La Chine, l’Ukraine et les dilemmes d’une définition de la souveraineté - Le Rubicon

La Chine, l’Ukraine et les dilemmes d’une définition de la souveraineté

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Mar 12

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Sur le sujet de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine véhicule vers l’Occident un narratif de « neutralité responsable » : ne pas aggraver la crise, ne pas alimenter la machine de guerre russe ou ukrainienne ni participer aux hostilités. Cependant, au-delà des éléments de langage officiels, la Chine témoigne en réalité, par ses actions, d’un penchant pro-russe mal assumé politiquement, mais de plus en plus visible. Aux racines de cette contradiction entre les discours et les actes, la définition chinoise de la souveraineté, et ce qu’elle signifie pour sa conception des relations internationales, mérite d’être interrogée.

Xi Jinping n’a pas manqué d’être présent au sommet des BRICS de Kazan d’octobre 2024, aux côtés de la Russie. À l’inverse, l’absence de la Chine à la conférence de la paix organisée par l’Ukraine en Suisse en juin 2024 n’est pas passée inaperçue. La Chine a-t-elle choisi son camp ? Aucune déclaration officielle chinoise ne l’atteste ; lors de son discours au sommet de Kazan, le président chinois a simplement rappelé les principes qui structurent la position officielle de son pays sur le conflit ukrainien depuis 2022 : « Ne pas élargir le champ de bataille, ne pas contribuer à l’intensification des hostilités, ne pas attiser les flammes et s’efforcer de parvenir à une désescalade rapide de la crise ukrainienne. » La traduction de ces paroles en actes se heurte à la réalité de ce que la Chine a fait depuis 2022.

Neutralité institutionnelle contre parti pris médiatique

Du 4 au 20 février 2022, les Jeux olympiques d’hiver ont lieu à Pékin, en Chine. Vladimir Poutine est présent lors de la cérémonie d’ouverture aux côtés de Xi Jinping et les deux dirigeants publient une longue « déclaration commune sur l’entrée des affaires internationales dans une nouvelle ère » à l’issue de la cérémonie. Pékin et Moscou y affichent des vues convergentes sur la gouvernance planétaire et la nécessité d’un monde « multipolaire ». Au même moment, environ 150 000 militaires russes, appuyés par des colonnes de blindés, sont massés à la frontière ukrainienne.

La Chine a-t-elle été prévenue de l’imminence de l’offensive russe ? Aucune preuve ne l’atteste, mais l’hypothèse n’est pas absurde. C’est en tout cas ce qu’une source du renseignement américain a affirmé au New York Times en mars 2022. À l’inverse, l’absence de réaction chinoise durant les premiers jours de l’invasion laisserait également supposer que la Chine a été mise devant le fait accompli, sans avertissement préalable. Il est enfin possible que Pékin ait accepté, de manière attentiste, le principe d’une guerre courte, donc peu susceptible de bouleverser le commerce international. Il faut dire que Poutine avait lui-même déclaré en 2014 être capable de « prendre Kiev en deux semaines », et que les analystes occidentaux n’étaient guère optimistes, avant février 2022, quant à l’efficacité et la durée de la résistance ukrainienne dans l’hypothèse d’une invasion russe, même si celle-ci était encore jugée improbable à ce moment-là. Or, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a en bien mis un coup d’arrêt délétère au volet terrestre des « routes de la Soie » entre la Chine et l’Europe.

Les premiers communiqués officiels chinois au sujet de la guerre font preuve d’une très grande prudence, la Chine se refusant dans un premier temps à condamner l’invasion et affirmant « comprendre les préoccupations sécuritaires de la Russie ». Le 25 février 2022, le pays s’abstient ainsi lors d’un vote du Conseil de sécurité des Nations Unies dénonçant l’invasion, à l’instar des Émirats arabes unis (EAU) et de l’Inde. Si l’abstention chinoise peut être interprétée à l’aune de l’annonce du « partenariat sans limite » entre la Russie et la Chine quelques semaines avant, celles de l’Inde et des EAU relèvent plus d’une véritable neutralité revendiquée. Le 2 mars 2022, Pékin s’abstient de nouveau à l’occasion d’une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». La Chine tente officiellement de rester neutre.

