Entre la chute du clan Assad en Syrie en décembre 2024, les premières élections libres organisées ce dimanche 5 octobre, et l’arrivée à la tête du Liban de Joseph Aoun et de Nawaf Salam au début de l’année 2025, assiste-t-on aux prémices d’un tournant historique dans les relations entre les deux pays, au profit d’un Liban véritablement libre et indépendant ? Avec l’effondrement du régime syrien s’ouvre en toute hypothèse une période d’incertitudes. Sans exagération, on peut parler de saut dans l’inconnu pour les deux États.
Le 8 décembre 2024, l’impensable est devenu réalité : on a assisté à la chute du clan autocratique en place depuis le coup d’État de Hafez el-Assad en 1970, à la fin de cet « État de barbarie ». L’édifice du régime syrien, déjà bien fissuré depuis 2011, s’est ainsi effondré comme un « château de cartes », malgré le retour en grâce de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe le 7 mai 2023. En effet, le « boucher de Damas » (le surnom du fils Assad depuis sa répression contre le printemps syrien menée dès 2011) justifiait l’innommable (tueries de masse, torture, viols, etc.) en répétant à qui voulait l’entendre la litanie selon laquelle c’était lui « ou le chaos ». Pourtant, il a incarné à lui seul l’abîme dans lequel il a plongé tout un pays. En plus des Syriens, il ne faut en effet pas oublier le martyre des réfugiés palestiniens du camp de Yarmouk, assiégés et délibérément affamés pendant deux ans.
S’il est évident que le départ précipité de Bachar modifiera les rapports de force entre la Syrie et le Liban, ce dernier peut-il – quelques mois seulement après la chute du clan Assad – espérer un changement de nature dans ses relations avec son voisin, qui a dominé la scène libanaise des décennies durant ? L’arrivée du nouveau président libanais au palais de Baabda, après plus de deux années de vacance du pouvoir, est-elle la promesse d’une nouvelle ère pour le pays ? Voilà autant de questions qui s’imposent et de défis à relever pour le Liban, pris dans un cycle de crises interminable depuis 2019.
Afin de mieux cerner les conséquences des bouleversements survenus ces derniers mois et les enjeux à venir, un retour sur la présence syrienne au Liban s’impose.
Une ingérence syrienne savamment mise en place et entretenue par le clan Assad
L’armée syrienne a occupé le Liban jusqu’en avril 2005. C’est dans un pays déchiré par la guerre civile, démarrée le 13 avril 1975, que les phalangistes chrétiens, en mauvaise posture, lancent en effet un appel à la Syrie pour y mettre un terme. La Ligue arabe crée alors, en octobre 1976, la Force arabe de dissuasion (FAD), composée de 30 000 hommes, dont 25 000 Syriens. Malgré ce quasi-monopole, la FAD est rapidement perçue par Hafez el-Assad comme une menace. Celui qu’on appelle alors le « lion de Damas » fait en sorte de rester le seul maître du jeu en poussant les autres pays arabes à retirer progressivement leurs troupes. En 1979, la Syrie finit par avoir carte blanche, et Assad père fait passer le contingent déjà présent à 40 000 soldats. Jouant le rôle de pompier-pyromane, il n’a de cesse de torpiller toutes les tentatives d’unité et de stabilisation du Liban, qui s’enlise dans une guerre sans fin, instrumentalisant les tensions et clivages pour se poser en arbitre.
Il finit par imposer son diktat, notamment en soutenant l’élection à la présidence d’Elias Sarkis, candidat pro-syrien, et en faisant assassiner le 16 mars 1977 Kamal Joumblatt, l’un des principaux opposants à la présence syrienne. Hafez el-Assad favorise également l’essor de deux milices au Liban. La première est Amal, d’abord dirigée par Moussa Sadr, jusqu’à sa mort en 1978, puis par Hussein Husseini jusqu’en 1980, lorsqu’il démissionne au profit de Nabih Berri, toujours en charge. La seconde est le Hezbollah, qui voit le jour en 1982 sous la houlette de l’Iran, qui, avec la complicité syrienne, envoie ses Pasdaran au Liban pour former les combattants du « parti de Dieu » et mener la lutte contre l’occupant israélien (il est en effet de coutume de relier la naissance du Hezbollah à l’année de l’invasion israélienne du Liban).
