La diplomatie américaine après la guerre russo-ukrainienne

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Oct 26

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Cet article est une traduction de « US Diplomacy after the Russo-Ukrainian War » publié par War on the Rocks le 11 septembre 2023.

 

Depuis sa création il y a plus de deux décennies, le groupe des BRICS – composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud – a suscité davantage d’analyses quant à son potentiel futur que concernant des réalisations géopolitiques concrètes. Le sommet des BRICS d’août 2023 avait pour objectif de changer cela. Après de nombreuses discussions concernant les candidats potentiels, les critères d’adhésion et l’équilibre au sein du groupe, les membres ont convenu de la possible inclusion de l’Argentine, de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. À court terme, cette décision a été perçue comme un défi lancé aux États-Unis et à l’Occident en général. Toutefois, les répercussions à long terme demeurent incertaines. L’accroissement de la diversité au sein du groupe a engendré un degré de confusion géopolitique qui ne correspond pas entièrement aux aspirations pro-chinoises ou pro-russes de Pékin et de Moscou.

Cependant, la nouvelle assertivité des BRICS, qui survient à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, témoigne de l’évolution du paysage international dans lequel les États-Unis sont désormais en compétition. Ce nouvel environnement stratégique se caractérise par une diffusion mondiale du pouvoir, où le pouvoir et l’importance des puissances moyennes ont augmenté en parallèle. De manière cruciale, bon nombre de ces puissances moyennes hésitent à suivre aveuglément l’agenda international de Washington. Afin de demeurer un leader mondial, les États-Unis devraient construire de nouvelles alliances et établir de nouveaux partenariats adaptés à cette nouvelle réalité. Washington peut accomplir cela en renforçant les institutions multilatérales et en préparant davantage ses diplomates à œuvrer au sein de celles-ci.

 

Comprendre le paysage international d’aujourd’hui

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a appelé à une réévaluation de ce que nous pensions savoir sur l’état actuel des affaires internationales. Dans notre récent rapport de l’Institute for the Study of Diplomacy de l’Université de Georgetown, nous avons classé les dynamiques émergentes en trois grandes catégories. Tout d’abord, nous avons identifié celles qui étaient déjà connues auparavant, mais qui sont désormais mises en lumière de manière plus prononcée. Il s’agit notamment de l’émergence d’un nouveau mouvement non-aligné, des limites des sanctions occidentales, de la régionalisation économique et d’une augmentation des défis transfrontaliers tels que l’insécurité alimentaire. Ensuite, il y a des tendances qui ont été révélées à la suite de l’agression de la Russie et de la réaction du reste du monde. Il s’agit notamment de l’investissement collectif dans des organisations de sécurité telles que l’OTAN et de l’affaiblissement de l’emprise de la Russie sur sa sphère d’influence traditionnelle. Enfin, le dernier ensemble de tendances peut être décrit au mieux comme des événements « cygnes noirs », c’est-à-dire des événements difficiles à prévoir ou à comprendre, mais qui représenteront d’importants défis stratégiques.

Tous ces enjeux partagent un point commun : la diffusion mondiale du pouvoir. Les puissances moyennes revendiquent désormais une plus grande capacité d’action par rapport aux grandes puissances, telles que les États-Unis, la Chine et la Russie. Pour Washington, cela ne signifie pas que les puissances moyennes deviennent des adversaires à combattre, mais plutôt des partenaires essentiels dans la résolution des défis géopolitiques actuels. Ces puissances s’expriment avec des voix plus audibles – bien que pas nécessairement d’une seule voix unifiée – et il incombe aux États-Unis de s’engager activement avec leurs perspectives.

 

L’ambiguïté stratégique (ou hedging) des puissances moyennes

Les puissances moyennes peuvent être définies comme des hégémons régionaux ou des acteurs ayant accès à des ressources géopolitiques significatives, tels que l’Inde, la Turquie, le Brésil, l’Arabie saoudite, la Corée du Sud ou le Japon. Cependant, cette catégorie peut également inclure des blocs régionaux qui regroupent et consolident des ressources, l’accès à ces ressources et donc le pouvoir. Ces groupements comprennent des organisations formelles telles que l’ASEAN et l’Union africaine, des groupements ad hoc tels que ceux dans le Golfe, les espoirs d’un bloc sud-américain unifié et, bien sûr, les BRICS.