À l’inverse, dans les médias chinois, le parti pris pro-russe est immédiatement manifeste. Ainsi, dans la quasi-totalité des articles du média anglophone chinois Global Times précédant l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, les manœuvres et les intentions russes ne sont jamais questionnées, la tonalité est clairement et exclusivement anti-américaine. Par exemple, le 13 février 2022 : « US Needs Ukraine Crisis to Harm European Economy, and Legitimize its Military Presence », toujours le 13 février 2022 : « Instigating Ukraine Crisis Serves US Interests, Offers Lesson for Taiwan Island », le 16 février 2022 : « GT Voice: US’ Warmongering in Ukraine is Only for Wartime Profiteering », le 22 février 2022 : « US Takes Europe “Hostage” in Ukraine Crisis », le 24 février 2022 : « Biz Quick Take: Why China Firmly Opposes Economic Sanctions Against Russia ».

Plus significatifs encore, les articles qui suivent le déclenchement reprennent la totalité du narratif russe sur les origines de la guerre. Ainsi, le 25 février 2022 : « Russia to Create a Turning Point since Disintegration of USSR », et toujours le 25 février 2022 :« US’ Real Strategic Color of Selfishness, Hypocrisy Revealed in Ukraine Crisis: Global Times Editorial ». Les arguments sont peu ou prou toujours les mêmes : les États-Unis et l’« Ouest collectif » soufflent sur les braises en armant l’Ukraine ; l’extension de l’OTAN est la « faute originelle » ; la Russie a des intérêts légitimes dans le Donbass (sa souveraineté serait liée à la présence de citoyens ou d’intérêts historiques forts). À ces considérations conjoncturelles liées à l’invasion de l’Ukraine s’ajoute l’anti-américanisme commun sur ces médias chinois, notamment en raison des sanctions américaines contre la Chine, certaines remontant à la première administration Trump. Dans les médias chinois, l’ambiguïté du soutien chinois à la Russie n’est de fait absolument pas de mise. Considérant le contrôle étroit qu’exerce le Parti communiste chinois (PCC) sur les médias d’État, y compris anglophones, cette liberté de ton et ce parti pris éditorial disent beaucoup de la réalité de la position chinoise dès les premiers jours de la guerre.

Donner des gages, malgré tout, en prévision d’une guerre longue ?

Début 2023, alors que la Russie a été chassée depuis plusieurs mois du Nord de l’Ukraine et de la rive droite du Dniepr, l’idée d’une guerre potentiellement longue commence à émerger dans toutes les chancelleries. Le « refus d’obstacle » de la Chine sur le dossier ukrainien semble de moins en moins tenable. Le 23 février 2023, la Chine s’abstient sur une résolution de l’Organisation des Nations Unies (ONU) exigeant un retrait « immédiat » des troupes russes ayant envahi l’Ukraine, mais le lendemain, jour du premier anniversaire de l’invasion, la Chine dévoile sa « position sur le règlement politique de la crise ukrainienne » en douze points.

Le premier d’entre eux est probablement le plus intéressant : « Respecter la souveraineté de tous les pays. Le droit international universellement reconnu, y compris les buts et principes de la Charte des Nations Unies, doit être strictement observé. La souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays doivent être effectivement garanties. Les pays, qu’ils soient grands ou petits, puissants ou faibles, riches ou pauvres, sont membres égaux de la communauté internationale. Les différentes parties doivent préserver ensemble les normes fondamentales régissant les relations internationales et défendre l’équité et la justice internationales. Il faut promouvoir une application égale et uniforme du droit international et rejeter le deux poids deux mesures. » Si la Chine se garde bien d’employer le mot « guerre », l’Ukraine accueille tout de même favorablement les propos sur le « respect de la souveraineté », alors que la Russie lui oppose une fin de non-recevoir polie. Peu de temps après cette prise de position encourageante, du point de vue occidental, le 26 avril 2023, la Chine vote aux Nations Unies en faveur de la résolution A/77/L.65, reconnaissant explicitement l’agression russe contre l’Ukraine.