Négociés sous la pression de l’Arabie saoudite et des États-Unis, et validés par la « communauté internationale » (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité), les accords de Taëf sont signés le 22 octobre 1989. Destinés à mettre un terme à la guerre civile, ils consacrent dans les faits la mise sous tutelle syrienne du Liban. Le général Michel Aoun (sans lien de parenté avec Joseph Aoun), en charge de la défense nationale, s’oppose alors à ces accords, mais il est lâché par la France (bien qu’il trouve refuge à son ambassade, puis à Paris durant près de 15 années) et son dernier allié dans la région, Saddam Hussein, est condamné par la communauté internationale après l’invasion du Koweït. Au cours de cette période, les Occidentaux (en particulier les Américains, les Britanniques et les Français) cherchent des alliés fiables pour faire face à Saddam Hussein. C’est ainsi que Hafez el-Assad, grand rival de l’Irakien, est présenté comme l’homme de la situation et que le Liban devient le grand sacrifié de cette histoire.
La fin de la guerre civile ne marque pas la fin des tragédies pour le Liban. Assad père met au pas tous les opposants perçus comme des menaces, ordonnant arrestations, enlèvements, exécutions – en réalité des assassinats. Il procède aussi pour certains à des transferts dans des centres de détention en Syrie ; selon la Commission nationale des disparus, 725 Libanais ont été envoyés dans les geôles syriennes, dont la tristement célèbre prison de Saidnaya. Le régime a toujours nié l’existence même de ces « portés disparus ». Dans le même temps, l’opposition syrienne est totalement muselée : toute manifestation contre le pouvoir est de fait interdite et l’état d’urgence, décrété dès 1963, est largement renforcé sous la dictature des Assad.
L’arrivée au pouvoir en 2000 de Bachar el-Assad, succédant à son défunt père, suscite un immense espoir, l’héritier se présentant comme un réformateur. Le pays croit enfin entrer dans une nouvelle ère et le Liban espère se libérer de l’emprise de son voisin. Or, il n’en est rien, la priorité d’Assad fils et de son clan étant de se maintenir à la tête du pays et de préserver l’héritage du père : entre autres, garder la main sur le Liban, et ce, à n’importe quel prix. L’assassinat, le 14 février 2005 à Beyrouth, de Rafik Hariri (originaire de Saïda, ce self-made man fit fortune dans le BTP en Arabie saoudite et fut Premier ministre à deux reprises entre 1992 et 2004) provoque une onde de choc dans tout le Liban. Le soir-même de sa mort démarrent sit-in, marches silencieuses, manifestations pacifiques et rassemblements protestataires. Le 14 mars 2005, plus d’1 million de Libanais se réunissent dans la capitale, catalysant un mouvement d’opposition à la tutelle syrienne sur le Liban communément appelé la révolution du Cèdre.
Sous la pression de la communauté internationale (en particulier de la France) et de la rue, la résolution 1559, adoptée le 2 septembre 2004 par le Conseil de sécurité des Nations unies et exigeant le rétablissement de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance politique du Liban, est enfin appliquée, du moins en apparence. Le 30 avril 2005, les derniers soldats syriens encore présents – ils étaient près de 30 000 au moment de l’assassinat de Rafik Hariri – quittent officiellement le territoire libanais, sans que cela signifie la fin de l’ingérence de Damas au Liban.
