si les monarchies du Golfe envisagent, dans l’immédiat, une protection pakistanaise, il convient aussi de rappeler que même deux puissances nucléaires peuvent entrer en conflit conventionnel direct, comme l’ont démontré l’Inde et le Pakistan cette année.

Cependant, les États-Unis doivent également reconnaître la réalité des menaces auxquelles les monarchies du Golfe sont confrontées, qu’elles proviennent de l’Iran ou d’Israël. Une réaction américaine plus ferme face aux attaques régionales menées par l’État hébreux sera essentielle pour éviter que leurs partenaires arabes ne soient tentés de recourir à la prolifération nucléaire.

À plus long terme, si Israël modère ses actions régionales et si le programme iranien reste contenu, l’Arabie saoudite pourra évoluer vers un soutien actif à un cadre de coopération nucléaire régionale. Un consortium nucléaire au sein du Conseil de coopération du Golfe avec, potentiellement, une participation iranienne pourrait harmoniser les programmes civils, mutualiser les garanties et renforcer les mécanismes de surveillance. Un tel cadre génèrerait de la transparence, réduirait les incitations à franchir le seuil nucléaire et limiterait les risques de dissémination des armes en cas d’effondrement étatique.

Washington, avec l’appui de ses partenaires européens, pourrait consolider ce cadre par des incitations graduées : technologies nucléaires civiles avancées, cofinancement des réacteurs, programmes de formation, systèmes régionaux d’intervention d’urgence. Cela contribuerait à ce que les monarchies du Golfe se sentent valorisées sur le plan diplomatique et renforcées technologiquement.

*

*          *

Au final, l’évolution du programme saoudien dépendra grandement des dynamiques régionales. Si Téhéran accélère sa marche vers la bombe et si Israël continue d’utiliser ses capacités nucléaires non déclarées pour remodeler par la force l’équilibre régional, Riyad se verra de plus en plus contrainte de maintenir l’option nucléaire ouverte.

Crédits photo : fadfebrian via iStock.

Auteurs en code morse

Ellie Geranmayeh, Cinzia Bianco, Camille Lons

Ellie Geranmayeh est chercheuse senior et directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord au Conseil européen des relations étrangères. Ses travaux portent sur le programme nucléaire iranien et ses ramifications régionales, ainsi que sur la manière dont les États-Unis et les pays européens devraient répondre aux menaces posées par le comportement de l’Iran.

Cinzia Bianco (@cinziabianco) est chercheuse invitée au Conseil européen des relations étrangères, où elle travaille sur la péninsule arabique. Elle est titulaire d’un doctorat en politique du Moyen-Orient de l’université d’Exeter et est l’auteure de The Gulf Monarchies After the Arab Spring: Threats and Security (Manchester University Press, 2024).

Camille Lons (@camillelons) est chargée de mission et directrice adjointe du bureau parisien du Conseil européen des relations étrangères, où elle travaille sur la géoéconomie et les relations entre la Chine et les pays du Golfe. Auparavant, elle était chercheuse associée à l’Institut international d’études stratégiques.

Comment citer cette publication

Ellie Geranmayeh, Cinzia Bianco, Camille Lons, « La posture nucléaire saoudienne après la guerre des Douze Jours », Le Rubicon, 5 décembre 2025 [https://lerubicon.org/la-posture-nucleaire-saoudienne-apres-la-guerre-des-douze-jours/].