Au-delà du symbolisme relatif des résolutions de l’ONU, la Chine a tenté de donner durant cette période quelques gages concrets de sa « neutralité ». Ainsi, en septembre 2022, la firme chinoise Weichai annonce interrompre la fourniture de moteurs pour la firme russe Kamaz. En juillet 2023, la Chine décide de limiter ses exportations de drones civils à destination de l’Ukraine et de la Russie. De façon plus conséquente, en 2024, alors que Gazprom connaît depuis un an des difficultés financières importantes, et en dépit de l’insistance de Moscou, la Chine refuse toujours d’avancer sur le projet Power of Siberia 2, gelé dans les faits depuis 2015. Dans le cadre de sa politique de diversification des sources d’approvisionnement énergétique, la Chine ne compte pas se créer une dépendance à l’égard de la Russie, dont le gaz est lourdement subventionné.

Enfin, sur un plan plus strictement politique et militaire, la Chine a affirmé à plusieurs reprises son opposition formelle à l’usage de l’arme nucléaire en Ukraine, et il semble que l’argument porte à Moscou. Il est probable que la Chine veuille surtout éviter les conséquences, en matière de prolifération, de l’usage d’une arme nucléaire sur un pays non-détenteur. La possibilité de l’usage d’une arme nucléaire contre une puissance non-nucléaire pourrait convaincre certains pays au seuil nucléaire (Taïwan vient immédiatement à l’esprit des Chinois) de franchir le pas, à fins de dissuasion ultime.

La Chine craint également de se retrouver prise dans les sanctions occidentales en général et américaines en particulier. C’est la raison pour laquelle, entre décembre 2023 et juillet 2024, sur pression du département d’État américain, les banques chinoises ont limité leurs opérations financières en Russie et avec les entreprises russes. Depuis 2023, la Chine semble donc être rentrée dans le rang des nations responsables, avec la volonté affichée de participer à résoudre la crise, sans froisser ouvertement les pays occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis. Le message serait devenu le suivant : soutenir la Russie, oui, mais pas à n’importe quel prix, alors que la Chine connaît aussi des difficultés économiques. Pourtant, en coulisses, les choses sont plus complexes.

Un soutien discret, mais bien réel de la Chine à la Russie

Ce qui était visible dans les médias chinois dès 2022 a trouvé une traduction concrète en 2023 au moins : la Chine soutient bien matériellement la Russie dans son invasion de l’Ukraine. Courant 2023, l’Ukraine commence par identifier un nombre croissant de composants chinois parmi les débris de missiles russes qu’elle analyse après impacts. La Chine fournit également en masse des engins de chantier qui ont permis à la Russie de fortifier en un temps record la fameuse « ligne Surovokine » sur laquelle la vague de la contre-offensive ukrainienne s’est brisée entre juin et octobre 2023. En juillet 2023, une enquête du Washington Post révèle que les interdictions d’exportations chinoises vers la Russie (les drones en particulier) ont été contournées grâce à plusieurs États d’Asie centrale. Fin 2023 sont publiées les premières photos d’engins militaires chinois utilisées par les Russes sur le front, véhicules qui ont la particularité d’avoir été achetés à la Chine après février 2022. Plus préoccupant, en avril 2024, le travail combiné de Reuters et du think-tank Royal United Services Institute (RUSI) permet d’affirmer que la Chine participe à l’approvisionnement de la Russie en munitions nord-coréennes, en violation de plusieurs résolutions de l’ONU. En septembre 2024, on découvre que la Chine hébergerait une usine de fabrication de drones à usages militaires sur son sol, l’affaire se précisant en novembre 2024. Entre-temps, les premiers soldats nord-coréens ont été déployés en Russie, et bien que la Chine ait nié être au courant de cette affaire, il est difficile d’imaginer que la Corée du Nord ait agi sans le consentement, au moins implicite, de son « parrain ».