En effet, malgré le retrait officiel de son armée, Bachar el-Assad maintient une influence non négligeable, pesant lourdement sur le Liban, notamment en y maintenant ses moukhabarats. Nul doute que ces membres des services de renseignements syriens aient veillé aux intérêts de Damas et fait pression sur les plus farouches opposants au régime, notamment en assassinant certains d’entre eux. Parmi les victimes se trouvent Samir Kassir (célèbre écrivain et chroniqueur au quotidien An-Nahar), assassiné le 2 juin 2005 ; Georges Haoui (ancien chef du Parti communiste libanais, devenu très critique de la Syrie et de ses services de renseignements), tué le 21 juin 2005 ; Gebran Tueni (député et directeur du quotidien An-Nahar), assassiné le 12 décembre 2005 ; Pierre Gemayel (ministre de l’Industrie, fils de l’ancien président Amine Gemayel), exécuté par balle dans sa voiture le 21 novembre 2006 ; Wissam Eid (officier des Forces de sécurité intérieure, chargé de l’aspect technique des enquêtes sur les attentats survenus depuis 2004, dont celui de Rafik Hariri), tué dans un attentat à la voiture piégée le 25 janvier 2008.
La tutelle exercée par Damas s’est par ailleurs renforcée par les liens tissés avec les réseaux tant financiers que politiques, en particulier avec une certaine clique « politico-mafieuse » libanaise, qui cherchait avant tout à tirer profit de cette proximité avec Damas. Le régime syrien a également exploité à son avantage le Haut-Conseil de coopération libano-syrien, un reliquat de l’Accord de fraternité, de coopération et de coordination, signé le 22 mai 1991 à Damas par les présidents Elias Hraoui et Hafez el-Assad. Après l’ouverture de l’ambassade de Syrie à Beyrouth en 2008, le Haut-Conseil a réduit ses activités, mais est resté un des marqueurs de l’hégémonie des Assad au Liban, leur régime s’étant toujours gardé de reconnaître la pleine et entière souveraineté du Liban.
Les conséquences de la fuite de Bachar el-Assad pour le Hezbollah et le Liban
La mort le 27 septembre 2024 du chef charismatique du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et les coups portés par l’armée israélienne, qui a élargi la guerre contre Gaza vers le Liban, ont affaibli la milice, qui aurait, selon les militaires israéliens, perdu 70 % de ses capacités militaires.
La chute d’Assad en décembre 2024 et l’arrivée au pouvoir du chef de Hay’at Tahrir el-Cham (HTC) ont immédiatement eu des répercussions sur le Hezbollah, qui s’est vu privé d’un accès direct à de l’armement et à tout autre logistique en provenance du voisin syrien. Cet événement « inattendu » a coupé le canal qui permettait à l’Iran et au Hezbollah de faire transiter des armes. La Syrie était en effet un maillon essentiel de l’échiquier iranien, ce qui explique l’implication du Hezbollah dans la guerre civile, au côté du régime syrien dès 2012. Les combattants du Hezbollah ont en effet été envoyés en Syrie pour sauver un pouvoir qui commençait à vaciller. Il a pourtant fallu attendre avril 2013 pour que Hassan Nasrallah reconnaisse l’intervention directe de son parti en Syrie.
L’alliance entre cette dernière et l’Iran est ancienne et exprime avant tout une démarche pragmatique de la part des deux protagonistes. Après la prise d’otages du personnel de l’ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979 (et qui dura 444 jours), la République islamique d’Iran, de plus en plus isolée, recherchait des soutiens dans la région. Pour Hafez el-Assad, il était avant tout question de trouver un allié fiable pour faire face à Israël, mais surtout à son rival de toujours, Saddam Hussein. Ce rapprochement, fruit du contexte géopolitique du moment, n’a eu de cesse de se renforcer, faisant de la Syrie une pièce maîtresse de l’échiquier iranien. À l’été 2006 ; la guerre de 33 jours qui a opposé Israël au Hezbollah transforme l’alliance tactique entre la milice et le régime syrien en une alliance plus stratégique et plus profonde, tant sur les plans politique que militaire. Elle garantit un soutien logistique entre les parties et contribue à former des milices combattant pour le régime syrien, comme les « comités populaires » (ou chabbiha) ou le groupe Quwat al-Rida.