Si l’expression « puissance moyenne » est largement applicable pour cette analyse, elle reste imparfaite pour décrire cet éventail diversifié de nations indépendantes et autonomes. Bien que le terme soit souvent associé aux pays critiquant la politique américaine, il s’agit d’un cadre trompeur. La montée en gamme des puissances moyennes est mieux comprise en les analysant comme des pays poursuivant une stratégie d’ambiguïté stratégique (hedging) vis-à-vis des grandes puissances, et pour qui la préoccupation dominante est la préservation de leurs propres intérêts.

L’une des surprises stratégiques qui ont émergé à la suite de l’invasion russe a été l’unité de la coalition occidentale dirigée par les États-Unis dans la coordination du soutien à l’Ukraine. Cependant, dans le même temps, de nombreux pays ont choisi de rester neutres. Certains ont qualifié ces pays « neutres » (fence-sitters) de « nouveau mouvement non-aligné ». En effet, ces puissances et ces groupements régionaux ont résisté aux sollicitations à la fois américaines et russes qui visaient à obtenir leur soutien exclusif, préférant plutôt tracer leurs propres voies.

L’Inde constitue un exemple concret d’une stratégie de hedging. Dans un domaine politique tel que la coopération en matière de sécurité, elle est étroitement alignée sur l’Occident comme en témoigne le renforcement de la relation militaire bilatérale entre l’Inde et les États-Unis au sein du Quad afin de contrer l’influence chinoise en Asie. Cependant, en ce qui concerne la guerre menée par la Russie en Ukraine, l’Inde a refusé de s’aligner sur la position des États-Unis, en raison des liens historiquement étroits entre New Delhi et Moscou. L’Inde est ainsi devenue un chef de file parmi les puissances non alignées, ce qui en fait un partenaire important pour les États-Unis. Cependant, Washington ne peut pas tenir cette relation pour acquise : même en cas de confrontation militaire avec la Chine, il reste incertain que les États-Unis recevraient un soutien total de la part de l’Inde.

Les organisations régionales, telles que l’Union africaine, offrent également un exemple éloquent de la manière dont les puissances moyennes ont adopté une stratégie de hedging. Ces dernières années, cette organisation a renforcé sa propre capacité à s’engager dans des opérations internationales de paix et de sécurité. Elle a joué un rôle de médiation dans les accords de paix entre les parties impliquées dans les conflits armés en Afrique, mené des missions de maintien de la paix et plaidé en faveur d’un programme africain cohérent sur des enjeux tels que le changement climatique et la sécurité alimentaire.

Les pays africains sont devenus des acteurs plus indépendants sur la scène internationale et, par conséquent, peu d’entre eux ont suivi la position occidentale concernant la guerre en Ukraine. Bien qu’une pluralité d’États membres de l’Union africaine ait voté en faveur des résolutions de l’ONU condamnant la Russie, nombreux sont ceux qui ont été réticents à prendre des mesures punitives supplémentaires à l’encontre de Moscou. Certains d’entre eux ne veulent pas perturber leurs relations existantes avec la Russie, qui leur fournit en grande partie des prêts, des ventes d’armes et des entreprises militaires privées. En outre, une délégation menée par l’Afrique du Sud, soutenue par la Fondation Brazzaville de l’homme d’affaires et consultant français Jean-Yves Ollivier, s’est rendue à Kiev et à Moscou au début du mois de juin 2023 pour discuter de la fin de la guerre en Ukraine, l’accès aux exportations de céréales ayant probablement été en tête de l’ordre du jour. Pour les États-Unis, ces tendances signifient que, même si l’administration Biden approfondit son engagement sur le continent africain, elle devrait comprendre les intérêts respectifs de ces pays et collaborer avec eux en conséquence.

Ces exemples montrent que ces puissances moyennes ne forment pas un groupe homogène d’États qui partagerait nécessairement les mêmes idées. Ces nations et groupes régionaux emploient une diversité d’outils et de leviers de pouvoir pour exercer leur propre influence. Certains misent sur leur position économique particulière, tandis que d’autres s’appuient sur leur puissance politique régionale pour atteindre divers objectifs, tels que des gains économiques, des enjeux politiques nationaux ou le maintien d’une neutralité dans les conflits entre grandes puissances qu’ils ne considèrent pas comme les leurs. Quels que soient leurs moyens ou leurs intentions, la capacité et la volonté des puissances moyennes de s’exprimer avec plus de force façonneront le paysage stratégique des États-Unis dans les décennies à venir. Cette diffusion du pouvoir représente une opportunité pour les États-Unis de collaborer avec des partenaires plus influents sur des questions d’intérêt commun – ce qui contribue à accroître à la fois la légitimité et la capacité des coalitions plus vastes.