Les choses prennent encore une autre tournure fin 2024. Le 18 novembre, un navire chinois, le Yi Peng 3, est très fortement suspecté d’être à l’origine du sabotage de deux câbles de communication sous-marins dans la Baltique, en raison de ses manœuvres suspectes à proximité du site. Un peu plus d’un an auparavant, un autre navire chinois, le Newnew Polar Bear, avait été mis en cause dans la rupture du gazoduc Balticconnector, toujours en mer Baltique. Si, dans le premier cas, on a laissé le bateau regagner sa base « au bénéfice du doute », la survenue d’un second événement identique dans la même zone, selon le même procédé et sur une vulnérabilité identifiée de l’Europe envoie un très mauvais signal aux Européens. Ces derniers s’interrogent : la Chine est-elle désormais ouvertement complice des actes de guerre hybride commis par la Russie à l’encontre de l’Europe ? Les justifications de la Chine sur cet acte se font encore attendre, sachant que, dans le cas du Newnew Polar Bear en 2023, la Chine avait collaboré de façon très limitée. Il convient de noter aussi à ce sujet que la Chine est manifestement coutumière du fait autour de Taïwan.

Pourquoi ce soutien volontairement « sous le radar » ?

Les actions de la Chine semblent accréditer la thèse selon laquelle elle soutient la Russie suffisamment pour que cette dernière ne s’effondre pas, mais sans toutefois prendre le risque de rétorsions économiques occidentales. En effet, l’hypothèse d’un échec en Ukraine ouvre la voie à celle d’un éventuel changement de régime en Russie. Pour la Chine, ce scénario est celui qui suppose le plus grand nombre d’aléas, avec le risque réel de perdre un allié stratégique à sa frontière. La Chine ne souhaite évidemment pas compromettre non plus son statut revendiqué – mais encore non démontré – de superpuissance « arbitre des relations internationales ». Toutefois, ce constat ne répond pas aux questions sous-jacentes : pourquoi ce double langage ? Quel serait l’objectif ou l’intérêt pour la Chine de maintenir l’ambiguïté et certains faux-semblants ? Il s’agit d’hypothèses, mais l’invasion russe de l’Ukraine peut présenter nombre d’occasions favorables pour la Chine.

L’invasion russe de l’Ukraine sert tout d’abord le narratif chinois de la « multipolarité », entendu comme le partage de la scène mondiale entre superpuissances considérées comme égales, à savoir surtout la Chine et les États-Unis, l’Europe et la Russie jouant en « seconde division ». La Chine s’est à ce titre fortement investie dans toutes les instances internationales lui permettant d’affirmer son rôle et son rang sur la scène mondiale. Alors que les États-Unis se sont longtemps posés en « puissance globale », se réservant le droit d’intervenir partout grâce aux centaines de bases dont ils disposent autour du monde, la Chine entend faire valoir avant tout un statut de « superpuissance régionale » dans la zone Asie-Pacifique, et de façon exclusive dans sa « sphère d’influence », considérée comme zone réservée, ce que les États-Unis sont vraisemblablement peu enclins à accepter. Or, pragmatiquement parlant, la position chinoise pourrait s’apparenter de façon assez légitime à une doctrine Monroe élargie à la Chine dans la zone Indo-Pacifique. La position globale des États-Unis est, à l’inverse, considérée comme dégradée depuis 2021, ceux-ci ayant d’ailleurs échoué à dissuader la Russie d’envahir l’Ukraine, dans un contexte politique très défavorable pour le leadership américain, peu de temps notamment après le piteux retrait d’Afghanistan.