L’aéroport de Damas, maillon incontournable de la politique régionale de Téhéran, permettait aux Gardiens de la révolution de se rendre au Liban. La porosité des frontières facilitait également le trafic de Captagon, très lucratif pour le régime syrien et le Hezbollah, leur assurant une manne financière conséquente durant les 13 années de guerre civile qui ont déchiré la Syrie. Ce renforcement des liens entre les deux alliés a paralysé toute tentative de réforme au Liban, affectant sa gouvernance autant que son économie et sa société.
L’engagement de la milice libanaise dès 2012 auprès de Bachar el-Assad n’a en effet pas manqué de diviser le Liban, le Hezbollah sortant de son rôle traditionnel de « résistant » face à Israël. Cela explique en partie pourquoi la chute d’Assad fils a été reçue avec joie par un grand nombre de Libanais : elle a été célébrée dans l’allégresse à Tripoli, en particulier dans les quartiers de Bab el-Tebbané majoritairement sunnites et opposés à Assad, mais également dans le Akkar, où un bureau du Parti social nationaliste syrien (qui a toujours soutenu les Assad) a été incendié. Un autre de ses bureaux, situé à Raouché (Beyrouth), a été pris d’assaut. Cette euphorie, loin d’être partagée par tous, n’a pas manqué de susciter une certaine peur sur les deux pans de la frontière. Côté syrien, plusieurs milliers de fidèles du régime ont fui vers le Liban, craignant les représailles de HTC.
Les revers subis par le fameux « Axe de la résistance » et la chute du régime d’Assad ont non seulement changé les rapports de force, mais ont grandement contribué à faciliter l’élection de Joseph Aoun à la présidence du Liban. Ce chef d’état-major avait en effet réussi le tour de force de maintenir éloignée l’institution militaire des crises qui se sont succédé dans le pays.
Néanmoins, les défis pour le Liban sont colossaux : outre le coût de la reconstruction du pays, estimé à 11 milliards de dollars selon un rapport de la Banque mondiale du 7 mars 2025, de nombreuses priorités refont surface, comme la question des réfugiés, des frontières et de la souveraineté.
La souveraineté du Liban, un axe crucial de la politique du nouveau président libanais
Le Liban a enchaîné les crises depuis 2019 : une crise financière hors norme ; la double explosion du port le 4 août 2020, qui a détruit une partie de la capitale ; une paralysie des institutions ; un État régalien et un service public quasi inexistants ; une corruption devenue endémique ; une vacance du pouvoir présidentiel, etc. Ces tragédies font du Liban un pays à bout de souffle.
Cependant, les coups portés au Hezbollah depuis la mort de son leader Hassan Nasrallah et la défaite de la milice face aux attaques menées par l’armée israélienne depuis fin septembre 2024 ont quelque peu changé la donne. Pour le président Joseph Aoun (élu en janvier 2025) et son gouvernement (nommé peu après), faire de la souveraineté du Liban une réalité a été érigé en priorité politique. Dans ce cadre, le contrôle des armes doit devenir un monopole de l’État, ce qui implique le désarmement du Hezbollah. Or, la milice serait composée de 30 000 combattants, faisant face à une armée de 48 000 soldats sous-équipés.
Le chef d’État libanais revendique également des relations équilibrées avec Damas, insistant sur le renforcement de la coordination sécuritaire entre les deux pays et une collaboration afin de faire face aux menaces communes. Ahmed al-Charaa, le tombeur de Bachar el-Assad et actuel président intérimaire des autorités syriennes de transition, a déclaré fin décembre 2024, au cours d’un entretien avec la journaliste Bissane el-Cheikh, souhaiter des relations d’État à État avec son voisin. Il semble ainsi confirmer le changement de dynamique, s’engageant à ce que la Syrie n’interfère plus dans les affaires libanaises et reconnaissant par là même la souveraineté du Liban. Les relations bilatérales seraient envisagées « d’égal à égal » et construites sur la base du respect mutuel, facteurs clés pour mettre à plat un certain nombre de dossiers qui s’invitent à nouveau : les disparus libanais ; la présence des réfugiés syriens ; les trafics frontaliers ; et les nombreux litiges relatifs à la frontière qui n’ont jamais été réglés. La question de la souveraineté et celle de la sécurité aux frontières étant indissociables, un accord entre les ministres libanais et syrien de la Défense a été conclu dès le 27 mars 2025, pour des pourparlers à venir sur une frontière commune aux deux pays.