Une diplomatie américaine pour un monde nouveau

La clé de toute stratégie diplomatique réussie réside dans une emphase particulière sur la diplomatie multilatérale, où les États-Unis peuvent utiliser leur capacité de rassemblement pour construire et diriger des coalitions autour d’intérêts mutuels. À mesure que le pouvoir se diffuse dans l’ensemble du système international, de telles coalitions deviendront essentielles pour aligner les efforts et mobiliser les ressources. Au lieu de rechercher des engagements explicites de soutien envers les États-Unis dans leur rivalité avec la Chine ou d’autres acteurs, Washington devrait favoriser des cadres flexibles qui ne compromettent pas les préoccupations des autres pays, et offrent à ces nations qui ont une stratégie de « hedging » une monnaie d’échange positive. Le secrétaire d’État Antony Blinken a qualifié cela de multilatéralisme à « géométrie variable ». Cela permettrait une convergence sur des questions nécessitant une coopération, sans pour autant exiger une adhésion complète ou un soutien total aux priorités américaines. Comme ils le font déjà dans des forums tels que le G7, les États-Unis peuvent organiser des arrangements informels avec d’autres pays concernant des enjeux tels que le changement climatique, la finance ou la non-prolifération, que ce soit au sein d’institutions établies telles que le Conseil de sécurité de l’ONU, ou en dehors de celles-ci.

La constitution d’une pluralité de pouvoirs nécessitera un effort important pour former une coalition impliquant des puissances moyennes émergentes aux intérêts divergents. Certes, la diplomatie bilatérale conserve son importance, mais elle complète le multilatéralisme au lieu de l’exclure. Les États-Unis peuvent capitaliser sur leurs relations avec différents pays pour former des coalitions au sein de contextes multilatéraux. Washington n’est pas tenu de limiter ces initiatives à des mécanismes formels au sein des organisations internationales ou régionales. Au lieu de cela, les États-Unis devraient être ouverts à l’exploration de nouvelles voies impulsées par des acteurs régionaux, des groupes ad hoc et des acteurs non traditionnels.

Comme les récents événements l’ont montré, la Russie et la Chine seront toutes deux confrontées à de sérieuses contraintes dans les années à venir. L’intimidation de leurs voisins régionaux ne pourra pas compenser les pratiques économiques douteuses et les perspectives démographiques peu favorables. La Russie, pour sa part, n’aura peut-être pas grand-chose à offrir aux pays en développement et aux pays qui ont une stratégie de « hedging », à l’exception de l’exportation de mercenaires tels que le groupe Wagner, car les sanctions occidentales continuent de saper sa puissance économique et technologique. Le fait que le président russe Vladimir Poutine tente maintenant de se procurer des armes en Corée du Nord suggère que cela pourrait se produire plus tôt que prévu. De même, de nombreux rapports récents sur  le malaise économique actuel en Chine ne sont pas de bon augure pour les ambitions expansionnistes de Xi Jinping, pas plus que le bilan de plus en plus discutable de la « Belt and Road Initiative ».

 

Les prochaines étapes

Comment les États-Unis peuvent-ils mieux s’engager dans la diplomatie multilatérale ? Premièrement, le département d’État devrait accorder une attention accrue à la formation de diplomates. Les diplomates américains à tous les niveaux devraient être familiers avec les processus de négociations multilatérales basés sur le consensus et comprendre les subtilités de leur dynamique. Le Bureau des affaires des organisations internationales (Bureau of International Organization Affairs) parraine déjà des citoyens américains pour des postes au sein de l’ONU dans le cadre du programme des Jeunes Experts Associés (Junior Professional Officer). Le service diplomatique des États-Unis peut s’appuyer sur ces initiatives actuelles en intégrant les affectations au sein d’institutions multilatérales en tant qu’élément central de la formation diplomatique et du développement professionnel, encourageant ainsi ce type d’engagement.