Cette invasion permet aussi à la Chine de tester la résolution occidentale dans l’éventualité d’une action similaire vers Taïwan, même s’il ne faut pas avoir d’idées préconçues au sujet de l’engagement américain, surtout depuis la réélection de Donald Trump. La Chine anticipe probablement de façon approfondie la probabilité de sanctions économiques occidentales à son encontre. Ce sujet est certainement pris très au sérieux à Pékin : vu la très grande imbrication des économies occidentales et chinoise, cette dernière, massivement exportatrice, est donc vulnérable aux sanctions. Cependant, sur un volet plus strictement militaire, l’offensive russe disperse les efforts militaires américains vers l’Europe et concentre les efforts militaires européens sur le Vieux Continent. Compte tenu du format réduit de la plupart des armées européennes, le maintien d’une « menace russe » à l’est rend improbables des velléités expéditionnaires européennes en soutien des États-Unis en réponse à une éventuelle offensive de la Chine vers Taïwan.

Toutes ces hypothèses illustrent le pragmatisme du soutien chinois, sa Realpoltik passée au tamis de l’incertitude stratégique sur l’issue de ce conflit. Si cette approche du conflit en Ukraine permet à la Chine d’envisager des scénarios favorables à ses intérêts, quelle qu’en soit l’issue, elle présente l’inconvénient de diminuer le « capital confiance » dont jouit la Chine en matière de relations internationales, en particulier parce que la Chine semble avoir une notion de la souveraineté à géométrie variable. En effet, si la Chine maintient encore une ambiguïté, c’est probablement sur le périmètre exact de ce qu’elle entend par « souveraineté ».

Quelle conception chinoise de la souveraineté ?

Au début des années 2000, dans la foulée des événements géopolitiques liés au Kosovo, la question de la souveraineté pour la Chine est en apparence assez limpide : la souveraineté est le droit absolu des États de gouverner au sein de leur territoire. Cette définition assez commune de la souveraineté repose sur l’indépendance politique, le respect de l’intégrité territoriale et la non-ingérence de pays tiers dans les affaires intérieures, principes datant des années 1950 et connus sous le nom des « Cinq principes de la coexistence pacifique ». Les subtilités de cette position sont apparues plus tard, lors de la période « d’émergence économique et politique » de la Chine, au tournant des années 2005-2010, parallèlement à la forte remise en cause internationale du leadership américain suite à l’invasion de l’Irak en 2003. La souveraineté chinoise est désormais entendue comme un droit de regard sur les territoires et les zones revendiquées comme « appartenant » à la Chine : Taïwan évidemment, mais aussi plusieurs récifs de mer de Chine du Sud que Pékin a depuis transformés en places fortifiées.

Appliquée à l’Ukraine, la question précise de la souveraineté semble plus complexe, et a d’ailleurs donné lieu à une certaine cacophonie parmi les officiels chinois par le passé. Ce fut le cas en avril 2023 : lors d’une interview donnée sur la chaine LCI, l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye, indique que l’Ukraine, à l’instar d’autres États ex-soviétiques, ne dispose pas de tous les attributs de la souveraineté et n’est donc pas un État indépendant au regard du droit international. Il a en particulier nié à l’Ukraine le droit de revendiquer la Crimée comme faisant partie de son territoire. Cette sortie, qui a scandalisé notamment les chancelleries européennes, lui a valu une mise au point du ministère des Affaires étrangères chinois, qui a rapidement pris le contre-pied de ces déclarations : l’Ukraine est bien un État souverain, dont l’intégrité territoriale doit donc être respectée.

On notera cependant que, sur un plan strictement formel, le rappel de ce dernier principe associé à l’Ukraine n’est jamais explicite dans les textes officiels, comme si les deux sujets devaient malgré tout garder une certaine distance discursive. Ce fut le cas notamment dans le plan de paix chinois de février 2023. Pour cavalière qu’elle soit, la sortie de Lu Shaye n’est pas anodine : la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine sont des sujets qui embarrassent manifestement et il est probable que cette conception du sujet soit partagée par certains à Pékin.