Les frontières syro-libanaises, héritage d’une histoire inachevée
La question des frontières entre le Liban et la Syrie n’a en effet jamais été réglée. Les tensions frontalières remontent au mandat français : la délimitation officielle de la frontière débutée en 1923 – via l’accord Paulet-Newcombe – n’a jamais établi de tracé clair, voire de tracé tout court sur certaines portions, notamment dans les régions de Wadi Khaled et de Chebaa. Les limites datant du mandat français plaçaient par exemple les fermes de Chebaa hors du Liban, mais aucun bornage n’a jamais été validé par quelque commission que ce soit.
Damas a ainsi toujours veillé à maintenir l’ambiguïté concernant les fermes de Chebaa – une « anomalie frontalière » –, refusant de reconnaître ce territoire comme libanais sans pour autant délimiter sa frontière avec le Liban. Ce faisant, la Syrie pouvait maintenir une pression supplémentaire sur Israël. En effet, le périmètre des fermes de Chebaa (un espace d’environ 25 km²) n’a jamais été évacué par la Syrie, même après le retrait de l’armée israélienne du Liban en mai 2000. Si les cartes de l’armée syrienne et de l’armée libanaise situent la zone en Syrie, aucun accord entre les pays n’a jamais été signé. La résolution 1680 des Nations unies, adoptée le 17 mai 2006 et demandant la délimitation de la frontière commune, est restée lettre morte. Comme le précise l’historien Issam Khalifé, la « frontière entre le Liban et la Syrie a été définie, délimitée et démarquée, mais n’a jamais été fixée par les deux parties, la Syrie n’ayant jamais voulu aller jusqu’au bout du processus ».
Au lendemain du retrait de l’armée syrienne en 2005, d’autres cas similaires sont apparus : dans le caza (« district ») de Rachaya, à Deir al-Achyer et Kfarqouq, sans oublier la trentaine de points frontaliers faisant encore l’objet de contentieux. Pas moins d’une dizaine de villages peuplés de Libanais de confession chiite sont à l’heure actuelle localisés en Syrie : Hawik, Jermireh, Blouza, Al-Aqrabiyé, El-Masriyé, El-Samaqiyat, Zayta, Matraba, Faliliyé, Akkam, tous situés dans le caza du Hermal (nord-est de la Bekaa).
Depuis l’époque de Hafez el-Assad, le régime syrien a profité de ce flou frontalier pour satelliser certaines zones, alimentant ainsi une contrebande en constante progression du fait même de la grande perméabilité des frontières, en particulier entre 2000 et 2024. Cette année-là, l’armée libanaise a intercepté à la frontière, entre autres : 500 tonnes de marchandises illégales, 1,5 million de pilules de Captagon et 2 000 armes légères. Sur cette « ligne », à l’est du Liban, se sont ajoutés des accrochages, le 6 février 2025, entre les forces de HTC et certaines tribus libanaises (les clans Zeaiter et Jaafa). Mi-mars, c’est dans la région de Hermel que des affrontements ont eu lieu entre des habitants libanais proches du Hezbollah et des membres des nouvelles forces syriennes (HTC souhaitant en effet renforcer sa présence pour contrôler les routes de la contrebande). Or, s’il revient à l’armée libanaise de sécuriser les frontières, encore faut-il qu’elle en ait les moyens.
Près d’un mois avant la formation du nouveau gouvernement libanais, l’ancien Premier ministre Najib Mikati s’est entretenu avec Ahmad al-Charaa, à l’initiative de ce dernier, et a annoncé le 11 janvier 2025 qu’une commission libano-syrienne serait mise en place pour assurer le processus de démarcation des frontières terrestres et maritimes. Concernant le cas litigieux des fermes de Chebaa, il a considéré qu’il était encore trop tôt pour en parler, la libanité de ce territoire constituant toujours un sujet de discorde.