Deuxièmement, les États-Unis devraient continuer à soutenir la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Le système des Nations Unies reste une institution importante au sein de laquelle travailler sur un certain nombre de menaces internationales, du changement climatique à l’insécurité alimentaire. Cependant, le Conseil de sécurité reflète davantage l’ordre mondial qui prévalait immédiatement après la Seconde Guerre mondiale que celui qui a émergé après la décolonisation et la fin de la guerre froide. Une réforme contribuerait à obtenir un plus large soutien des puissances moyennes et, par conséquent, augmenterait les chances d’une coopération multilatérale alignée sur les intérêts des États-Unis. Le président Joe Biden a déjà exprimé son soutien à l’ajout de sièges permanents et non permanents au Conseil. Les membres du groupe de travail ont également souligné que l’administration devrait soutenir la candidature de l’Inde en tant que membre permanent, compte tenu de son importance stratégique et de son leadership parmi les puissances moyennes.

Les États-Unis devraient également chercher à fournir aux pays qui ont une stratégie de « hedging » une assistance positive dans des domaines d’intérêt commun à court terme, en vue de bénéfices mutuels à long terme. Cela comprend la fourniture d’une « monnaie positive » à des pays qui ne s’alignent peut-être pas sur les États-Unis sur d’autres questions géopolitiques. Dans des régions comme l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est, par exemple, les industries de la pêche de plusieurs pays sont paralysées par la pêche illégale et elles pourraient bénéficier de partenariats avec la garde côtière américaine. De même, les décideurs américains devraient exploiter plus efficacement le partage du renseignement comme outil de diplomatie à long terme. Que ce soit dans le domaine de la pêche, de la lutte contre la corruption ou contre le trafic illicite, Washington peut utiliser un partage de renseignements plus robuste pour établir des relations à long terme et favoriser la bonne volonté de ses partenaires.

Dans cette optique, les décideurs politiques devraient se concentrer sur des politiques qui peuvent établir des relations durables et garantir des gains pour les États-Unis. Quelles que soient les ressources ou l’expertise que la Chine offre aux puissances émergentes, il subsiste de nombreuses capacités que seuls les États-Unis peuvent fournir à la liste croissante des pays qui commencent à craindre l’influence chinoise. Plutôt que de recourir à des menaces de sanctions, de blocages commerciaux ou de désinvestissement, les États-Unis peuvent convaincre d’autres pays de prendre des mesures dans le cadre de la recherche d’avantages mutuels. Ces actions ne devraient pas être liées à des gains à court terme, comme des votes favorables sur les résolutions de l’ONU – elles devraient plutôt être considérées comme des investissements à long terme. En renforçant dès maintenant leur bonne volonté et leur influence dans des domaines techniques, tels que la pêche ou l’échange de renseignements, les États-Unis peuvent accroître les chances de réaliser des gains futurs sur des questions de paix et de sécurité internationales d’envergure.

Enfin, les États-Unis devraient adopter une approche à « géométrie variable » dans leurs efforts de formation de coalitions. En pratique, cela implique de travailler au sein des institutions existantes tout en formant des coalitions ad hoc pour rassembler des États ayant des intérêts communs sans nécessairement exiger un accord sur d’autres questions fondamentales. En mettant à jour leur boîte à outils diplomatique, en s’engageant efficacement dans les espaces multilatéraux, en développant et en déployant une « monnaie positive » et en adoptant une approche à « géométrie variable », les États-Unis peuvent rivaliser et réussir dans un monde où émergent des puissances moyennes.

 

Crédit photo : Wikimedia Commons

Auteurs en code morse

Kelly M. McFarland, Chester A. Crocker et Ryan Conner

Kelly M. McFarland est un historien de la diplomatie américaine et le directeur des programmes et de la recherche à l’Institute for the Study of Diplomacy de l’Université de Georgetown. Il anime également le podcast Diplomatic Immunity de l’Institut. Avant de rejoindre Georgetown, il a travaillé au Département d’État des États-Unis en tant qu’analyste du renseignement. Suivez-le sur X @mcfarlandkellym

Chester A. Crocker est professeur émérite de la School of Foreign Service de l’Université de Georgetown et chercheur distingué de l’Institute for the Study of Diplomacy. Ancien secrétaire d’État adjoint aux affaires africaines, il a ensuite été président et membre du conseil d’administration du U.S. Institute of Peace pendant 20 ans.

Ryan Conner est chercheur et responsable de la communication l’Institute for the Study of Diplomacy de l’Université de Georgetown. Il a récemment obtenu une maîtrise en études européennes à la School of Foreign Service.

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