Que faut-il en déduire ? À l’image de la Russie, la Chine pratiquerait-elle un double langage permanent, avec donc une différence nette entre ce que la Chine dit et ce que la Chine fait, en fonction des circonstances ? Les choses sont probablement plus subtiles. Cela reste une hypothèse, mais il est possible que la Chine lie officieusement la notion de souveraineté à la capacité d’un État d’exercer concrètement sa souveraineté sur un territoire donné. Dans le cas particulier de l’Ukraine, cela reviendrait à considérer qu’un État n’est pas souverain sur les territoires qu’il n’a pas les capacités de défendre. Le corollaire de cette hypothèse, nettement plus problématique pour la conception occidentale de l’ordre international, serait qu’un État peut devenir souverain sur les territoires qu’il peut envahir et défendre. Cette hypothèse permettrait de retrouver une cohérence dans les déclarations officielles chinoises, qui reconnaîtraient donc implicitement à la fois la souveraineté ukrainienne sur les territoires qu’elle conserve et défend, mais aussi la souveraineté russe sur les territoires occupés, de la Crimée au Donbass. Elle est aussi cohérente avec une posture de la Chine préférant un ordre international fondé sur des règles communes ou rules-based international order (règles qui seraient précisément en train de changer du fait de la Russie), plutôt qu’un ordre international fondé sur le droit, ou law-based international order, le droit international étant perçu en Chine comme une construction intellectuelle d’origine occidentale.

Il est bien plus aisé pour la Chine de s’affranchir de certaines règles (comme d’enterrer la promesse « un pays, deux systèmes » faite lors de la rétrocession de Hong-Kong) que de s’affranchir du droit. C’est aussi l’interprétation qui peut être faite des actions de Pékin en mer de Chine du Sud : le pays revendique illégalement la souveraineté de territoires et de zones qu’aucun voisin ne peut réellement lui contester. La force et le fait accompli semblent bien primer le droit dans la conception que se fait la Chine de sa souveraineté sur les territoires en question. Pour Pékin, qui a, a minima, des ambitions de puissance régionale (à l’image de ce qu’ont pu faire les États-Unis il y a 20 ans), la force ou la puissance fonderait le droit. C’est d’autant plus le cas dans un contexte de paralysie des organisations supranationales et de désengagement isolationniste des États-Unis sous Donald Trump.

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Il est très probable que la Chine analyse ses possibilités d’action contre Taïwan à la lumière de ce qui se passe en Ukraine, même si les deux sujets sont très différents, en particulier pour les États-Unis. De ces derniers, et donc de l’administration Trump, dépendra une partie des intentions de Pékin : si les différentes administrations américaines ont plutôt fait cause commune autour de la menace chinoise, les premières semaines de l’administration Trump semblent pour l’instant plutôt épargner la Chine. Si le sujet des sanctions économiques est clairement un frein aux velléités d’action chinoises, le relatif laisser-faire occidental en Ukraine, conjugué au dévoilement d’une faiblesse militaire collective et aux tentations isolationnistes américaines, pourrait conduire la Chine, aux prises avec des difficultés internes, à tenter l’aventure militaire à brève échéance. D’ailleurs, le pays est en train de se doter de moyens militaires spécifiques à cette fin. Son attitude face au conflit, entre valse-hésitation sur la souveraineté réelle de l’Ukraine et soutien à Moscou, constitue en tout cas un bien mauvais signal.

Crédits photo : Александр Семенов

Auteurs en code morse

Pierre-Marie Meunier

Pierre-Marie Meunier est ancien officier du renseignement militaire, et actuellement directeur des opérations d’un cabinet de conseil en communication. Il est diplômé d’un double master en information/communication et relations internationales.

Comment citer cette publication

Pierre-Marie Meunier, « La Chine, l’Ukraine et les dilemmes d’une définition de la souveraineté », Le Rubicon, 12 mars 2025 [https://lerubicon.org/la-chine-lukraine-et-les-dilemmes-dune-definition-de-la-souverainete/].