Pour Joseph Aoun, la délimitation officielle des frontières avec la Syrie est une question restée bien trop longtemps en suspens. Cependant, Ahmad al-Charaa se trouve présentement affaibli, lui qui doit faire face, d’une part, à une crise ouverte avec la communauté druze et, d’autre part, à la pression d’Israël.
Les vieux démons confessionnels refont surface en Syrie et font craindre le pire pour les deux pays
Le tissu social syrien est composé de nombreuses minorités, parmi lesquelles figurent les alaouites, les chiites duodécimains, les Druzes et les Kurdes. Après la chute du régime d’Assad, qui avait joué sur la compétition confessionnelle en s’appuyant notamment sur la communauté alaouite, ce que certains redoutaient est malheureusement arrivé. Entre le 6 et le 10 mars 2025, 1 700 alaouites et des dizaines de chrétiens ont été victimes d’exactions commises par des groupes armés islamistes sunnites, dans les gouvernorats de Tartous et de Lattaquié, notamment dans les villes de Baniyas et Jablé. En conséquence, près de 30 000 alaouites auraient fui vers les villages alaouites du Akkar libanais, de l’autre côté de la frontière. Le 22 juin, un attentat suicide, revendiqué par le groupe djihadiste Saraya Ansar al-Sunna, a visé l’église grecque orthodoxe Mar Elias de Damas et a tué 25 personnes et blessé 63 autres.
Les minorités alaouites et chrétiennes ne sont pas les seules à avoir subi des violences. Walid Joumblatt, le chef politique des Druzes du Liban, s’est rendu pour la deuxième fois à Damas le 2 mai 2025 afin de s’entretenir avec Ahmed al-Charaa après des affrontements, survenus quelques jours auparavant, ayant entraîné la mort de plusieurs dizaines de civils et combattants druzes à Jaramana et Sahnaya (respectivement au sud-est et sud-ouest de Damas) et dans la province druze de Soueïda. Selon le Syrian Network for Human Rights, 174 civils (dont 23 enfants et 13 femmes) auraient trouvé la mort en avril 2025. Les combats ont été déclenchés le 28 avril par des groupes armés affiliés au pouvoir après la diffusion, sur les réseaux sociaux, d’un message audio jugé blasphématoire, attribué à un Druze (qui nie les faits). Les dignitaires druzes ont en parallèle réaffirmé leur attachement à l’unité de la Syrie. Joumblatt a expressément demandé à Ahmed al-Charaa de tout faire pour intégrer les minorités dans les institutions de l’État et ne pas les marginaliser, ce qui serait non seulement préjudiciable pour la stabilité de la Syrie, mais aurait aussi des conséquences au Liban, où les tensions augmentent. Les Druzes représentent en effet 3 % de la population en Syrie, 4 % au Liban et 1,5 % en Israël.
Le soir de la visite de Joumblatt à Damas, les Israéliens ont d’ailleurs mené des bombardements à proximité du palais présidentiel syrien, prétextant être les seuls capables de protéger les Druzes, tout en s’évertuant à démilitariser le Sud de la Syrie. Pour Walid Joumblatt, Israël cherche avant tout à diviser la Syrie en semant le flou au sein des communautés druzes, y compris au Liban. Il faut dire qu’Israël accorde un statut particulier à la minorité druze israélienne, considérée comme loyale – la seule communauté arabe autorisée à servir dans l’armée israélienne. En déclarant son soutien sans faille aux Druzes de Syrie, le gouvernement Netanyahou cherche à affaiblir un pays composé d’autres minorités en encourageant sa fragmentation. Cela suscite aussi des inquiétudes au sein de la communauté druze du Liban, elle-même divisée.
Alors qu’Ahmed al-Charaa recevait enfin le 20 juillet le rapport de la commission nationale chargée d’enquêter sur les tueries commises sur le littoral syrien en mars 2025, la province de Soueïda connaissait de nouvelles violences. Déclenchés le 13 juillet, des affrontements entre druzes et tribus bédouines ont fait plus de 1 000 morts. Si la cohabitation entre druzes et bédouins a toujours été conflictuelle, les rivalités territoriales et les différends religieux existants ont été exacerbés par les années de guerre civile et c’est l’enlèvement et l’exécution d’un marchand druze par des membres de la communauté bédouine qui auraient entraîné cette vague de violences, au cours de laquelle une cinquantaine de druzes libanais, originaires du Chouf et établis dans la ville de Soueïda, auraient trouvé la mort. Israël en a alors profité pour lancer de nouvelles frappes aériennes, ciblant des chars de l’armée syrienne. Les combats se sont en partie apaisés au lendemain du cessez-le-feu prononcé le 19 juillet par Ahmed al-Charaa, mais les forces gouvernementales syriennes ont été contraintes de se retirer de la région.
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Au cours de la guerre civile libanaise, le régime des Assad avait imposé des relations verticales avec le Liban, répétant que Syriens et Libanais formaient un seul peuple dans deux pays. Depuis la chute de la dictature, les bouleversements qui secouent à nouveau la région et, en particulier, la Syrie ne sont pas sans conséquences pour le Liban.
La tâche de Joseph Aoun et du gouvernement de Nawaf Salam est monumentale : en plus de redresser une économie exsangue et reconstruire les régions dévastées par la dernière guerre entre le Hezbollah et Israël (sans parler des récents bombardements israéliens malgré la trêve), il s’agit pour l’exécutif d’édifier un État indépendant et fort.
Un autre enjeu de taille pour le pouvoir en place est celui des réfugiés syriens, arrivés au Liban dès le mois d’avril 2011 pour dépasser 1 million de personnes en 2014 et compter encore 770 000 personnes enregistrées auprès du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) en décembre 2024. Cela dit, les Nations unies estimaient que le pays abritaient encore 1,5 million de réfugiés syriens en septembre 2024, les données du HCR n’incluant pas ceux qui n’avaient jamais été enregistrés et qui vivaient en grande majorité dans des conditions extrêmement précaires, aggravées par la crise économique depuis 2019. Après la chute du régime d’Assad, Joseph Aoun a très rapidement plaidé pour la levée des sanctions contre la Syrie avant tout pour permettre la stabilisation de son voisin et faciliter le retour des déplacés. Tout cela devrait prendre du temps, dans un contexte où le président syrien semble fragilisé.
Pour autant, Donald Trump a surpris tout le monde en annonçant, le 13 mai 2025, la levée des sanctions contre la Syrie lors du forum d’investissement à Riyad, dans le cadre de sa grande tournée au Moyen-Orient. Ces sanctions, en place depuis 2004 (dans le cadre du Syrian Accountability Act, pour soutien au terrorisme, sa politique d’instabilité en Irak, l’ingérence continue au Liban et le développement d’armes de destruction massive et de programmes de missiles balistiques), avaient été renforcées en 2019 par la première administration Trump, avec le Caesar Syria Civilian Protection Act. Cette levée des sanctions (qui n’affecte en rien celles visant l’ancien régime syrien), formalisée par un décret du 30 juin, appuie les dernières déclarations de Donald Trump au cours de cette même tournée, promettant d’aider le Liban à construire un « avenir meilleur ». Pour autant, ces paroles peuvent-elles être prises au sérieux ? Ce qui est sûr, c’est que la levée des sanctions contre la Syrie devrait avoir des retombées positives pour l’économie du Liban, permettant notamment une relance du commerce entre les deux pays.
Il faut souhaiter que l’arrivée au pouvoir de Joseph Aoun marque le début d’une nouvelle ère pour un Liban à bout de souffle. Cependant, la stabilité du pays ne peut être envisagée sans celle de son voisin syrien. Tout dépend donc de l’environnement régional et de la capacité d’Ahmed al-Charaa à restaurer la souveraineté syrienne sur son territoire et à rassurer les minorités qui y vivent, ce qui est pour le moment loin d’être le cas.
Crédit : EyeEm Mobile GmbH
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